Cinq règles d’or pour battre la Justice

Episode 1/3

« Je m’appelle Stéphane Moreau. Je sors de prison. Je ne tomberai pas seul. D’ailleurs, je ne tomberai pas. Mes avocats y veilleront. » Petit guide pour comprendre la stratégie de défense des Puissants où vous apprendrez comment et pourquoi Stéphane Moreau, ancien bourgmestre d’Ans et homme d’affaires redouté, n’aura sans doute jamais à se défendre devant un tribunal.

Quel est le vrai visage du Stéphane Moreau de cet automne 2021 ?

Celui du prisonnier sorti de prison, dissimulant son visage sous une capuche ? C’était le 11 février, sur la bande des pneus crevés d’une voie expresse. Des paparazzis ont saisi ces clichés étonnants d’un homme masqué qui venait de quitter la prison de Marche-en-Famenne après vingt jours de détention préventive.

Ou est-ce encore l’image de l’arrogant patron d’entreprises publiques, doublé d’un politicien rusé politique, obligeant les représentants syndicaux à se taire et toisant la direction du PS à l’époque du Premier ministre Elio Di Rupo ?

Malgré la quarantaine de procédures judiciaires qui le visent, le Liégeois Stéphane Moreau, né à Paris en mai 1964, n’a pas renoncé à sa puissance. Au mois de septembre 2021, le directeur de la prison de Marche a été auditionné par la police fédérale. Moreau venait de déposer plainte contre lui. Pour « violation du secret professionnel », « coalition de fonctionnaires » et « corruption », entre autres. L’homme d’affaires lui reproche d’avoir laissé médiatiser sa libération.

Le caïd socialiste a toujours procédé comme ça : quand il n’utilise pas la force ou la séduction, il cherche à intimider. Le premier juge d’instruction, Philippe Richard, qui a enquêté sur ses activités a dû se récuser face à lui, en février 2015, bien avant qu’on ne parle des affaires Moreau & Co. Les journalistes d’investigation qui ont été les plus tenaces sur ses activités ont été bombardés de plaintes devant leurs instances de déontologie.

Guerre d’usure

Et ça marche… Les affaires d’abus de pouvoir qui ont fait basculer Stéphane Moreau et quelques autres dirigeants d’intercommunales de leur tour dorée ont été massivement médiatisées à partir de la fin 2016. On parle à ce propos des dossiers « Tecteo », « Nethys » ou « Publifin ».

C’est la révélation des abus de rémunérations au sein d’une toile d’araignée de sociétés publiques. Celles-ci sont actives dans l’énergie, la télédistribution ou les médias. La gouvernance sophistiquée de cet échafaudage complexe est logée dans le cerveau bien oxygéné de Stéphane Moreau, licencié en sciences politiques, vrai faux timide.

Or, que constate-t-on cinq ans après le tsunami médiatique, treize ans après les premiers ennuis judiciaires de Stéphane Moreau  ? Aucun dossier à l’instruction n’a conduit jusqu’à maintenant à un procès en bonne et due forme, tenu en public (rappelons au passage qu’il est toujours présumé innocent).

Rente de situation ?

Pour de petits dossiers mineurs mais symboliques, telle une fraude présumée à l’assurance lors d’un incident avec la véranda d’un voisin, Stéphane Moreau a bénéficié de la clémence d’instances judiciaires siégeant à huis-clos (en l’occurrence, la chambre du conseil de Liège) : sur la base des éléments d’enquête résumés par le parquet, des magistrats ont estimé les charges insuffisantes pour le renvoyer devant le tribunal correctionnel.

Forcément, ceci donne du courage à la demi-douzaine d’avocats réunis par l’affairiste liégeois. Ils savent que le moment-clé sera « le » gros dossier que plusieurs dizaines de policiers s’évertuent à étoffer depuis plus de dix ans : oui ou non, Stéphane Moreau et ses adjoints se sont-ils attribués une rente de situation, comme on dit en économie ?

Des rémunérations exagérées et indues, donc. Les médias, l’opinion publique et même l’actuelle direction du PS, incarnée par le président Paul Magnette, un Carolo, ont tranché cette question. Moreau a été viré du Parti socialiste. Quant à la Justice, en Belgique plus qu’en France ou en Allemagne, elle est lente.

