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Importations d’or : un secteur brûlant

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Christian Braga. Tous droits réservés.

Dans notre numéro de septembre, nous nous sommes penchés sur les problèmes liés à l’extraction d’or au Brésil. Mais un pan restait à aborder en profondeur : les faiblesses des efforts de traçabilité à l’échelle européenne et, donc, belge.Voici 11 questions que vous pourriez nous poser.

1. Je n’ai pas le temps de lire tout l’article dans Médor. En quoi la Belgique est-elle liée à l’or amazonien ?

  • Le Brésil est le principal exportateur d’or vers la Belgique.
  • De nombreux rapports d’ONG, des mouvements autochtones et des journalistes dénoncent l’impact du boom de l’or dans des États brésiliens comme le Mato Grosso ou le Pará : pollution au mercure, déforestation, violence contre les peuples autochtones, extraction illégale.
  • Il est impossible de connaître les noms des mines d’où est extrait l’or qui arrive en Belgique et donc de contrôler que cela a bien été fait dans de bonnes conditions. Au Brésil comme dans de nombreux autres pays, l’or est extrait soit de façon industrielle (avec des machines, par des grosses sociétés minières), soit de façon artisanale (par des creuseurs et des outils souvent peu mécanisés). De façon générale, le commerce mondial de l’or est marqué par l’opacité. Le métal est difficilement traçable, vaut très cher (plus de 50 000€ le kilo) et peut être utilisé dans des circuits très douteux, où l’on retrouve blanchiment d’argent, corruption, évasion fiscale.
  • Des membres d’une famille anversoise historiquement implantée dans la raffinage d’or en Belgique (lire à ce sujet notre article dans le Médor 32) ont décidé d’investir dans une raffinerie à Bélem, la porte de l’Amazonie et la capitale du Pará. C’est un des États les plus touchés par l’exploitation illégale mais le filon reste tentant pour bien des intermédiaires, comme les raffineries et comptoirs de vente.

2. Quel est le rôle des raffineries ?

Les raffineries sont des intermédiaires importants dans la chaîne de l’or, avec de nombreux acteurs de ce marché en Europe et en Suisse, leader mondial.

Elles transforment l’or brut pour lui faire atteindre une grande pureté : 99,99 % (24 carats). La raffinerie va ensuite revendre l’or à ses divers clients : marchands de lingots, joailliers, société de fabrication de cartes-mères, voire aussi les banques nationales. Ces raffineries garantissent à leur clients que l’or qu’elle leur fournit n’est pas entaché, en amont, par des abus. Mais de nombreux cas identifiés par des ONG ont montré que ce n’était pas toujours le cas. En mars 2023, Swissaid a sorti un rapport, « De l’ombre à la lumière ». Il lie le secteur des raffineries suisses à des abus des droits humains dans des mines d’or industrielles en Afrique.

3. Depuis quand ces raffineries inquiètent-elles les ONG et les journalistes ?

Très longtemps. Les raffineries, qui communiquent très peu sur leurs clients et l’origine de leur or, ont opéré assez loin du regard des médias et des ONG. Mais au milieu des années 2000, des rapports d’ONG et de l’ONU annoncent que quatre minerais extraits à l’Est du Congo participent à la dynamique des conflits qui sévissent là-bas. Certaines organisations non-gouvernementales vont plus loin : les minerais seraient la cause des conflits. Ces quatre minerais sont : le tungstène (extrait sous forme de wolframite au Congo), le tantale (provenant du coltan), l’étain (provenant de la cassitérite) et l’or. On les surnomme les 3T+G.

En 2010, les États-Unis ont adopté une législation appelée le Dodd Frank-Act. Sa section 1502 vise directement l’exploitation minière au Congo. Les sociétés américaines qui achètent ces minerais bruts (les raffineries, donc) ou déjà transformés (des clients directs ou indirects de raffineries comme Apple, par exemple, ou Dell) doivent identifier si les minerais proviennent avec une certaine certitude du Congo ou d’un de ses neuf pays voisins. Si oui, ils doivent identifier s’il y a des soucis sur les sites miniers et en rapporter aux autorités américaines.

