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La maternité qui a réussi à se faire entendre

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Entrée de l’hôpital d’Etterbeek-Ixelles (Hôpitaux Iris Sud)

Olivier Papegnies. Tous droits réservés.

Au printemps 2018, le service de maternité des Hôpitaux Iris Sud était à bout de souffle. Pour changer les choses, les sages-femmes se sont glissées dans la peau de leur hiérarchie. À coups de tableaux Excel et de diagrammes, et en parallèle d’une plainte en interne, elles ont montré à leur direction le manque de moyens humains que leur service subissait. Quelques mois plus tard, elles ont obtenu plus d’effectifs et de meilleures conditions de travail. Une issue positive, rarissime dans le secteur, qui s’explique aussi par d’autres facteurs.

La première offensive devait être un courrier adressé à la direction des Hôpitaux Iris Sud (HIS), écrit par plusieurs sages-femmes de l’équipe de nuit. Cette lettre – une double page rédigée dans Word – était un choix de communication plutôt classique pour exprimer le mécontentement et l’épuisement généralisé du service de maternité, et en particulier celui des « veilleuses ».

Le contenu de la lettre n’avait rien d’inédit. Depuis 2016, on sentait bien que la situation se dégradait petit à petit. Alors, début 2018, il s’agissait surtout pour les sages-femmes de rappeler à leurs supérieur.e.s les trois points suivants :

1) Le personnel de la maternité était mal réparti entre les horaires de jour (4 à 5 sages-femmes) et les horaires de nuit (2 sages-femmes)

2) La charge de travail était devenue trop importante depuis la fusion de deux maternités HIS, le départ de jeunes collègues, le transfert d’un médecin préleveur, la réduction des interventions kiné… Mais surtout, depuis la réforme de Maggie De Block (l’ex-ministre fédérale de la Santé, issue de l’Open VLD) ayant fait diminuer les durées de séjour de quatre à trois, puis à deux jours, pour un accouchement par voie basse sans complication.

3) Le staff constatait une « dégradation des soins » suite au manque de personnel pour gérer, humainement et dans les temps, tous les besoins des patientes (mamans, bébés et accompagnantes).

Le projet de courrier se terminait sur une triple suggestion, assez courte. Renforcer l’équipe de nuit ; repenser l’organisation des soins en journée ; adapter l’outil informatique. Sans entrer dans les détails, puisque le message principal était plutôt émotionnel : exprimer la souffrance du personnel.

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Le bureau des sages-femmes de la maternité de l’hôpital d’Etterbeek-Ixelles
Olivier Papegnies. Tous droits réservés

L’une des sages-femmes revient aujourd’hui sur sa charge de travail, en horaires de nuit, à cette période :

«  Certaines nuits, on était deux veilleuses pour 29 mamans et 29 bébés, soit la maternité en pleine capacité. C’était horrible, sachant qu’il peut y avoir à tout moment des accouchements, des urgences… Le matin, notre cheffe arrivait avec un grand sourire (« Ça va ? Vous allez bien ? ») et il m’est arrivé de fondre en larmes devant elle. Je ne savais plus comment je m’appelais. Une collègue s’est retrouvée seule, une nuit, sans aucun remplacement possible pour la sage-femme absente. Comment gérer, seule, 16 patientes ? Sans compter celles qui reviennent de la salle d’accouchement ? (…) J’aime vraiment mon boulot, mais être soignante, ça demande beaucoup d’humanité. Or, si on va travailler avec des pieds de plomb, on n’est plus capable de donner autant qu’on devrait pouvoir le faire.  »

Mais le fameux courrier n’est jamais parti.

Au printemps 2018, l’une des sages-femmes de l’équipe de jour propose à ses collègues d’opter pour une autre stratégie, nettement moins conventionnelle.

L’idée est simple : sortir du témoignage, pour entrer dans le quantitatif. Autrement dit : aligner les chiffres.

