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Parti pris

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Ronan Deriez. CC BY-NC-ND.

« Je te file 500 euros, tu vires discrètement sur un compte »,
et ainsi on cache qui finance le parti. L’usine Duferco de La Louvière s’est offert une formation politique pour défendre ses intérêts. La justice enquête, l’affaire pèsera encore sur les élections d’octobre.

Le groupe sidérurgique italien Duferco s’est-il assuré les faveurs d’un parti politique ? Les langues se délient aujourd’hui chez certains membres fondateurs de l’Union démocratique socialiste du Centre (UDSC), petite formation de gauche radicale à La Louvière. La police judiciaire a commencé à recueillir leurs témoignages. Voilà qui promet d’animer la campagne menant aux élections communales d’octobre 2018. C’est que l’UDSC, venue de nulle part et avalée entre­-­temps par le Parti socialiste (PS), a bousculé l’échiquier politique, il y a un peu plus de dix ans, et durablement orienté la gestion publique : brutal remplacement d’un bourgmestre socialiste par un autre (le conciliant Jacques Gobert écarte le puriste Willy Taminiaux) et changement d’alliance (le PS remplace le cdH par le MR). Objectif inavoué des nouveaux alliés ? Défendre encore mieux la cause de Duferco et ses mirifiques promesses d’emplois.

Tout se serait joué au sein de l’usine de Duferco La Louvière quelques semaines avant le scrutin communal du 8 octobre 2006. « J’y ai perdu ma confiance en la démocratie », souffle le bourgmestre de l’époque, l’ancien ministre socialiste Willy Taminiaux, qui n’est jamais parvenu à prouver le financement illicite de l’UDSC. Le jour des élections, le nouveau parti créé dans les milieux syndicaux a obtenu suffisamment de voix (2 504) pour forcer ledit Taminiaux à plier bagage et pour faciliter une alliance des extrêmes : le PS et son rival déclaré, l’UDSC, ont embarqué à leurs côtés les libéraux très favorables aux subsides publics octroyés à la pelle – et à perte – aux aciéristes italiens. Avanti Duferco ! Vainqueur indirect des urnes, couvé des yeux par le nouveau pouvoir local.

Qui a financé l’UDSC ? Il fallait réunir 10 000 euros pour créer le parti et lui donner les moyens de se faire connaître aux électeurs. Or, le petit nouveau ne pouvait prétendre à un subventionnement public. Et les dons privés sont interdits dans tout le pays depuis le scandale de corruption Agusta/Dassault, qui a poussé à la démission trois anciens ministres socialistes (Guy Spitaels, Guy Mathot et Guy Coëme) et un secrétaire général de l’OTAN (Willy Claes). À la suite de ce clash, une loi de 1993 a créé un cadre clair, autorisant tout au plus les dons de particuliers ne dépassant pas 500 euros par an et par parti. Dans la cité des Loups, voici comment ces règles auraient été contournées.

« À l’approche de ces élections communales de 2006, raconte un ancien candidat UDSC, je figurais parmi la dizaine de délégués syndicaux convoqués dans le local de réunion de la FGTB. En plein cœur de l’usine, donc. Alberto Piazzalunga, un des nôtres, est arrivé. Il tenait en main une liasse de billets de 500 euros. Chacun en a reçu un. » Plusieurs cadres ou ouvriers de Duferco affirment qu’« on » les incitait depuis un moment à créer un parti. Soi-disant pour défendre l’emploi. « Mais personne ne voulait y aller de sa poche. Alors sont venus les billets violets, permettant de fonder l’UDSC et de financer sa campagne électorale à toute vitesse. »

