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Éolien en mer, océan d’indifférence

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David Evrard. Tous droits réservés.

Dans sa course à l’énergie verte, la Belgique colonise la mer du Nord. Au large des recours au Conseil d’État et dans l’apathie générale, une mission scientifique traque pourtant les impacts de ce chantier pharaonique. Au cas où ça intéresserait quelqu’un d’autre que Leopold Lippens.

À moins de fouler le sable sous un ciel dégagé, aucune chance de les apercevoir. Ni de déceler la toile d’araignée sous-marine de câbles électriques. Ne tentez pas non plus de prendre la mer et d’approcher ces éoliennes à moins de 500 mètres. La zone est interdite à la pêche et à la navigation. Pas plus de succès du côté des plongeurs, même les plus barrés. Après avoir fait parler la testostérone – « On y va quand vous voulez. Ils ne savent pas tout surveiller ! » –, ceux-ci se dégonflent. « Les seuls à s’être aventurés sous les éoliennes guident les industriels, peste un plongeur semi-pro. Et ils sont soumis à des clauses de confidentialité. » Circulez, y a rien à voir ? Un win-win confortable. Contrairement aux versions terrestres, en effet, ces mâts ne subissent pas la foudre des riverains, l’ennemi public n°1 de l’industrie. La question des subsides mise à part, cette expansion à 30 km au large de Zeebrugge ne semble d’ailleurs intéresser personne, les Belges considérant – à tort – la mer du Nord comme une soupe brunâtre stérile. En France, chaque projet est criblé de recours. Chez nous, la dernière riposte remonte au début des années 2000… lorsque Leopold Lippens, indétrônable maïeur de Knokke, coula au Conseil d’État un parc prévu au large de la place M’as-tu vu.

Il s’agit pourtant de l’un des chantiers belges les plus pharaoniques. Les dernières turbines offshore usinées culminent ainsi à 220 mètres de hauteur. Chaque pale déclassant l’envergure d’un Airbus A380. Avec quatre parcs opérationnels et cinq en préparation, 500 éoliennes fendront le vent belge d’ici deux ans. Ce qui fait de notre pays l’un des plus gros colons européens. Encore insuffisant pour Philippe De Backer, secrétaire d’État à la mer du Nord. Le libéral flamand compte en effet quasi doubler le nombre de ces centrales. Selon nos calculs, cela couvrirait 12 % de la mer du Nord belge. Soit une surface 2,5 fois plus grande que la Région bruxelloise.

8 000 trajets d’entretien

Avec quel impact sur la faune et la flore ? La question fâche. Même chez les activistes. Comment chercher des poux aux éoliennes alors que la Belgique a juré de booster la part de ses énergies durables à 13 % d’ici à 2020 ? « Cela fait même débat au sein des ONG, reconnaît Jan Vande Putte, chargé de mission « Énergie » chez Greenpeace. On va trop vite, c’est clair. Mais on ne peut plus attendre pour faire des études car le réchauffement climatique aura, lui, des conséquences bien plus dommageables. On doit avancer et minimiser ensuite ces effets. »

On a quand même voulu savoir de quels impacts on parle. Comme les nuisances engendrées, au moment de l’installation des éoliennes, par le pilonnage dans le sol marin de pylônes de cinq mètres de diamètre à l’aide de marteaux hydrauliques. Un bruit sous-marin assourdissant. Une fois opérationnelles, ces éoliennes émettent encore des sons subaquatiques tandis que leurs pâles peuvent constituer un piège pour les oiseaux migrateurs. Sans oublier les sources d’agression potentielle liées à l’entretien de ces moulins gorgés de graisse. Des opérations qui nécessiteront 8 000 trajets maritimes supplémentaires par an, selon l’État belge. « À chaque maintenance, rapportent des pêcheurs de Zeebrugge, on voit de l’huile flotter à la surface ! »  Pour lutter contre la crasse et le gel, les industriels pulvériseraient aussi des produits chimi­ques sur les pales – et donc dans la mer –, assure, photos à l’appui, le géologue français Bernard Durand. Des éoliennes qui polluent, une lubie d’activistes en mal d’activités ?