L’outil est très basique : un fichier Excel aux colonnes encore vides, imprimé et photocopié trente fois. Le fichier comprend deux tableaux. Le premier pour les horaires des soignantes ; le second pour les soins effectués aux patientes. L’ensemble du staff remplit toutes ces colonnes, jour après jour, puis additionne et pondère chaque résultat, en fonction de la charge de travail qu’elles estiment correspondre à chaque tâche (5 points = peu de travail ; 120 points = charge de travail très importante) :

- Combien de soignantes absentes ? Combien d’intérimaires ?

- Combien de mamans ? Combien de bébés ?

- Combien de césariennes au jour 0 ? (100 points)

- Combien de césariennes au jour 1 ? (120 points)

- Combien d’allaitements maternels difficiles ? (10 points)

- Combien de complications ou de situations particulières ? (5 à 50 points)

- Etc.

Les sages-femmes ont volontairement choisi des « items » différents de ceux repris dans le logiciel informatique de l’hôpital, où elles encodent par ailleurs le détail de leur travail. Une barrière linguistique par exemple, qui suppose un accompagnement différent puisque la communication est moins fluide, ne figure nul part dans le programme numérique de HIS. Mais aux yeux des sages-femmes d’Etterbeek-Ixelles, ça compte. Elles l’ajoutent à leur tableau Excel.

En parallèle, l’initiatrice de cette analyse chiffrée mène, de son côté, une autre récolte de données. Cette dernière (qui souhaite garder l’anonymat) se penche sur l’âge des membres du staff, sur leurs contrats de travail (temps plein ou temps partiel) et sur leurs profils professionnels (sages-femmes, puéricultrice, infirmière, aide-logistique…). Depuis la table de sa cuisine, munie d’un bol Ikea renversé sur des feuilles de brouillon, elle trace des diagrammes en forme de camemberts, fendus de pourcentages.

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Le tableau de suivi des activités de la maternité mis en place par les sages-femmes
Olivier Papegnies. Tous droits réservés

Qu’apprend-elle de toutes ces données récoltées ?

«  A notre plus grande stupéfaction, on a découvert que l’équipe de jour et l’équipe de nuit avaient la même charge de travail, si l’on mettait de côté les tâches administratives et logistiques (distribution des repas, refaire les chambres…). Au niveau de la prise en charge des patientes et des bébés, c’était la même quantité de boulot. On ne pensait pas que c’était à ce point-là. » Or, l’équipe de nuit compte à ce moment-là deux fois moins de sages-femmes que celle de jour (2 veilleuses, contre 4 ou 5 sages-femmes en journée).

Autre constat, apparu grâce aux diagrammes : 26 % du service de maternité a plus de 50 ans. « Il fallait qu’on ait des nouvelles recrues pour leur apprendre nos pratiques, avant que ces 26 % ne partent à la pension », commente-t-elle.

Stressée, mais les idées bien au clair

En juin 2018, Annie Collard, également employée de la maternité, mais aussi syndicaliste, accepte une invitation de son syndicat pour rencontrer la direction de HIS, afin de présenter les résultats de ce gros travail d’introspection en cours au sein de son service. Stressée, elle parvient tout de même à dérouler tout son discours devant cette assemblée composée de directrices, directeurs, politiques et syndicats.

Elle se souvient leur avoir expliqué que certaines nuits, ses collègues veilleuses se retrouvaient seules pour gérer la maternité. On lui aurait répondu : «  Jamais de la vie, c’est impossible  ». Elle se souvient avoir répondu par une suite de dates et de chiffres. Telle nuit, 15 mamans, une seule veilleuse. Telle nuit, 12 mamans, une seule veilleuse. Silence.

Annie Collard a clôturé son intervention, ce jour-là, par la liste des demandes émanant de ses collègues. Il y avait plusieurs scénarios, soit autant de variantes d’une même dynamique : mieux répartir le personnel, les horaires et la charge de travail. Un point central, cependant : passer à trois sages-femmes. Toutes les nuits.