A priori, la mesure pouvait sembler courageuse mais en réalité, cette législation crée le chaos. Au départ, les acheteurs de 3T+G boycottent le Congo, et des dizaines de milliers de creuseurs perdent leurs revenus quasiment du jour au lendemain. Des chercheurs spécialistes des mécaniques des conflits rappellent à l’époque que les minerais sont surtout un moyen de financement pour les groupes armés, parmi d’autres. Très rarement une cause de conflit en soi. Parmi les analyses récentes de cet enjeu, le livre « Conflict Minerals, Inc. » du chercheur Christoph Vogel (Université de Gand).

Petit à petit, des systèmes de traçabilité ont été mis en place, dont un se nomme Itsci, afin de garantir aux acheteurs que le coltan, le tungstène ou l’étain qu’ils achètent ne provient pas d’une mine où opèrent des militaires au Congo, où des enfants travaillent, etc. Ces systèmes ne sont pas sans failles. Surtout, la traçabilité n’a jamais pu être appliquée de façon étendue à l’or des mines artisanales congolaises. Le précieux métal est trop facile à cacher et part par avion en Ouganda, au Rwanda ou directement à Dubaï et est traité dans ces pays où on perd en général la trace de la mine d’origine.

4. Et l’Europe ?

L’Europe a mis plusieurs années à aboutir à sa propre législation pour gérer la question des « minerais de conflit ». Elle est finalement entrée en vigueur en 2021… onze ans après les États-Unis. Son petit nom : « Règlement européen sur l’approvisionnement responsable en étain, tungstène, tantale et or ». Il vise, rappelle le centre de recherche IPIS, à « briser le lien entre l’exploitation et le commerce de 3T+G d’un côté et le financement des conflits de l’autre, tout en contribuant au développement dans les pays d’origine ». Les pays sur lesquels le règlement se penche ne sont plus uniquement le Congo ou ses voisins, mais tous les pays en conflit ou à haut risque. Ils sont nommés dans une liste indicative (la liste CAHRA, voir question 9), établie sur demande de l’UE par la Rand Europe, le bras européen du think tank militaire américain Rand Corporation.

5. Quel est l’impact pour les entreprises européennes ?

Les entreprises européennes qui importent les 3T+G de façon brute ou sous la forme de sous-produits déjà transformés (traités par des fonderies ou des raffineries en métaux) doivent mettre obligatoirement en place un processus de due diligence (diligence raisonnable) inspiré d’un guide développé par l’OCDE, explique Lotte Hoex (IPIS Research), qui suit la matière depuis plusieurs années.

6. Euh, ça veut dire quoi… ?

Il s’agit d’un processus par lequel une entreprise va enquêter sur sa chaîne d’approvisionnement pour voir si elle ne pose pas de problème et viser ensuite à y remédier. Cinq étapes sont mises en avant :

  1. Mettre en place des systèmes de gestion efficace du risque (consacrer du temps et affecter du personnel à la due diligence) ;
  2. Identifier et évaluer les risques dans une chaîne d’approvisionnement (par exemple, l’extraction sans permis, la corruption, les dégâts environnementaux, le non respect des droits des travailleurs, le travail des enfants) ;
  3. Mettre en place une stratégie pour réagir face à ces risques ;
  4. Mener une évaluation externe indépendante de la due diligence mise en place ;
  5. Communiquer de façon publique à travers des rapports publiés en ligne ou sur papier.

En général, les raffineries et fonderies ont recours à deux voies intimement liées pour établir leur due diligence :

- Faire appel à une société spécialisée. Tout un secteur s’est créé autour de cet enjeu, avec des acteurs d’envergure internationale, comme RCS Global, qui prennent en charge les procédures de due diligence pour les acteurs du marché de l’or, notamment dans les mines.

- Rejoindre un « industry scheme », c’est-à-dire un groupement d’entreprises qui créent une organisation pour s’auto-réguler entre acteurs du marché : banque, raffineries, sociétés minières. Les deux principales sont la London Bullion Market Association (LBMA) pour l’or et la Responsible Minerals Initiative (qui s’occupe des 4 minerais). Celles-ci produisent des analyses de la chaîne jusqu’au niveau des raffineries. Elles ne vont pas jusqu’aux mines. En général, elles sous-traitent la due diligence aux sociétés spécialisées mentionnées plus haut.

7. Sur papier, ça sonne bien. Qu’en est-il concrètement ?

Lors du dernier forum de l’OCDE sur l’approvisionnement responsable en minerais (en avril 2023), le centre de recherche belge IPIS a présenté un document de travail qui soulève les limites de la réglementation européenne.

