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De l’impossibilité de travailler moins de 60 heures par semaine (1/5)

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Marin Driguez. CC BY-NC-ND.

Combien d’heures par semaine travaillent réellement les médecins candidat.e.s spécialistes qui apprennent, en ce moment, leur spécialisation dans les hôpitaux wallons et bruxellois ? Avec quelles conséquences, pour celles et ceux-ci et pour leurs patient·e·s ?

Tout dépend de l’hôpital, du service, de la spécialisation et de l’année de formation, répondront celles et ceux qui souhaitent rendre justice à la diversité du milieu hospitalier. Les futurs gynécologues, anesthésistes, internistes, urgentistes, pneumologues, neurologues… ne connaissent ni les mêmes contraintes, ni les mêmes horaires, suivant l’hôpital qui les accueille pour six mois à un an. Ils passent ensuite à un autre service, puis à un autre hôpital, puis à un autre… Le grand tourbillon dure cinq à six ans.

La Fédération Wallonie-Bruxelles compte en ce moment 2 785 médecins assistant·e·s clinicien·ne·s candidat·e·s spécialistes (MACCS), toutes spécialisations et compétences confondues. Autant de réalités ?

L’analyse des témoignages récoltés dans le cadre de cette enquête attestent plutôt d’un mouvement de fond : une culture généralisée du débordement des horaires légaux.

Pour les médecins en cours de formation à l’hôpital, ne pas compter ses heures correspond à une vieille habitude, subie, choisie ou plus simplement… acceptée. C’est un mode de vie parfois dangereux pour la santé des soignant·e·s et dès lors, pour celle des patient·e·s. C’est l’une des conséquences du manque de personnel hospitalier, qui découle lui-même des contraintes financières des hôpitaux. Enfin, c’est un abcès que ni les hôpitaux, ni les universités, ni les responsables politiques ne semblent vouloir crever, malgré les sollicitations de groupements d’assistant.e.s depuis 2011.

Pourquoi ? « Parce que si on travaille moins, le système s’écroule  », estiment les assistant.e.s.

Chapitre 1. Le constat : les limites légales sont régulièrement franchies

“Personne ne nous pousse à noter nos vrais horaires. Si on le faisait, nos maîtres de stage seraient en tort.”

« Je gravite entre 80 et 90 heures de travail par semaine », estime un futur urologue. Il répond d’instinct, à la grosse louche, parce qu’en cinq ans d’assistanat, ce médecin candidat spécialiste n’a jamais comptabilisé ses heures réelles de formation. Il n’y tient pas personnellement, et personne ne lui impose de le faire - ni les hôpitaux qui l’emploient, ni l’université qui l’encadre, ni la commission d’agrément (instituée par la Fédération Wallonie-Bruxelles) qui évalue sa formation.

Dans son dernier carnet de stage (« un vieux tableau Excel des années 1990 ») remis à sa commission d’agrément, on retrouve l’énumération complète des actes chirurgicaux qu’il a posés durant l’année écoulée (557 actes). Les heures de travail n’ont, quant à elles, pas droit au même degré de précision… Seul un horaire type figure en début de carnet : 8 heures - 18 heures, hors gardes. Pourtant très loin de la réalité.

Cet assistant poursuit : « Contrairement à un médecin urgentiste, qui a des horaires fixes puisque les urgences tournent 24 heures/24 et qu’il faut assurer cette tournante, je n’ai pas d’horaires précis. Cela signifie aussi que je bénéficie d’une forte autonomie… Mais en pratique, et en dehors des gardes, j’arrive à l’hôpital avant que les consultations ne commencent, c’est-à-dire avant 8 heures du matin, et je rentre chez moi quand le travail est terminé. »

Puisque la quantité de travail est conséquente (un euphémisme), il quitte l’hôpital à 19 heures minimum, souvent plus tard. Ajoutons à cela des nuits de garde (en semaine) et des blocs de garde de 72 heures certains week-end… Et l’on obtient l’estimation mentionnée plus haut, de 80 à 90 heures de boulot hebdomadaire.

« En pratique, je travaille donc l’équivalent de deux temps plein. Mais aux yeux de l’université, de l’hôpital ou du ministère (qui institue les commissions d’agrément, ndlr), je ne fais qu’un temps plein. Cela donne donc le sentiment, sur papier, que le système fonctionne… Alors que les données sont complètement biaisées. Personne ne nous pousse à noter nos vrais horaires. Si on le faisait, nos maîtres de stage seraient en tort. »

Effectivement, les conventions de stages, signées par les deux parties, sont très claires. Le temps de travail (ou le temps de formation) des médecins assistants cliniciens candidats spécialistes (MACCS) est officiellement limité à une moyenne de 38 ou 48 heures par semaine, avec d’éventuels pics hebdomadaires à 60 heures. Si les MACCS signent la clause particulière qui accompagne presque systématiquement leurs conventions de stage (intitulé opting out), le temps de formation peut alors monter jusqu’à 60 heures de moyenne par semaine, avec d’éventuels pics hebdomadaires à 72 heures. Il s’agit donc bien de maxima à ne pas dépasser.

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Marin Driguez. CC BY-NC-ND

En pédiatrie, des horaires de 75 heures de moyenne

Qui travaille quand ? La grande caractéristique des horaires des MACCS est qu’ils sont conçus, négociés et adaptés par les assistant·e·s eux-mêmes. C’est le domaine de la débrouille : les responsables de service ne s’en mêlent pas, du moment que chaque poste est occupé tous les jours et toutes les nuits.