Deux mois plus tard, la direction de HIS fera circuler un questionnaire dans le service de maternité, pour connaître les difficultés et les revendications de chacune des employées.

Fin septembre 2018, les sages-femmes obtiennent gain de cause. La direction accède à toutes leurs demandes.

L’une d’entre elles énumère : «  Le service compte aujourd’hui une aide logistique qui travaille jusqu’à 18h, 7 jours/7. Auparavant, elle partait à 16h et elle n’était pas à l’horaire les jours fériés et les week-end. Les tâches administratives sont maintenant gérées par une secrétaire, en semaine, de 8h à 16h. Ce qui signifie que la sage-femme qui devait travailler « au bureau » est de nouveau disponible pour des soins. Et puisque l’équipe de jour a ainsi récupéré sa 5e sage-femme, on a pu rééquilibrer tout le service. La nuit, elles sont désormais trois veilleuses. Et grâce à cela, on a toutes retrouvé le plaisir de notre travail. Toutes, sans exception.  »

Une collègue nuance légèrement :

«  La solution qui a été trouvée est acceptable pour tout le monde, oui. Pour celles qui travaillent de nuit, ça reste parfois difficile, mais on sait toutes que ce n’est pas un boulot facile. On le sait en commençant ce métier. Personnellement, j’attends encore une revalorisation salariale ou un 13e mois. J’attends aussi plus de considération… Mais les changements de 2018 me permettent déjà de venir travailler en n’étant plus malheureuse. Avant, c’était le cas »

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Olivier Papegnies. Tous droits réservés

Une combinaison de circonstances

Adopter le langage de la direction pour parvenir à se faire comprendre… Telle a été la stratégie du service de maternité d’Etterbeek-Ixelles. Mais les chiffres, les statistiques et les diagrammes sont-ils les seuls éléments à avoir fait pencher la balance en faveur des 33 sages-femmes ? Non. D’autres événements permettent de comprendre pourquoi la direction a changé d’avis.

Le premier facteur clef : une « plainte » collective

Plusieurs sages-femmes d’Etterbeek-Ixelles avaient introduit, en parallèle, des demandes individuelles d’intervention psychosociale auprès de Chiara Moncada, conseillère en prévention, fraîchement arrivée chez HIS. «  Leur chance, c’est que j’étais là depuis peu de temps. Je n’avais pas encore beaucoup de dossiers et j’ai pu me saisir du leur à bras le corps  », commente Chiara Moncada.

Avec ces demandes individuelles, la conseillère en prévention psychosociale dispose de suffisamment d’éléments pour monter un dossier à portée collective, qui englobe dès lors tout le service de maternité. Elle en informe la direction de HIS et lui expose les facteurs de risques auxquels sont confrontées les demandeuses : charge de travail trop lourde, dysfonctionnement organisationnels et structurels, horaires difficiles, turnover des patientes, non prise en considération systématique des plaintes, manque de temps à consacrer au cœur de métier…

Au même moment, le service de maternité mettait en place son fameux plan d’action « chiffré ». Les deux initiatives furent donc concomitantes, se sont clairement entre-aidées, mais le «  regard neuf  » de Chiara Moncada sur la situation «  a permis de faire avancer les choses  », estime Pascal Vandenhouweele, responsable infirmier du site Etterbeek-Ixelles, et ancien sage-femme. Ou du moins, éviter l’immobilisme dans ce dossier… Plusieurs sources nous ont effectivement signalé que l’introduction de ces demandes individuelles avait bien embêté la direction de HIS, qui aurait préféré régler la situation à sa manière, sans avoir une conseillère en prévention (neutre, dans un conflit) pour veiller sur l’évolution du processus. En 2018, à Etterbeek-Ixelles, il y a donc les tableaux Excel, les camemberts ET la « plainte » collective.