Pourquoi ?

  1. Une grande partie des minerais arrivent déjà sous forme de métal, ils ont donc été raffinés en dehors de l’influence du Règlement, souvent en Chine. De plus, la réglementation ne concerne pas les produits finis qui contiennent de l’or, comme les téléphones. Ainsi, seuls les importateurs de minerais bruts doivent aller loin dans leur due diligence et fournir des informations sur le pays d’origine. Ceux qui importent des minerais déjà raffinés doivent seulement fournir des rapports d’audit envoyés par les raffineries et fonderies ou être membre d’un « industry scheme » reconnu par l’UE.
  2. Les chaînes d’approvisionnement sont opaques et il est difficile, même pour les importateurs, d’en savoir plus sur l’origine de l’or. «  L’information fournie dans les rapports émis par les importateurs aux [autorités compétentes dans les états membres] est en général trop limitée pour établir l’origine du minerai », écrivent Lotte Hoex et Marianne Moor, les autrices du document d’IPIS. L’ONG cite un exemple éclairant : la Suisse. Hébergeant quatre des plus grosses raffineries d’or du monde, ce pays est en fait le principal fournisseur d’or pour l’UE. 57 % de l’or qui est entré dans l’Union en 2021 venait de la Suisse pour un montant avoisinant les 50 milliards d’euros. Mais le pays ne produit pas d’or. Tout vient d’importations. Or en Suisse, les raffineries ne doivent pas mentionner qui leur fournit de l’or. Cela a été confirmé par un jugement1 d’un tribunal administratif fédéral. En 2021, le Contrôle Fédéral des Finances suisse a soulevé les graves manquements en matière de due diligence et souligné le risque extrêmement important que de l’or illégal ou ayant occasionné des abus des droits humains rentre en Suisse. Et, par la bande, chez nous.

8. Pour l’or, qui doit faire le travail de due diligence ?

C’est un des points de tension : les sociétés implantées dans l’Union européenne qui importent chaque année moins de 5 millions d’euros d’or ne doivent pas se plier au Règlement. Ainsi, toute une série de « petits » acteurs (tout est relatif) y échappent.

9. Une zone CAHRA ou en conflit et/ou à haut risque de conflit, c’est quoi ?

Selon l’Union européenne, les zones CAHRA sont des zones « en état de conflit armé, de post-conflit fragile ainsi que les zones où la gouvernance et la sécurité sont faibles ou inexistantes, les États faillis, et où il y a des violations nombreuses et systématiques du droit international, dont des abus des droits humains. » Dans un document de travail à destination des acteurs clés de la traçabilité minière (dont l’OCDE et l’UE) que nous avons pu consulter, le centre de recherche IPIS, basé à Anvers, émet des réserves sur cette liste. Il rappelle que selon des spécialistes congolais, le fait que le Rwanda et l’Ouganda (deux pays par lesquels sont trafiqués beaucoup de minerais congolais illégaux) ne sont pas sur la liste CAHRA donne l’impression qu’ils sont sûrs.

Socio-anthropologue spécialisé en chaînes d’approvisionnement à l’Université de Colombie-Britannique (Canada), Raphaël Deberdt ausculte le règlement européen et sa mise en place depuis plusieurs années. « Si cette liste entend faire des différentiations au niveau régional, il n’en reste pas moins que, de manière générale, elle traite un pays comme un bloc. Tout le Congo est considéré CAHRA, même la province du Congo central, où il n’y a pas de mines de 3T+G et pas de groupes armés. »

De manière générale, ajoute Raphaël Deberdt, « dans les discussions que j’ai avec les organisations gouvernementales de l’Union européenne, je constate une mauvaise connaissance des questions de diligence raisonnable pour le secteur minier. »

10. En Belgique, on en est où aujourd’hui ?

Lotte Hoex, co-autrice du document de travail d’IPIS, a interrogé le ministère belge de l’Économie, en charge de vérifier les contrôles faits par les importateurs belges dans le cadre du règlement européen. Contrairement à l’Allemagne, qui s’est montrée transparente, ou l’Autriche, qui publie une liste des raffineries et fonderies important depuis des pays CAHRA, «  la Belgique n’a pas été très ouverte durant notre entretien », estime-t-elle. « Je ne pense pas qu’ils peuvent, par ailleurs, vraiment affirmer d’où vient l’or qui arrive en Belgique, s’il n’a pas été touché par des abus des droits humains. Ils font en partie confiance aux audits LBMA, mais ils sont non transparents, même s’ils s’améliorent sur leurs lignes de conduite en matière d’approvisionnement responsable. »