Chaque année, à la fin septembre, soit quelques jours avant le début des nouveaux stages, le casse-tête commence. Il se termine par des grilles horaires chargées, parfois colorées, l’identité en haut et le calendrier à gauche. A l’intersection de prénoms et des dates, on trouve, pour un service de pédiatrie : “consultation”, “garde”, “tôt,” “tard”, “salle”, “maternité”, “tour”, “tour tard”, “récup” ou “congé”.

Une médecin spécialisée en soins intensifs, qui terminait son assistanat il y a trois ans dans le réseau ULB, résume : « Une semaine normale, c’est disons un lundi de garde, soit 24 heures de travail, puis un jour de récupération le lendemain, c’est-à-dire le mardi. Ensuite, pour les mercredi, jeudi et vendredi : 10 heures en moyenne par jour. On est déjà à 54 heures de travail. Les samedi et dimanche, il y a trois à quatre heures de tours de salle, pour aller voir les patients dans les services et assurer la continuité des soins, ce qui fait six à huit heures en plus. Voilà, on est à 60 ou 62 heures de moyenne par semaine. On est donc déjà hors des clous. »

En avril 2019, une petite enquête a circulé dans le milieu. Le GALUC, un groupement d’assistant·e·s qui milite depuis 10 ans à l’UCLouvain pour de meilleures conditions de formation, s’est mis à récolter les horaires. On retrouve dans cet échantillon 64 futurs médecins spécialistes, représentant 17 spécialisations et 11 hôpitaux. Ce mois-là, 10 MACCS sur 64 avaient refusé l’opting out.

Quels en sont les résultats ? Une moyenne hebdomadaire de 57,61 heures passées à l’hôpital. C’est donc en-dessous de la limite fixée à 60 heures/semaine, en cas de signature d’opting out.

Mais cette moyenne camoufle la diversité des profils ayant participé à l’enquête. On trouve par exemple, crescendo au niveau du temps de travail :

  • Ophtalmologie, Saint-Pierre (Ottignies), opting out, 49,3 heures de moyenne, pas de remarque
  • Soins intensifs, Saint-Luc, opting out, 58,5 heures de moyenne, 78,5 heures en une semaine
  • Soins intensifs, Mont-Godinne, pas d’opting out, 60,4 heures de moyenne, 95 heures en une semaine
  • Pédiatrie, Saint-Luc, opting out, 74,85 heures de moyenne, 95 heures en une semaine

On constate que les urgentistes bénéficient d’horaires plus « légers », puisque plus fixes : entre 36 et 53 heures par semaine. Ils enchaînent par contre parfois 10 à 11 jours de travail sans interruption. Le record de l’enquête du GALUC est détenu par un anesthésiste de Saint-Luc. Une moyenne de 80,65 heures de travail hebdomadaire et un pic à 99 heures pour une seule semaine d’avril 2019.

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Marin Driguez. CC BY-NC-ND

«  Un jour sur deux, je dormais à l’hôpital  »

Certain.e.s MACCS s’en plaignent, d’autres pas du tout. Le GALUC ne veut pas lâcher le morceau. Il cherche et dénonce des anomalies dans les fiches de calcul de temps de travail des Cliniques universitaires de Saint-Luc. Autant certains services ou hôpitaux utilisent des programmes informatiques pour l’encodage des horaires (comme la médecine interne à Erasme), autant d’autres en sont encore loin (feuilles papier, tableaux Excel, voire rien du tout).

Dans le discours des assistant·e·s, on saisit rapidement le grand flou qui entoure les heures réelles, les heures encodées, les heures payées et les heures récupérées. On perçoit aussi une relation ambivalente, un « je t’aime moi non plus » entre les MACCS, les hôpitaux et les médecins résidents, souvent surnommés « les patrons », comme l’explique cet assistant en pédiatrie : « À Sainte-Élisabeth, j’avais des horaires atroces. J’ai fait 13 gardes en un mois. Un jour sur deux, je dormais à l’hôpital et ça ne choquait personne, tout le monde signait mes documents de stage. Mais à côté des horaires difficiles, ce fût l’un de mes stages préférés. Je m’entendais très bien avec les patrons et j’ai été bien formé. »

Il poursuit : « À Tournai, ce fût un peu plus compliqué… J’avais un patron sympa, je n’ai rien à lui reprocher personnellement. Je comprenais bien qu’il avait peu de marge de manœuvre pour améliorer la situation du service. Par contre, il mettait la pression à une autre assistante qui n’avait pas signé l’opting out… Il lui faisait noter toutes ses pauses, lorsqu’elle allait aux toilettes par exemple. C’était décompté de son temps de travail. Il nous faisait aussi bien comprendre qu’on n’avait pas à se plaindre, parce qu’on était plus nombreux qu’auparavant dans le service. »

Alors, quoi ? Tout va bien ? Pas si vite. Derrière l’attitude enthousiaste et volontaire des assistant.e.s, se cache parfois des futur·e·s spécialistes en grande difficulté. Constance Audet a expérimenté pendant deux ans les horaires extensibles, la solitude des gardes et la responsabilité à endosser alors qu’on ne se sent pas encore compétent.e. Plus longtemps que ça, elle n’aurait pas pu.

Demain :

LES CONSÉQUENCES : QUAND LA SANTÉ DES SOIGNANT·E·S EST EN JEU

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