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Chiara Moncada, conseillère en prévention - Hôpitaux Iris Sud
Olivier Papegnies

«  Pour s’adresser à moi, les sages-femmes n’avaient pas besoin de chiffres et de statistiques, précise Chiara Moncada. Mon point de départ, c’est le vécu d’une personne. Si quelqu’un vit mal une situation, ça me suffit pour l’aider à chercher une solution. Mais pour s’adresser à la direction, le service de maternité avait effectivement besoin de données objectives. Elles s’adressaient à des gestionnaires qui pensent en termes de chiffres. Pour faire changer les choses, elles en avaient aussi besoin. »

La direction de l’hôpital a rapidement pris la main après l’introduction de la demande d’intervention psychosociale – d’où ce questionnaire qui a circulé en interne, en septembre 2018. Chiara Moncada s’est, de son côté, d’abord mise en retrait pour laisser évoluer la situation entre la direction et la maternité. La conseillère en prévention a repris le dossier il y a quelques mois seulement, pour en faire un suivi et entamer, désormais, une analyse complète des risques psychosociaux pour le service de maternité. Elle souhaite notamment proposer à toutes les sages-femmes d’Etterbeek-Ixelles un programme de formation sur mesure, qui comprend la prévention du burn-out et la communication non-violente.

Les autres facteurs clefs : un soutien financier, une réputation à tenir et des travaux récents

Si le cas des sages-femmes de HIS a connu une issue si positive, c’est notamment parce que l’hôpital HIS a bénéficié d’une intervention d’un Fonds Maribel Social (mécanisme proposé par l’Association paritaire pour l’emploi et la formation) pour couvrir les coûts salariaux des nouveaux postes ouverts dans le service de maternité (logistique et administratif).

C’est aussi parce que les Hôpitaux Iris Sud sont particulièrement attachés à la bonne réputation de leur maternité, qui est reprise dans le programme international de l’OMS « Initiative Hôpital Ami des Bébés » (IHAB). Une réputation, ça se chérit - surtout lorsqu’un mastodonte privé (Chirec) est désormais implanté à moins de deux kilomètre de là, à Delta…

C’est aussi parce que le service a connu de récents aménagements. «  Clairement, ça faisait tache, des sages-femmes qui s’épuisent alors que la maternité vient d’être rénovée…  », nous a-t-on signalé. «  Beaucoup, beaucoup d’énergie a été mise dans cette maternité  », répond de son côté Pascal Vandenhouweele. Il fait ici référence aux changements poussés par la réforme politique de Maggie De Block. Concrètement : raccourcir la durée des hospitalisations mais, en contrepartie, réviser le fonctionnement du pôle mère-enfant.

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Olivier Papegnies. Tous droits réservés

«  À mon sens, poursuit Pascal Vandenhouweele, les données et les tableaux Excel préparés par les sages-femmes n’ont pas été le « momentum » de ce dossier. Je pense plutôt au moment où l’on s’est toutes mises autour de la table et qu’on a cherché la meilleure solution pour tout le monde. Ok, on est toutes d’accord ? Il faut trois veilleuses ? Très bien, vous serez trois. Mais du coup, qui aménage leurs horaires ? Etc. »

« Ça a pris du temps, mais il y a eu un déclic et, à mon sens, deux ans plus tard, le service est désormais en équilibre. Je perçois moins de tensions, moins d’absentéisme. Le climat est plus serein. L’idée, c’est que désormais la soignante soigne, pendant que les autres font leur job administratif et logistique. C’est le top, évidemment. Mais ce n’est pas simple à obtenir. Il faut les moyens de ses ambitions, sans que ce ne soit disproportionné par rapport au reste de l’hôpital. Et ensuite, ce qui est compliqué, c’est de ne pas susciter la jalousie dans d’autres services. »

À notre connaissance, par exemple, aucun autre service de HIS ne dispose d’une aide logistique le week-end.

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