Le ministère fédéral de l’Économie a effectué quatre contrôles sur des importateurs concernés par le règlement depuis octobre 2022. Ils ont tous reçu « un avertissement » à l’issue du contrôle « en raison de l’absence de l’exécution d’un audit externe de l’activité et/ou de l’absence de publication des informations requises par le règlement » (les sociétés doivent publier en ligne, au moins, un rapport sur leurs pratiques en matière de due diligence). Mais compte tenu du « secret professionnel » et du « faible nombre d’entreprises concernées », le SPF-Économie n’a pas pu nous en dire plus. En Belgique, la liste des importateurs de minerais et métaux issus de pays CAHRA n’est pas disponible publiquement.

11. Et les « groupements industriels » types London Bullion Market Association, est-ce que ça améliore la transparence du marché de l’or ?

Eux vous diront que ça marche bien, oui, et que ça a amené à de vrais changements dans le business de l’or. C’est vrai qu’il y a pu avoir des améliorations (la LBMA a rapidement banni l’or russe, très douteux, après le début de la guerre en Ukraine), mais les schémas d’industrie restent imparfaits.

Selon les ministères interrogés par les experts d’IPIS, la majorité des importateurs se fournissent auprès de membres de la LBMA ou de la Responsible Minerals Initiative (RMI). En Belgique, seule une raffinerie, Umicore à Hoboken (Anvers), est présente sur la « Good Delivery List » de la LBMA, les autres (Affinor, par exemple) fonctionnant avec des audits commandés par elles-mêmes.

IPIS questionne la qualité des performances des audits qui mènent à une « validation » par la LBMA ou la RMI, car « le niveau de transparence des principaux mécanismes de l’industrie est, à ce jour, insuffisant ». Pour « protéger la confidentialité », la LBMA ne publie qu’une liste des pays d’origine de l’or traité pour l’ensemble des raffineries membres, sans autre précision.

Le processus d’audit, est lui aussi, remis en question par de nombreux observateurs de la « due diligence ». « RMI et LBMA contactent des sociétés spécialisées, comme RCS Global, pour conduire des audits d’un ou deux jours sur des questions de traçabilité, en majorité sur les raffineries, mais il n’y a pas d’audit réel sur les sites miniers et certainement pas sur les sites artisanaux », regrette Raphaël Deberdt qui a officié, dans le passé, pour une société d’audit. « Une vraie due diligence inclut des visites régulières sur les sites miniers et une meilleure formations des auditeurs sur les enjeux techniques et les réalités des pays dans lesquelles ils font leur audit. »

Dans son livre « Gold Laundering – The dirty secret of the gold trade », le sociologue suisse Mark Pieth écrivait déjà en 2019 que l’OCDE elle-même estimait que les audits menés par les raffineries étaient insuffisants et se contentaient de retracer l’or au niveau de leur fournisseur immédiat, sans se préoccuper de l’amont de la chaîne.

Une illustration du problème ? Au Royaume-Uni, le bureau d’avocats Leigh Day poursuit la London Bullion Market Association au nom des familles de deux creuseurs assassinés en 2019 dans une mine en Tanzanie après avoir tenté d’y pénétrer pour récupérer de l’or. Ils ont été abattus par les forces de sécurité. D’autres rapports font état d’abus des droits humains sur le site de cette même mine, détenue par le géant canadien Barrick Gold. Selon Leigh Day, « leurs clients estiment que malgré les rapports sur des violations graves des droits humains à la mine de North Mara, la LBMA a continué à délivrer un « Certificat d’or responsable » à la société qui raffinait l’or provenant de cette mine. Selon nos clients, la LBMA devait être au courant de ces abus. Et si elle ne l’était pas, cela veut dire qu’il y a une grosse faille dans le système de certification. »

Cette enquête a été soutenue par le Journalismfund Europe et Investigative Journalism for Europe.

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  1. L’or est une valeur sûre face à des monnaies qui peuvent chuter du jour au lendemain. Les banques sécurisent leurs réserves avec des stocks d’or.

  2. Pays en conflit ou à haut risque de conflit comme le Congo, l’Afghanistan, la Colombie, le Sud-Soudan, le Mali.

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