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Tempête dans le Kanal

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Le 5 mai dernier, le musée d’art moderne et contemporain « Kanal-Pompidou » ouvrait ses portes dans les anciennes usines Citroën de Bruxelles. C’est l’histoire d’un musée auquel plus personne ne croyait, d’un Kanal dans lequel baignent rancœurs personnelles et combats politiques. Un musée conçu à la hussarde.

Georges Pompidou ». Le nom de l’ancien président français est écrit en grandes lettres de laiton posées sur un mur blanc. Ces lettres dorées semblent fondre, un peu comme les montres molles de Dali. L’œuvre est de Raymond Hains, artiste plasticien français. Elle est exposée à Bruxelles, non loin du centre-ville, dans le déjà célèbre musée d’art moderne et contemporain « Kanal-Pompidou ».

Elle fait partie de la sélection de Bernard Blistène, directeur du musée Pompidou, qui a monté cette exposition inaugurale, intitulée « Kanal brut », à partir de l’immense stock de 100 000 pièces d’art de son musée… à Paris. Seules dix œuvres, commandées à des artistes bruxellois représentent le dynamisme de la scène locale.

« Kanal brut » est un peu conçu comme un show-room automobile : le musée parisien montre au public de quoi il est capable afin d’attirer le chaland. L’exercice doit durer un an avant que l’ancienne usine Citroën, qui accueille le musée, n’entame sa métamorphose. Le véritable musée devrait ouvrir ses portes en 2023.

En un mois, 60 000 personnes ont visité ce lieu emblématique de Bruxelles, qui prétend réussir le pari d’enfin créer le premier musée public d’art moderne et contemporain de stature internationale dans la capitale belge.

Les visiteurs ont pu admirer des œuvres de grands noms de l’art du XXe siècle : Calder, César, Tinguely, Broodthaers. Entre ces têtes d’affiche, le « Georges-Pompidou » de Raymond Hains attire moins l’attention. Ses lettres molles évoquent pourtant, bien malgré elles, le rapport ambigu, et en partie hostile, entre l’écosystème culturel belge et le mastodonte français. Car derrière le clinquant de façade du nom « Pompidou » se cache une autre réalité, moins dorée, que résume Dirk Snauwaert, le directeur artistique du Wiels, centre d’art contemporain basé à Forest : « Le pouvoir politique bruxellois embauche un impresario étranger, qui propose des expos “clé sur porte” en ignorant les acteurs locaux, qui sont pourtant très nombreux, comme si on était à Dubaï. Ils vont plomber tous les budgets. C’est un véritable “coup” auquel on assiste ! »

Un accueil très méfiant

Au centre de Bruxelles, Carine Fol dirige la « Centrale for contemporary art ». Elle partage en partie l’agacement de son collègue du Wiels : « Sur le principe, c’est positif d’avoir une initiative ouverte à l’international, qui attire d’autres publics. Mais c’est avant tout un projet politique. Pourquoi ne faire appel qu’à l’expertise du Centre Pompidou ? Le plus frustrant, c’est que l’on investisse autant d’argent alors que les petites initiatives locales – qui font la richesse de Bruxelles – sont parfois en danger. »

Les montants investis par la Région bruxelloise pour la création du musée Kanal sont importants. L’usine Citroën a été rachetée par la Région, via sa régie foncière, la Société d’aménagement urbain, pour 20,5 millions d’euros. Quant au budget des travaux, il s’élève à 150 millions d’euros (3 % du budget régional). Ils s’étaleront (en théorie) sur cinq ans, de 2019 à 2023. La Région bruxelloise en assumera le coût : 30 millions chaque année qui seront intégrés dans le budget.

C’est surtout la convention entre le Centre d’art Georges-Pompidou, basé à Paris, et la Région qui fait grincer des dents. Celle-ci s’élève à 10 millions d’euros répartis sur dix ans. Une somme qui couvrira le travail de curation des œuvres et qui permettra au musée Pompidou d’étoffer son personnel parisien… sur fonds bruxellois.