Poubelles sonores

Premières réponses au 13e étage du Muséum des sciences naturelles à Bruxelles. Dans sa course au vent, la Belgique a en effet embarqué une balise de détresse. Alors que les concessions octroyées à l’étranger imposent aux industriels un monitoring de l’impact environnemental, qu’ils peuvent sous-traiter à loisir, le suivi en Belgique est confié à l’Institut royal des sciences naturelles avec l’appui notamment de l’Université de Gand. « Aucune recherche ne nous est imposée, se félicite Steven Degraer, coordinateur. Nous pouvons aussi analyser les impacts de plusieurs fermes d’éoliennes, ce qui est unique en Europe. En revanche, nos budgets fluctuent et, lorsqu’il n’y a pas de parc en construction, les fonds sont coupés. » Un monitoring visiblement effectué sans pression des lobbys. « Nous n’autorisons pas la moindre proposition de modification de nos conclusions. On leur envoie juste le rapport avant de l’imprimer pour les mettre au courant au cas où il susciterait un intérêt de la presse. »

Le dernier rapport est interpellant. Lors d’une exposition forcée au bruit des marteaux, des cabillauds ont subi de nombreu­ses hémorragies. Tandis que les obser­vations de marsouins, ce dauphin de la mer du Nord, chutaient dans un rayon de 20 km. « Comparé au bruit ambiant – environ 105 décibels (exprimés en dB micropascal, l’unité hydroacoustique) –, celui-ci est encore de 180 à 200 dB à 750 m de la source », relève Alain Norro, océanographe responsable des mesures acoustiques sous-marines. Et à la source ? Aucun micro ne résisterait à une telle impulsion. Précisons que la phase de construction d’un parc dure trois mois.

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David Evrard. Tous droits réservés

Avec quelle conséquence ? Si l’on commence à connaître les effets du son à haute intensité sur certains mammifères – « Parce que c’est plus sexy » –, notamment le brouillage de leur communication, ceux affectant les autres espèces sont méconnus. Même abysse de données sur le son ambiant des éoliennes. Un bruit perceptible durant des dizaines d’années. « Cela équivaut à un bateau à moteur qui tournerait à fond et ferait du surplace, poursuit Alain Norro. On a un besoin massif de connaissances sur les ris­ques liés à ces poubelles sonores. D’autant que les Pays-Bas annexent désormais leurs parcs aux nôtres. Quel sera l’impact cumulé ? » En attendant le verdict, plusieurs mesures sont imposées. Comme les « seals scarer » (« effrayeurs de phoques »), et leur son répulsif, ou les rideaux de bulles. Un anneau de 100 m de diamètre est alors placé sur le fond et diffuse une barrière de bulles d’air contre le bruit. De quoi faire la différence ? « Les industriels font ce qu’ils peu­vent tout en restant dans une logique de coûts. »

Sous les pylônes, la plage ?

Ce vacarme n’est pourtant pas la première inquiétude. Les marsouins semblent d’ail­leurs revenir après le chantier. Non, étrangement, Steven Degraer est davantage préoccupé par cet impact « positif » dont l’industrie est si fière : la biodiversité de ces ton­nes de béton et d’acier. Immergés, ces mâts sont en effet envahis par des milliards d’organismes qui filtrent les matières biologi­p­ques à la dérive, d’autant que la pêche est parfois interdite dans ces zones. « Cette
“éponge” prive forcément d’autres espèces de cette nourriture. À l’échelle d’un parc, cela n’a probablement pas d’impact significatif. Mais quel sera l’effet lorsqu’il y aura des dizaines de milliers d’éoliennes ? Si cela modifie la répartition des sources de carbone en mer du Nord, ce sera dramatique. »

Mais son pire cauchemar dépeint une marée noire. « Tous ces mâts augmentent les risques… Il est donc capital de les implanter à l’écart du trafic. » Un exercice périlleux en mer du Nord, dont les eaux sont parmi les plus engorgées au monde. C’est d’ailleurs pour protéger leurs zones naturelles d’un tel fléau que les Pays-Bas ont postposé leurs projets éoliens. Leur annexion aux parcs belges et leur participation dans le projet d’une île artificielle solaire et éolienne prouvent qu’ils sont désormais prêts à prendre le risque. Et qu’en est-il des pollutions liées à l’entretien ? Aucun expert rencontré ne les a constatées. Et silence total du côté des opérateurs éoliens.

