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« Dans le magasin, vous m’appartenez. »

Les menaces d’un franchisé Delhaize

En quelques jours à peine, le repreneur d’une franchise Delhaize sème la terreur parmi ses employés. L’entreprise Delhaize estime ne pas devoir intervenir entre ce gérant et l’ancien staff du Lion. Pour le syndicat CNE, la situation incarne les dérives annoncées du système de franchise.

Depuis le 5 avril 2024, A.S. est le repreneur franchisé du Delhaize Karreveld (Molenbeek-Saint-Jean) avec son partenaire F.K. Autoritaire, l’homme qui s’auto-proclame « Dieu » (car selon lui il entend tout et sait tout) multiplie les réunions pour recadrer son personnel.

Ce 19 avril, il prend la parole devant une vingtaine de personnes employées.

Médor et la cellule #Investigation de la RTBF ont entendu l’enregistrement de cette prise de parole qui dure quatre minutes et nous le mettons à disposition ici :

Le nouveau gérant annonce tout de suite la couleur :

« Au moment où vous êtes dans le magasin, (…) vous m’appartenez. Et vous suivez mes règles. (…) J’ai du mal à mettre douze personnes le soir. Entre les pseudo-malades, et vous pouvez le répéter, les pseudo-malades, les restrictions, les congés, les roulements, les jours d’inactivité, je fais quoi ? Est-ce que je ramène encore des étudiants ? Pas de problème. Est-ce que vous êtes tous prêts à diminuer vos salaires ? »

Ce Delhaize Karreveld est la deuxième reprise de magasin de A.S. Quelques mois auparavant, A.S. est devenu gérant du Delhaize Theodor (Jette) qui a rouvert ses portes le mardi 30 janvier. Il explique la façon dont il a l’intention de respecter les horaires, protégés par la convention 32bis.

« Au Delhaize Theodor, 60 jours, je les ai laissés faire. 60 jours, ils se sont amusés avec les horaires. Et bien après le 61ème jour, monsieur S. (il se cite, Ndlr) a eu une réunion, il a dit : ‘dorénavant, je fais ce que je veux. Et si ça ne plaît pas, le tarif est le même. (…)’ ». Quant aux chefs de rayon, ils ont intérêt à bosser. « Ils ont un salaire qui va avec et on leur donne l’autorité en conséquence. Ils ne sont pas capables, pas compliqués,fioutttt. Mandai. Mandai. (…) il faut le retour. Quand moi, j’achète une Mercedes, je ne veux pas de problème, je n’attends pas. Moi, quand je dépose ma X7 chez BM, je n’attends pas. Normal, j’ai payé 140 000 €. »

Pour rappel, Delhaize a franchisé en 2023 les 128 derniers magasins que la société avait en gestion propre (lire notre enquête dans Médor n°35). Lors de cette reprise et grâce à une convention collective de travail (CCT32bis), le personnel passe d’un employeur à un autre (de Delhaize au repreneur franchisé) en emportant tous ses droits. C’est ce que l’on appelle le « sac à dos » du travailleur. Il garde avec lui sa rémunération mais aussi son horaire, ses conditions de travail, ses primes, vacances.

Un, j’aime, l’autre, je n’aime pas

Pourtant, le nouveau gérant entend prendre quelques libertés avec ce dispositif légal.

A.S. est comme ça. « Un, j’aime, l’autre, je n’aime pas. Il y en a d’autres qui vont devoir bouger de leur poste pour être rétrogradés. Il y en a d’autres qui doivent prendre plus de responsabilités dans le rayon. Faut avoir le courage. Dur, hein ? »

Oui. D’autant qu’A.S. a signé une convention assurant le maintien des droits (et fonctions) des travailleurs. mais il préfère comparer la gestion de son Delhaize avec la Russie. « On tremble de la Russie. On ne veut pas instaurer une tension, on ne veut pas mettre les gens mal à l’aise, mais on n’a pas le choix. »

Le nouveau gérant n’a pas l’air informé de ses obligations légales.