Pour Chris Dercon, historien de l’art et commissaire d’exposition belge très réputé en Europe (il a dirigé la Tate Modern à Londres), cet argent n’est pas forcément mal utilisé : « J’ai été enthousiasmé par les gestes (les choix artistiques, NDLR) et les mots convaincants de Bernard Blistène. » Ce résultat final ne doit pas occulter, selon lui, les enjeux fondamentaux d’une politique culturelle : « Faire venir un ‘‘corps étranger” et dépenser pour faire vite et bien, ne serait-ce pas un alibi pour éviter d’investir dans les institutions existantes ? Ce qui demanderait un travail de longue haleine. »

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Troisième sous-sol des Musées royaux des beaux-arts. Entrée du musée Fin de siècle.
Colin Delfosse. CC BY-NC-ND

Un musée d’art perdu

Plus personne ne croyait que Bruxelles aurait « son » musée d’art moderne et contemporain. L’idée revient sans cesse, puis elle s’évapore ou se perd dans le dédale des compétences administratives, les batailles d’ego blessés et les arcanes de la politique belge. Et puis, comme le rappelle Dirk Snauwaert, « la Belgique a déjà un musée d’art moderne et contemporain. Toute une collection qui est en réserve, c’est un véritable scandale de fatalisme et d’automutilation ». Car la création du musée Kanal est avant tout l’histoire d’un échec : celui de la collection nationale qui gît dans une cave, à l’abri des regards, depuis 2011. Elle contient pourtant certaines toiles de maîtres du XXe siècle : Alechinsky, Bacon ou Dali, par exemple.

Tout a commencé en 1984, lorsque la Belgique se dote d’un musée d’art moderne et contemporain, en sous-sol, au mont des Arts. Imaginé par l’architecte Roger Bastin, ce musée était réclamé depuis les années 60 par des artistes comme Marcel Broodthaers. Au fil des années, le lieu n’attire plus les foules. « Il n’est pas facile de faire vivre un musée sans façade », constate Michel Draguet, directeur des Musées royaux des beaux-arts depuis 2005. Ce dernier décide, en 2011, de baisser le rideau. Raison officielle : l’état vétuste du bâtiment. Celui-ci ne « répondait plus aux normes d’hygrométrie, de sécurité et d’électricité ». Sauf qu’aujourd’hui, en 2018, les œuvres d’art moderne et contemporain sont toujours en réserve.

L’espace qu’occupait cette collection est consacré au musée « Fin de siècle » (musée fin XIXe). Un musée rempli d’œuvres d’art – souvent décoratif – qui appartenaient pour l’essentiel à la famille de collectionneurs « Gillion-Crowet », dont le spécialiste incontesté n’est autre que Michel Draguet, ami de la famille.

La N-VA montre les crocs

En 2006, la collection Gillion-Crowet a fait l’objet d’une « dation », un mécanisme permettant à des particuliers de s’acquitter de leurs droits de succession contre le don d’œuvres d’art. La famille Gillion-Crowet acceptait de confier ses œuvres à la Région, compétente dans le domaine des droits de succession, à condition qu’elles soient exposées dans les bâtiments des Musées royaux des beaux-arts (pourtant sous tutelle du fédéral), sous la direction de Michel Draguet. Elle s’engageait même à financer une partie des travaux permettant d’exposer convenablement ses œuvres. Le musée Fin de siècle s’installe ainsi au mont des Arts et, depuis, la collection d’art moderne et contemporain attend un hypothétique « redéploiement ».

« On dirait que Michel Draguet voulait surfer sur le succès du musée Magritte, créé en 2009, explique Denis Laoureux, vice-président de la Fondation Kanal et professeur d’histoire de l’art à l’ULB. Vraisemblablement, il décide de placer la collection en réserve en pensant qu’il obtiendra du fédéral un financement pour un nouveau musée d’art moderne et contemporain. Cela ressemble à un coup de poker. » Le bluff, au poker, est une science complexe. Et Michel Draguet perd. Son idée était de pousser le fédéral à réinvestir dans ses musées et à redéployer les collections en différents lieux. Région, Ville et fédéral discutent. Longtemps. Très longtemps. Le financement n’arrive pas et les projets de redéploiement s’enlisent.

Le 28 février 2014, une solution émerge grâce à l’entente entre un secrétaire d’État à la politique scientifique socialiste (en charge des musées fédéraux), Philippe Courard, et une échevine bruxelloise à la culture, elle aussi socialiste, Karine Lalieux. C’est décidé : la fameuse collection d’art moderne et contemporain sera abritée dans les anciens magasins Vanderborght, en plein cœur du Bruxelles historique, en attendant un futur transfert dans un nouveau lieu à définir. On pense déjà à l’usine Citroën.

Le 25 mai 2014, patatras, ce plan tombe à l’eau. Les Belges ont voté. Les nationalistes flamands de la N-VA intègrent le gouvernement fédéral. Elke Sleurs devient la nouvelle secrétaire d’État à la politique scientifique. Elle va vite montrer les crocs. Les collections fédérales n’ont pas intérêt à intégrer un quelconque bâtiment de la Ville ou de la Région bruxelloise. Elle bloque très vite le projet de transfert de la collection vers le bâtiment Vanderborght. La collection reste sans musée. « C’est parce qu’il y avait un vide et une forte demande de la société civile que le projet Kanal a été imaginé », pense Denis Laoureux.