À chacun son billet

Au cœur de ce dispositif : Roger Leclercq. Pendant vingt ans, cet ouvrier a incarné à lui seul le combat syndical pour le maintien d’une phase à chaud à La Louvière, avec les centaines d’emplois directs ou indirects qui l’accompagnaient. Puis, à l’été 2012, il a quitté la FGTB à l’âge de la prépension et obtenu de belles indemnités six mois avant la fermeture retentissante de Duferco La Louvière. Son brusque changement de train de vie (nouvelle voiture, appartement au Portugal, confortable quatre-façades en remplacement d’une minuscule maison de corons) a contribué à l’ouverture d’une enquête judiciaire. Celle-ci a pour objet les soupçons d’enrichissement pesant sur plusieurs dirigeants syndicaux lors de la fermeture de l’usine, poumon sidérurgique de la région du Centre (lire l’encadré p.76). Depuis, Leclercq se tait. Pour « éviter d’alimenter la polémique ».

« Roger n’était pas là quand les billets ont été distribués. Cela en a étonné plus d’un, car il était le moteur du projet, poursuit notre délégué syndical amené malgré lui à faire de la politique. À Alberto, son plus fidèle bras droit, lui aussi réputé proche de ses sous, nous avons demandé en rigolant si on pouvait garder le billet. Il n’a pas ri. Il a répliqué qu’on serait prochainement informé de la manière de renvoyer l’ascenseur. » Selon plusieurs sources, la consigne serait venue aussitôt. La bonne dizaine de délégués FGTB a reçu le numéro d’un compte ouvert au sein de l’agence bancaire Delta Lloyd de l’avenue Max Buset. Cette banque louviéroise, les militants la connaissaient. C’est là que le trésorier Piazzalunga stockait une partie des cotisations à la FGTB, toujours utiles pour fêter la Saint-Éloi. Elle se situe derrière le stade du Tivoli où Duferco a longtemps sponsorisé l’ancien club de division 1 de football, la RAAL, contrainte à la faillite en 2007.

« Il fallait une trace de nos dons personnels. Il s’agissait de faire croire que c’est nous-mêmes qui financions l’UDSC. Pas besoin de vous faire un dessin. Moi comme les autres, ça ne m’a pas coûté un centime. De l’énergie pour coller des affiches et distribuer des tracts aux camarades, ça oui. Puis, plus tard, donner du temps pour faire entendre nos voix aux réunions discrètes préparant les conseils communaux. Mais c’est tout. » L’ordre de marche aurait donc été le suivant : on vous file ce billet de 500 euros et vous faites un virement du même montant sur un compte de la Delta Lloyd.

Un autre membre de l’UDSC de l’époque avoue la combine. Lui aussi figurait parmi la garde rapprochée du boss, Roger Leclercq : « Je ne vais quand même pas aller en prison pour ça ? Je vous confirme que ces 500 euros, je ne les ai pas payés de ma poche. Je regrette aujourd’hui d’avoir suivi ces consignes. Si la police vient me trouver, je dirai tout ce que je sais. » Sur l’origine des fonds ? « J’ai forcément posé la question à Roger. C’est lui qui dirigeait la manœuvre, comme toujours. Il m’a dit que c’est Casale qui avait avancé l’argent. J’ai bien senti qu’il fallait éviter de faire croire que Duferco nous finançait en direct, comme pour le club de la RAAL. » Casale ? Un sous-traitant de Duferco, actif dans le secteur de la construction. Son patron de l’époque, Carlo Casale, est retourné en Italie. Impossible de le joindre. Quelques années avant la déroute de son principal client, Duferco, sa société a mis la clef sous le paillasson.

