L’Empire du mal (épisode 1)

Lumière sur le lobby de la douleur en Europe

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Cyril Elophe. CC BY-NC-ND.

Début des années 2000, l’entreprise pharmaceutique Mundipharma (Oxycontin) met le cap sur l’Europe et la Belgique. Objectif : sensibiliser l’opinion publique, les experts et les politiques à la nécessaire prise en charge des douleurs chroniques. Et fourguer quelques anti-douleurs opioïdes au passage. Une stratégie également épousée par la société Grünenthal (Contramal). Rien que pour vous, Médor vous révèle les leçons à retenir pour fonder un empire du Mal.

Juillet 2019, l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques) publie un rapport sur la consommation problématique d’opioïdes (médicament anti-douleur) dans les 36 pays de l’OCDE (essentiellement en Europe) : « l’influence des entreprises pharmaceutiques dans la gestion de la douleur a été considérée comme importante, en conduisant des campagnes marketing qui ciblaient principalement les physiciens et les patients, sous-estimant les effets problématiques des opioïdes ».


En 2017, la Sénatrice américaine Katherine Clark y allait encore plus cash dans son courrier à Margaret Chan, directrice générale de l’OMS (Organisation Mondiale de la Santé). A propos des pratiques « dangereuses » de la société Mundipharma International, chargée au niveau mondial de promouvoir le médicament opioïde OxyContin de la société Purdue : « Nous exhortons l’OMS à faire tout ce qui est en son pouvoir pour éviter de permettre à ces mêmes personnes de commencer une épidémie des opioïdes au niveau mondial. Apprenez de notre expérience et ne permettez pas à Mundipharma de porter l’héritage mortel de Purdue à un niveau global. » Ce « niveau global » concerne notamment la Chine, l’Inde, le Brésil, la Colombie, le Mexique. Selon le Los Angeles Times (en 2106), « un réseau d’entreprises internationales détenues par la famille (famille Sackler, propriétaire de Purdue Pharma, Ndlr) est en train de s’implanter en Amérique latine, en Asie, au Moyen-Orient, en Afrique et dans d’autres régions, et d’encourager le recours généralisé aux antalgiques dans des endroits très mal outillés pour faire face aux ravages de l’abus d’opioïdes et de la dépendance qu’ils induisent. » Principale cible de l’article  ? Mundipharma.

Et en Europe, où en est-on ?

Début des années 2000. le groupe pharmaceutique Mundipharma (qui commercialise en dehors des USA l’Oxycontin de la société Purdue) installe des antennes un peu partout en Europe. Un article de l’Echo annonce en février 2003 qu’« après les Pays-Bas et la France, c’est en Belgique que le groupe a établi une base commerciale. »

La branche italienne sera, elle, lancée en 2005. Pour l’ex-PDG belge de Mundipharma, Stefaan Schatteman, « l’arrivée de deux nouveaux analgésiques prometteurs dans son portefeuille l’a incitée à développer son propre réseau. »

L’arrivée de deux nouveaux "analgésiques prometteurs"  ? Un des deux s’appelle l’Oxycontin (bienvenue à lui), anti-douleur opioïde ultra puissant qui va inonder le marché et participer à l’un des plus grands désastres sanitaires aux États-Unis, avec des méthodes commerciales largement dénoncées depuis lors. En 2017, 72000 personnes sont mortes d’overdose aux USA suite à la prise d’opioïdes prescrits pas des médecins ou acquis illégalement.

La société Purdue est accusée d’avoir minimisé la dépendance à l’Oxycontin et d’avoir développé un marketing mensonger et agressif pour vendre son médicament opioïde. Et qu’en fut-il en Europe ? Contacté par Médor, Stefaan Schatteman n’a pas souhaité s’exprimer sur les campagnes organisées à cette époque par Mundipharma en Belgique. Il travaille toujours dans le secteur pharmaceutique. Alors reconstituons le travail de Mundipharma sans M. Schatteman.

Ne pas avoir peur

Dès 1998, le discours fallacieux de Purdue (société qui produit l’oxycontin) pour vendre son opioïde se retrouvait déjà sur le sol européen, et plus précisément en Suisse. Dans une brochure (publiée en allemand, italien et français) intitulée "La douleur - guide destiné aux personnes concernées" et édité par Mundipharma, les pages 12 et 13 étaient consacrées aux opioïdes de palier 2 et 3 sous le titre "Il ne faut pas avoir peur des opioïdes". On y lit notamment ceci sur le risque de dépendance : "L’apparition d’une dépendance lors de la prise d’opioïdes pour traiter la douleur s’est avérée être une idée fausse. Plusieurs études ont même montré que chez les patients ayant des douleurs chroniques, la prise d’opiacés ne mène pratiquement jamais au développement d’une dépendance."

Depuis lors, ces propos ont été largement démentis. Le fait que les opioïdes de palier trois, dont l’Oxycontin de MundiPharma, comportent des risques de dépendance est indiscutable. Problème, selon le Los Angeles Times, Purdue Pharma était au courant avant même la sortie de son puissant anti-douleur.

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Los Angeles Times

Mobiliser les forces ’citoyennes’

Mais pour gagner la bataille de la douleur, le discours doit également être soutenu par des associations, des patients, des rapports, des publications.

Le 6 mai 2003, l’Association Migraine et Douleur (Belgique), participe à une réunion d’information organisée par Mundipharma, appuyée par la société de communication Interel.