Erreur de casting de Delhaize qui assurait pourtant trier sur le volet les repreneurs ? Double erreur de casting puisque la reprise concerne deux magasins ? A.S. n’est pas un nouveau venu dans le giron de la société du Lion. Delhaize le présentait, lors de la reprise, comme un homme d’expérience dans l’alimentation, « fort de plus de 25 ans dans le métier, 15 ans en tant que gérant de magasins Delhaize et 5 ans en tant qu’affilié Delhaize ». Par ailleurs, A.S. reprend le Delhaize Karreveld avec F.K., lui-même repreneur du Delhaize Mutsaard (à Laeken) et exploitant de trois magasins Delhaize Proxy à Bruxelles.

Les points d’attention

Myriam Djegham, secrétaire nationale de la CNE (Centrale nationale des employés) pour le secteur du commerce, commente l’enregistrement. « Ca va dans le sens de ce qu’on a dit depuis le début du combat Delhaize. Le modèle de la franchise est un modèle qui ouvre la porte à ce genre de situation, puisque le repreneur est tenu d’améliorer le chiffre d’affaires, de diminuer ses coûts et que le seul élément sur lequel il a un peu de marge, c’est la politique du personnel. »

Elle est estomaquée par la violence des propos. « On est à seulement huit mois du premier passage en franchise et voilà qu’on a déjà des situations qui sont totalement inacceptables et intolérables. »

Médor et la cellule #Investigations de la RTBF ont parlé avec six membres du personnel du Delhaize Karreveld. Tous évoquent un climat de terreur. L’un d’eux a alerté la société Delhaize et évoque - lors du premier jour de reprise - des prises de paroles violentes en présence de cinq managers de Delhaize. Le groupe serait donc au courant de la situation. Il préfère botter en touche et explique via son porte-parole que « le principe de base selon lequel Delhaize ne doit pas intervenir dans une telle relation de travail (entre un employé et l’employeur franchisé, Nldr) reste valable. »

Cependant, Delhaize va discuter avec A.S. « les points d’attention nécessaires concernent le respect des aspects de sécurité au sein d’une entreprise ainsi que le respect de la législation sociale. Il va de soi que le respect de la législation sociale est essentiel. »

Myriam Djegham (CNE) rappelle que le groupe « Delhaize a dit en conseil d’entreprise extraordinaire qu’il veillerait à ce que ça se passe bien. Et il a donné oralement et par écrit des garanties aux travailleurs concernant le respect de leurs droits acquis chez Delhaize, dont leurs horaires de travail. (…) Delhaize a vendu le personnel et semble ne plus s’en préoccuper… »

« Bâtard »

Médor et la RTBF ont contacté A.S. par téléphone, mail et de visu pour obtenir sa réaction et ses explications. Il a décliné la proposition (ainsi que F.K.), renvoyant vers Delhaize pour toute réaction.

En réunion, le repreneur est plus volubile.

Lors d’un autre rencontre enregistrée, A.S. et son frère (qui ne ferait pourtant pas partie de l’organigramme du Delhaize Karreveld) réunissent le personnel, expliquent que certains « problèmes médicaux » du personnel ne seront pas pris en compte et évoquent le cas d‘un employé avec lequel A.S. se dit en conflit. Il parle de lui comme d’une personne l’ayant menacé, un « handicapé sur deux pattes », un « bâtard » dont il attend la démission « pour le premier septembre ». Et moi, vivant, il va la donner » dit-il. « Vous pouvez lui transmettre : tu as un gros problème avec A. »

En retour, ce qui a été transmis à A.S., ce sont trois actions (mise en demeure, plainte) déposées par des employés de Delhaize pour harcèlement, violence et non-respect de la réglementation du travail.

Selon Delhaize et malgré plusieurs éléments de cet article présentés à la direction, « à l’heure actuelle, il n’y a pas suffisamment d’éléments qui compromettent complètement la coopération avec l’opérateur indépendant de Delhaize Karreveld et Theodor. »

Olivier Bailly, avec Malika Attar (#Investigation, RTBF)

Avec le soutien du Fonds pour le journalisme en Fédération Wallonie-Bruxelles

Séquence vidéo de la RTBF à voir ici

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