Pour peaufiner à la va-vite la liste UDSC aux élections communales du 8 octobre 2006, composée pour moitié de représentants syndicaux rouges actifs chez Duferco, d’autres réunions préparatoires ont eu lieu soit chez l’entrepreneur Carlo Casale, soit au café de l’hôtel de ville de Manage (le QG de Roger Leclercq), soit encore dans les bureaux de la FGTB de La Louvière, où était officiellement établi le parti naissant. Avec la composition de la liste, l’essentiel était accompli. Pas de réelle charte de fondation, aucun programme digne de ce nom. Leclercq figurait forcément en pole position – on dit même qu’il se rêvait dans le costume du bourgmestre. Lui, le dur à cuire à propos duquel le patron italien de Duferco, Antonio Gozzi, aurait confié ceci au Premier ministre de l’époque, Elio Di Rupo, venu en visite à La Louvière et qui s’interrogeait sur l’attitude des syndicats : « L’abbiamo in saponato. » Traduction : « On le caresse dans le sens du poil. »

Le silence des cheminées

Le 8 octobre 2006, à La Louvière, bastion socialiste qui connut douze ans plus tôt une flambée d’extrême droite, l’UDSC décrocha donc deux beaux sièges de conseillers communaux qui pesèrent dans la balance. Exit, le cdH et ses 5 958 voix tout de même. La politique reste une histoire d’hommes et, dans les rangs des libéraux arrivés au pouvoir, se trouvait à l’époque Bernard Liébin, proche conseiller du ministre wallon de l’Économie Serge Kubla, l’homme qui avait actionné la pompe à subsides coulant vers Duferco.

À lui seul, Leclercq recueillit plus de la moitié des suffrages accordés à son parti, l’UDSC, mais il laissa son siège à Cosimo Licata (à peine 181 voix de préférence) qui lui succéda plus tard à l’usine. Licata termine en ce moment son deuxième mandat communal… sous les couleurs du PS, qui a récupéré les sièges lors de la dissolution de l’UDSC. Coach de boxe à ses heures de détente, l’autre élu UDSC issu de la délégation syndicale de Duferco, Antonino Buscemi, a rejoint le PS dès septembre 2009. Il a été promu échevin dans la foulée puis s’est fait éjecter de la vie politique sans aucun ménagement, il y a quatre ans. Réputé pour ses nombreuses absences et suspecté d’affairisme.

Qui avait un intérêt dans cette aventure politique ? S’agissait-il d’encore renforcer les liens serrés entre la firme Duferco et le pouvoir ? Douze ans après, l’énigme chatouille les camarades, au pied des cheminées sans vie de la cité louviéroise.

Happart out

Pour couper court aux rumeurs, il aurait suffi que l’UDSC, mise en cause dès le lendemain des élections communales de 2006, fasse toute la clarté sur l’origine des fonds nécessaires à sa création. Dans le délai de trente jours prévu par la loi, le bourgmes­tre socialiste sortant Willy Taminiaux avait été constater au tribunal de première instance de Mons que la caisse censée abriter les documents de campagne de son adversaire était vide comme un vieux puits sec. Or, la loi prévoit une totale transparence des comptes de campagne. Au sein de la commission des dépenses électorales du parlement wallon, réunie à huis clos en février 2007, le député socialiste Christophe Collignon avait alors exhorté Roger Leclercq et ses avocats à en terminer avec un suspense de cinq mois. « Dites-nous d’où vient l’argent de votre campagne ! »

Sous la pression, des justificatifs avaient été présentés pour expliquer l’« oubli » administratif. Pas les bons : ceux détaillant l’usage des fonds, mais pas leur origine. La tension avait monté de plusieurs crans au sein de la FGTB, si silencieuse malgré les vilaines allusions – Taminiaux continue à parler d’« omerta » au sommet de l’organisation syndicale et de « couardise » à la tête du PS. Celui-ci se contenta de demi­-
mesures. Accusé de vouloir museler le camarade Taminiaux, José Happart, président socialiste du parlement wallon, fut obligé de démissionner de la présidence de la fameuse commission de contrôle des dépenses électorales. Mais rien n’y fit. L’UDSC resta muette sur ces soupçons de blanchiment. Le parlement renonça à laver le linge sale, comme la loi électorale le prévoit pourtmesureant. Et c’est bien connu, les vêtements sales vieillissent mal au fond des armoires.

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