Course en solitaire

Si la Région bruxelloise se lance dès 2013 – sous l’impulsion de Rudi Vervoort, le ministre-président – dans l’élaboration du projet Kanal-Pompidou, c’est que la sixième réforme de l’État le permet. Elle crée une nouvelle compétence pour la Région qui peut désormais subsidier des initiatives culturelles à condition que celles-ci soient « d’intérêt régional ». Pour créer ce musée, il a fallu « passer dans les interstices politiques, c’est vrai. Mais cette nouvelle compétence a permis à la Région de prendre son destin en main », déclare Yves Goldstein, chargé par le gouvernement régional de piloter la mission « Kanal ».

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Colin Delfosse. CC BY-NC-ND

Yves Goldstein est un jeune loup ambitieux du Parti socialiste, protégé de Laurette Onkelinx et ancien chef de cabinet de Rudi Vervoort. Il est promis à un beau destin politique et désire réussir cette mission coûte que coûte, quitte à susciter des inimitiés. Yves Goldstein va donc aller vite. Dès 2014, il rencontre Bernard Blistène, directeur du musée Pompidou. Michel Draguet, qui connaît bien les deux hommes, fait la jointure. « Malgré l’échec du Vanderborght, j’espérais encore trouver une solution pour la collection, peut-être dans le cadre d’un partenariat plus large », explique Goldstein. Il tombe sous le charme de Bernard Blistène et poursuit les discussions avec ce dernier… sans Michel Draguet, qui en gardera une certaine rancœur.

Le choix du musée Pompidou se dessine dans la discrétion des discussions d’alcôve. Pour Yves Goldstein, le choix est évident : « Il nous fallait quelque chose de rapide, efficace, avec un rayonnement international. À cause du blocage avec le fédéral, nous ne pouvions présenter les collections des Musées royaux des beaux-arts. Le musée Pompidou possède la deuxième plus grande collection d’art moderne et contemporain du monde. Une collection multidisciplinaire. Et c’est justement ce que nous cherchions. »

Pour poser les fondations du projet de musée Kanal, Yves Goldstein fonce et emploie la technique bulldozer. Plutôt que de tenter une aventure collective faite de tables rondes et de négociations potentiellement interminables, il choisit d’aller au plus simple : payer un opérateur parisien qui fera vite et importera son savoir-faire.

Exit donc les acteurs locaux. Un comité d’orientation scientifique, composé d’opérateurs culturels du cru, souvent divisés, a été mis sur pied tardivement, mais celui-ci n’a eu aucun poids décisionnel.

Alda Greoli (CDH), la ministre de la Culture de la Fédération Wallonie-Bruxelles, n’a pas été consultée, malgré l’existence d’un fonds d’art contemporain estampillé « Communauté française » (un fonds certes peu prestigieux). « La Région de Bruxelles-Capitale n’a semble-t-il pas la volonté de collaborer avec le gouvernement fédéral ou avec les Communautés », regrettait la ministre le 17 mai dernier. Au niveau fédéral, Elke Sleurs a été remplacée par Zuhal Demir (N-VA) au secrétariat d’État en charge de la Politique scientifique. Cette dernière a évoqué l’idée de « prêter des œuvres à Kanal ». Mais ce dialogue n’a pas été entamé, malgré une visite du musée par l’équipe de la secrétaire d’État.

Yves Goldstein assume cette forme d’ultravolontarisme solitaire : « Il fallait non seulement agir, mais aussi réussir. Rudi Vervoort a voulu montrer qu’à Bruxelles, on pouvait faire des choses dans des délais normaux. On sait qu’ici, des projets de cette ampleur n’aboutissent presque jamais. »

Des associations de jeunesse, des organisations de développement urbain, des acteurs culturels se plaignent d’avoir été écartés de l’élaboration du projet. Un artiste en vue à Paris comme à Bruxelles, préférant rester anonyme, attire notre attention : « C’est tout de même étonnant que le plus grand centre d’art moderne belge ait été créé sans projet écrit préalable. »

Un musée trop politique ?

Pas de projet artistique écrit, pas de directeur artistique local, mais des intentions, au moins au sujet des publics cibles. Le musée est situé sur le canal, dans « le croissant pauvre de Bruxelles », comme le rappelle Yves Goldstein. Ce musée, dit-il, doit être un « lieu de développement et de rayonnement. Mais aussi un lieu où on désacralise l’institution muséale, qui ne s’adresse pas qu’aux habitués de l’art contemporain ».