Et quand on s’appelle Stéphane Moreau, on sait comment la retarder au maximum.

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Laetitia Gendre. CC BY-NC-SA

5 règles d’or pour battre la justice :

  1. Ne jamais craquer, même en prison. Placé dans des situations assez comparables, l’ancien ministre libéral Serge Kubla, suspecté de corruption en Afrique pour le compte de la firme sidérurgique Duferco, a mal supporté ses premières heures de détention à la prison de Forest, en février 2015. Il est partiellement passé aux aveux. S’il n’a pas encore été jugé, dix ans après les faits, c’est parce que les dirigeants italiens de la SA Duferco ont su jouer la montre à l’extrême. Stéphane Moreau, lui, se défend par la négation totale de la moindre responsabilité. Exemple lié à son salaire exorbitant : « Adressez-vous au ministre wallon de l’Économie de l’époque, a-t-il signifié en détention, en résumé, selon des sources judiciaires. C’est lui qui avalisait notre politique de rémunération. » Le ministre visé ? C’est le socialiste Jean-Claude Marcourt.
  2. Conserver des alliés politiques. Il aura fallu attendre le lendemain des élections de mai 2019 pour que la Région wallonne (et la compagnie d’assurances à capitaux publics Ethias) se décide à se constituer partie civile contre Nethys, Publifin et leurs dirigeants. « Il n’y a rien à faire, souffle un magistrat liégeois, gêné de le dire, les grands dossiers politico-financiers ont besoin d’un peu de soutien politique. Qu’est-ce que la Justice pouvait espérer tant que le PS faisait bloc derrière Stéphane Moreau ? ». Un propos qui fera bondir les puristes de la séparation des pouvoirs ou les naïfs.
  3. Jouer l’homme. Le juge d’instruction Philippe Richard a rapidement fait l’objet d’une demande de récusation. Les lanceurs d’alerte ont été sévèrement attaqués. Il y a eu des plaintes récurrentes contre les journalistes qui avançaient les documents les plus compromettants. Même le procureur général de Liège, Christian de Valkeneer, aujourd’hui remplacé, a été déstabilisé. Une plainte émanant des milieux socialistes a été lancée en vue de le priver d’une promotion.
  4. Disposer d’une armée d’avocats compétents et les payer grassement. « Faire partie de la team Moreau quand on est un bon pénaliste, raconte une avocate bruxelloise, c’est savoir qu’on peut doubler ses prétentions financières. De 250 euros de l’heure, on passe à 500. Et les heures, ça défile dans ce type de dossiers à rallonge ! À titre de comparaison, le procureur chargé de faire aboutir l’affaire Publifin gagne un maximum de 3 500 euros nets par mois. Ce sont deux mondes. » Autour de Stéphane Moreau se sont alliés des avocats prêts à user de toutes les ficelles légales pour endormir la Justice (le nom de Jean-Dominique Franchimont revient souvent auprès des journalistes spécialisés) et des juristes bien cotés (comme le professeur de droit pénal Adrien Masset).
  5. Épuiser toutes les recours et moyens légaux. Jouer la carte de la procédure, au point d’empêcher le cours normal de la Justice. Ici, il nous faudra consacrer un épisode spécifique (publié ce jeudi 18 novembre) à cette dérive, dont les germes se trouvent dans une autre affaire hors-norme : l’affaire Dutroux.

Les questions de Médor : tous les mois une nouvelle enquête, en 3 épisodes. Les publications se font les mardi, jeudi et vendredi de la 3ème semaine, à 11h. Gardez les yeux ouverts.

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  1. « Tu vas te faire ? ! C’est moi qui parle ! », Médor n°5 de l’hiver 2016.

  2. Dont notre collègue David Leloup, qui a remporté le prix de journalisme « Belfius » en 2018 et qui a reçu le « Triangle rouge d’or » récompensant les investigations au service de la société civile, l’année suivante.

  3. Publifin est le nom de la société holding. Elle a été rebaptisée Enodia en 2018.

  4. Fin 2008 : une lettre anonyme dénonce des détournements divers chez Tecteo. Les premiers devoirs d’enquête vont suivre.

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