Des pêcheurs bannis, des fonds grouil­lants de vie. Ces nids à haute tension seraient-ils des refuges pour poissons ? « On remarque plutôt un impact négatif à proximité, déplore Emiel Brouckaert, boss de la centrale des armateurs de pêche de Zeebrugge. Sans doute à cause de la pollution sonore. En tout cas, les espèces que nous chassons, soles et plies en tête, ne semblent pas attirées par ces parcs. » Et dans ceux qui tolèrent le chalut ? Afin d’en avoir le cœur net, des pêcheurs français ont visité le parc éolien de Thanet. « Il n’y a aucun poisson, déplore Olivier Becquet, actif dans La Manche. On est revenu dépité ! Les courants butent sur les mâts et créent des tourbillons de sable sur plusieurs kilomètres. On n’a d’ailleurs vu aucun bateau alors que la pêche est autorisée. »

Sur des clichés du parc anglais de Thanet tirés par la NASA, ces tourbillons brouillent la mer derrière les mâts sur plus d’un kilomètre. Décodage par le professeur Degraer : « Ce n’est sans doute pas de l’érosion, mais des nuages de matières issues des pylônes. Lors de forts courants, cette éponge formée sur les mâts est essorée de tout ce qu’elle n’a pas consommé. C’est ce que semblent confirmer les images 3D. » Avec quel impact ? Des études sont nécessaires. Comme celles sur les risques de collision avec les oiseaux migrateurs. Si certaines espèces semblent attirées par ces pylônes, notamment pour s’y reposer, d’autres les évitent. Mais difficile de poser un diagnostic étant donné que les victimes disparaissent aussi vite.

Un autre risque nous tape alors dans l’œil. Pour lutter contre la corrosion des mâts, l’industrie emploie des anodes sacrificielles. Utilisés en petites quantités pour protéger les parties métalliques des bateaux, ces blocs d’aluminium et de zinc sont destinés à s’oxyder à la place de l’acier sur lequel ils sont posés. Quel est leur poids initial ? Et surtout, à quel rythme ces métaux se dégradent-ils dans l’eau ? Dans un document confidentiel, le promoteur français Engie prévoit 32 tonnes d’anodes par fondation (éolienne, mât de mesure, poste électrique en mer). Soit plus de 2 000 tonnes pour une ferme de 64 moulins. Même précision en ce qui concerne leur dégradation : 75 tonnes d’aluminium seront rejetées chaque année dans la mer ! Auxquelles il faut ajouter 4 tonnes de zinc, un métal bien plus toxique encore. À l’échelle des parcs belges (500 éoliennes), cela représenterait plus de 600 tonnes de métaux noyés chaque année. Une contamination très peu étudiée et qui ne figure pas au programme du monitoring.

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David Evrard. Tous droits réservés

Avant-gardistes, les missions du navire scientifique Belgica ont bien du mal à jauger les impacts des parcs éoliens. La faute aux faibles changements observés et aux nombreux paramètres à prendre en compte. « On n’a que quelques pièces du puzzle, poursuit Degraer. Des millions d’euros sont dépensés chaque année en monitoring mais je suis toujours incapable de dire si ces parcs sont bénéfiques aux poissons. Oh, il n’est pas rare de voir 30 000 tacauds, un cousin du cabillaud, sur chaque fondation ! Mais cela a-t-il un impact à l’échelle d’une population ? On n’en sait rien. »

D’où l’urgence d’une coordination européenne. « Au lieu de répéter les mêmes expériences, on devrait mettre ces moyens en commun pour mesurer l’impact cumulé de ces fermes. Sinon, cela ne sert à rien. C’est du moins ce qu’on ferait dans un monde idéal. » Même écho chez Natuurpunt, première ONG écologiste flamande. « Chaque pays construit ses parcs, c’est ridicule, lâche Krien Hansen, en charge des affaires maritimes. La Belgique, la Hollande, et demain la France. Leur alignement le long du littoral va murer les routes migratoires. » Dans un monde idéal, on n’implanterait pas non plus de centrales électriques en haute mer. « On rêve tous d’énergie verte, mais on ne la veut pas dans notre jardin, constate Steven Degraer. Alors on chasse les industriels à 30 km au large. Le “hors de ma vue” prime sur les coûts environnementaux. »

Pour combien de temps ? Actuellement, les parcs restent à l’écart des zones naturelles. Mais un nouveau plan spatial marin en préparation pourrait bousculer cet équilibre. Selon Krien Hansen, « le ton changerait alors chez les environnementalistes… » Sans doute le support le plus précieux de l’industrie. « On ne dira pas d’office “non”, car nous soutenons le renouvelable, mais on s’assurera qu’il n’y ait pas d’impacts négatifs. »

N’en déplaise aux Don Quichotte de la Manche, aucun scientifique interrogé ne constate aujourd’hui d’incidences de nature à stopper l’offshore. Si cette intrusion du génie civil en mer alourdit le bilan carbone de l’éolien, aucune option alternative crédible ne semble d’ailleurs pointer à l’horizon. Ce qui amène une autre question : en gageant que la voilure du monitoring lui permettra d’élucider ces zones d’ombre, le gouvernement retirera-t-il la prise en cas d’effet dévastateur et irréversible ? En tout cas, la loi l’y oblige.

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