La manière cavalière d’agir d’Yves Goldstein crée bien sûr des déceptions. Michel Draguet s’étonne  : « On ne sait pas si c’est un projet touristique, socioculturel ou culturel. Par contre, on note une omniprésence de membres de cabinets ministériels dans l’équipe ».

Sur une équipe de 13 salariés, le musée Kanal compte en effet trois anciens chefs de cabinet. Yves Goldstein est chargé de mission par le gouvernement. Il est payé par la société d’aménagement urbain. Jean-François Leconte, ancien chef de cabinet de Didier Gosuin (Défi), est secrétaire général de la Fondation Kanal. Baptiste Delhauteur, quant à lui, est responsable financier et administratif, après avoir été chef de cabinet adjoint de Rudi Vervoort.

Des politiques, plutôt proches les uns des autres, dirigent un musée sans directeur artistique… Malgré les apparences, Jean-François Leconte se défend bec et ongles : « Nous sommes tous passés par une procédure de recrutement. Il se trouve que connaître la Région bruxelloise, savoir gérer un budget sont des qualités plutôt utiles pour ce genre de position. » La procédure de recrutement a été conduite par le conseil d’administration de la Fondation Kanal, dont les membres interviennent bénévolement et viennent majoritairement du mon­de culturel et universitaire (Paul Dujardin, directeur de Bozar, ou Stéphanie Pécourt, des Halles Saint-Géry, en font partie).

Afin d’éviter d’éveiller les soupçons, la Fondation a été accompagnée par une société spécialisée en ressources humaines nommée PaHRtners. Cette entreprise préfère ne pas être mêlée publiquement à ce recrutement. « Notre travail est confidentiel et nous n’avons joué qu’un tout petit rôle dans tout ça, nous dit-on anonymement. On ne sait même pas qui a été choisi concrètement. »

Un avenir incertain

Les expositions de l’année de préfiguration sont uniquement l’apanage du Centre Pompidou. Même la programmation « arts vivants » de Kanal, plutôt ancrée dans le paysage local, est issue d’une sélection effectuée par le centre d’art parisien.

Les choses pourraient s’ouvrir ces prochaines années, en matière de partenariat et de conception, même si le projet pour la suite reste flou et que les marges de manœuvre financières de l’équipe dirigeante du musée seront forcément limitées (à partir de 2023, la collaboration avec le Centre Pompidou coûtera 2 millions par an). On sait par exemple que le musée Kanal-Pompidou va constituer son propre fonds par une politique de commandes à hauteur de 250 000 euros par an pendant 10 ans, ce qui permettrait d’acheter une dizaine d’œuvres. Bernard Blistène comme Yves Goldstein parlent aujourd’hui de « coconstruction ». Ils mettent en avant les partenariats qui ont déjà vu le jour avec le Kunstenfestivaldesarts, le Kaaitheater ou, bientôt, La Monnaie. Pour Hervé Charles, membre du CA, qui dirige l’atelier photographique de La Cambre, ce conseil d’administration « aurait dû se mettre en place plus tôt (la fondation Kanal n’a été officiellement créée qu’en octobre 2017, NDLR). Une série de décisions stratégiques ont été prises en amont de la création de cette instance. Mais, aujourd’hui, le musée Kanal a le mérite d’exister. La qualité des œuvres présentes est indéniable ».

« Pour réussir un tel projet d’envergure, il fallait d’abord le lancer et ensuite créer les conditions du consensus, ajoute Jean-François Leconte. La convention avec Pompidou n’interdit pas d’autres collaborations, au contraire. » Son message est assez clair : on fait d’abord, on parle après.

À Bruxelles, les opérateurs culturels sont divisés. Certains mettent de l’eau dans leur vin face au succès public d’un projet qui compte aussi ses laudateurs. Claire Leblanc, directrice du Musée d’Ixelles et présidente du Conseil des musées, trouve l’exposition actuelle « exaltante ». « Certes la Région a foncé toute seule, ajoute-t-elle. Mais il est si difficile à Bruxelles de trouver l’harmonie entre les acteurs pour une ambition commune. Tout cela nous oblige à nous redéfinir. » Car à partir d’aujourd’hui il sera difficile de faire sans Kanal, donc autant faire avec.

Yves Goldstein reconnaît que le travail « de synergie et de collaboration » qui reste à faire est « immense ». « Mais nous ne som­mes qu’au début de l’histoire », conclut-il. Et l’histoire ne dit pas si ces paroles ne sont que des vœux pieux à l’approche des élections ou si Kanal saura devenir plus qu’une succursale du musée Pompidou.

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