Selon un compte rendu de "Migraine et Douleur", des organisations représentant des patients d’Irlande, d’Allemagne, de Suède, du Royaume-Uni, de Norvège, du Danemark, de Suisse et de Belgique sont présentes. L’objectif ? « Participer au projet d’un réseau européen rassemblant des patients souffrant de douleurs chroniques et visant à promouvoir leurs droits. » Les initiateurs du projet expliquent aux participants qu’« une stratégie de communication efficace et convaincante aura besoin des voix des patients pour brosser un tableau réel de la douleur et nous compterons tous sur vous, et vos membres, pour parler aux médias et aux dirigeants de l’impact qu’a la douleur sur vos vies - soit via des exposés écrits soit en tant que présentateurs / porte-parole ».

Publier des études

L’enquête est déjà lancée depuis novembre 2002. Un an plus tard, l’étude sur la douleur chronique en Europe sort. Financée par Mundipharma, elle se présente comme « la première enquête européenne sur la douleur chronique ». Sous-titre : « Une situation préoccupante pour des millions de malades ».

Dans une présentation de ses conclusions, le dernier point stipule que « les médicaments disponibles, puissants et efficaces, ne sont pas assez utilisés pour soulager l’intensité et la sévérité des douleurs chroniques ».

Une position très loin des conclusions d’une recherche scientifique réalisée cinq ans plus tard pour le compte de l’État belge (2007) : « Dans le domaine de la douleur chronique non cancéreuse en revanche, les médicaments sont globalement nettement moins efficaces et l’utilité à long terme des opioïdes est contestée (Sanders et al., 2005). De plus, l’escalade médicamenteuse s’inscrit en faux avec la philosophie générale du suivi des patients souffrant de syndrome douloureux chronique, dans lequel l’essentiel est de favoriser une gestion active des symptômes par le patient. »

Financer des rapports

En 2005, un rapport vise à identifier les inégalités dans les politiques gouvernementales qui contribuent à des inégalités de traitement de la douleur. Les auteurs sont deux réseaux : l’un d’experts (OPEN Minds pour Opioids and Pain European Network of Minds), l’autre de patients (The European Pain Network). Le premier est financé par une bourse « éducative » de Mundipharma International Limited. Le deuxième est financé par Mundipharma. Ce rapport pointe notamment les « régulations et règles strictes non nécessaires » concernant les opioïdes. « Notre vision collective, et le message fondamental de ce « White Paper », est que les opioïdes forts, quand ils sont utilisés de manière appropriée, peuvent constituer une médication efficace dans le combat contre la douleur et une composante importante d’un programme multidisciplinaire, compréhensif visant à atteindre toutes les améliorations dans la qualité de vie et fonctions du patient. »

Le même document regrette que « les docteurs qui veulent prescrire les opioïdes forts font face à une batterie de bureaucratie qui place des contraintes inutiles sur leur ressources et disponibilité déjà extrêmement limitées ».

Mundipharma remettra sa grande enquête à jour en 2008 et 2009 avec l’étude « PainSTORY ». Objectif : mettre la douleur sur la carte politique européenne. Et accessoirement, permettre aux opioïdes forts d’être présent sur le vaste marché des douleurs chroniques.

Créer des publications

Parmi les différents outils investis par Mundipharma pour sensibiliser à la prise en charge de la douleur, la revue « Aïe » tient une place de choix. Financée par l’entreprise pharmaceutique, elle est diffusée en France vers les médecins généralistes, mais aussi les autres professionnels de santé investis dans la douleur, tels que les pharmaciens, les infirmiers ou les internes. Elle a comme objectifs de sensibiliser, informer, former ses lecteurs à la douleur. Fabriquée par la société Global Média Santé depuis 2012, « Aïe » revendique 22 000 abonnés.

La revue aborde les thématiques de la douleur de manière très large. La pleine conscience, les échelles de douleur ou encore la douleur en psychiatrie sont autant de sujets abordés lors des six années d’existence. Il faudra cependant attendre novembre 2018 pour voir la revue financée par Mundipharma aborder « la crise des opioïdes ».

L’auteur des quatre pages s’appelle Alain Serrie, membre du comité éditorial de la revue, chef du service de médecine de la douleur-médecine palliative, hôpital Lariboisière, Paris. Il aurait également pu être présenté comme orateur et consultant pour les sociétés Eisai, Nycomed, Sanofi, Mundipharma, Grunenthal, Astellas et Takéda. Selon la base de données Euros for Docs, ce médecin a touché des entreprises pharmaceutiques 154 000 dollars depuis 2011. Ceci sans compter les 77 contrats sans montant déclaré. Le sujet est abordé sous l’angle « le fossé mondial de la douleur – déséquilibre entre Nord et Sud ».

L’auteur souligne que « face à ce qui est réellement une catastrophe sanitaire outre-Atlantique, on assiste aujourd’hui à ce qui ressemble à un changement d’attitude, pouvant laisser craindre, après un accès trop large aux opioïdes, à des restrictions et une difficulté de prescription de ces produits, y compris dans des indications légitimes. » Mais inspiré par l’adage « à quelque chose malheur est bon », Alain Serrie clôture son papier sur une touche résolument positive (ou, selon le point de vue, carrément cynique) : « L’épidémie d’overdose par opiacés aux Etats-Unis présente un avantage très paradoxal : elle permet d’augmenter le nombre d’organes disponibles pour les greffes. »

C’est une manière de voir les 300 000 personnes décédées depuis 2000 suite à une overdose d’opioïdes…

La semaine prochaine (jeudi 28 novembre 2019) :

Episode deux : « Toujours par deux ils vont, ni plus, ni moins… Le Maître et son Apprenti… » (Maitre Yoda à Mace Windu)

Avec le soutien du Fonds pour le Journalisme en Belgique francophone

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