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« Mais pourquoi les Croates ne le font pas eux-mêmes ? »
Textes (CC BY-NC-ND) : Lucie Tesnière
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En 1997, la paix est revenue en Croatie suite aux accords de Dayton. Des membres de l’OTAN, dont la Belgique, fournissent un contingent de Casques bleus. Réal se porte volontaire pour aider au déminage du pays lors d’une mission des Nations Unies.
Ex-Yougoslavie. 1997. Une prairie près de la rivière Drava. Réal observe, concentré, le paysage bucolique. Il entend le clapotis de la rivière et les feuilles dans les arbres. Ce champ de mines, marqué d’un panneau à tête de mort, c’est son lieu de travail.
Réal tente d’apercevoir à l’œil nu le dessus d’une mine mal enterrée. En vain. « Je commence à sonder le terrain avec un détecteur. On travaille à deux. Soudain, je touche quelque chose de suspect, ça sonne. Je me mets à genoux. Avec une pique en acier, je repère une mine de 30-40 centimètres de diamètre. Mon co-équipier s’éloigne et je reste seul à déblayer la mine à la main. » C’est l’instant le plus dangereux. « À un moment, je sens que ça va moins bien, je me lève, je fais quelques pas en arrière, je souffle un peu. Puis je reprends. Quand je suis prêt, je dévisse le plateau à pression et retire délicatement l’allumeur. Je ne prends pas la mine à la main : si elle est piégée, elle explosera en un dixième de seconde. J’attache une corde à sa poignée. Je m’éloigne de vingt-cinq à trente mètres et la tire à distance. »
Un champ de mines
« J’avais envie de partir à l’étranger, découvrir des munitions inconnues. » Réal et ses collègues sont emmenés à la frontière entre la Croatie et la Serbie, pas loin de Vukovar. Sur place, ils aperçoivent des ponts et villages détruits, des épaves de véhicules sur le bord des routes. « On était au XXème siècle, à deux heures d’avion de la Belgique, et il y avait la famine. Certaines personnes avaient tout perdu : maison, famille. On voit ça dans les reportages à la télé. Mais, le vivre, c’est complètement différent. Ça marque ! Je m’imaginais les Flamands et les Wallons : Serbes et Croates habitaient ensemble, eux aussi. Et puis, du jour au lendemain, ça a pété. Un Croate me raconte là-bas : avant le conflit, on se faisait des barbecues avec nos voisins serbes le dimanche. Pendant la guerre, ce sont eux qui ont tué mes parents. »
À l’époque où Réal arrive, c’est plus calme. On tire encore de temps en temps à la kalachnikov, mais c’est plutôt pour les mariages. Et il reste ces champs de mines : « Des mines antipersonnel et antichar déposées par les Serbes le long de la digue du Danube et de la Drava pour éviter que les Croates franchissent les fleuves. »
Les habitants se promènent, vont pêcher pour se procurer de la nourriture gratuitement. Et de temps en temps, ils marchent sur une mine. Les gens n’osent pas les secourir. « Il ne faut pas croire que, quand ça arrive, on peut courir pour aider la victime. On sait que c’est un champ de mines ! Peut-être qu’elle en a dépassé trois-quatre sans marcher dessus. Il faut prendre les mesures nécessaires pour l’atteindre. Parfois, ça prend un certain temps, la personne s’est vidée de son sang et il est déjà trop tard. »
Un échiquier mortel
« Un jour, on a découvert une mine dans un champ. Dessus, on voyait très clairement les traces du pneu du tracteur. Le fermier du coin roulait tous les jours dessus, sans s’en rendre compte. La roue passait juste à côté du plateau de pression qui enclenche l’explosion. Sous le poids du véhicule, la mine s’enfonçait dans une ornière. On a appelé le fermier pour constater les faits et il a fait dans son pantalon ! Ça m’a marqué. »
Réal se souvient de ces moments dans les champs de mines croates : « Parfois, je me disais : ‘mais qu’est-ce que je fous ici ? Pourquoi les Croates ne s’en occupent pas eux-mêmes ?’ En Belgique, je connais les gens, je sais pourquoi je prends des risques… »
En fonction de la taille du champ, il y a généralement entre dix et vingt mines. Comme dans un jeu d’échecs, Réal et son coéquipier se concentrent pour décrypter le raisonnement de ceux qui les ont placées. « Les champs de mines, ça se pose dans un ordre bien précis. En diagonale, suffisamment serrée pour exploser sous les chenilles d’un char qui traverserait cette ligne imaginaire. Il y a un plan derrière. Quand on déniche la première mine, puis la deuxième, alors on sait plus ou moins dans quelle zone se trouveront la troisième, et la quatrième. »
Mais il y a quelquefois des surprises : « De temps en temps, les gars ont placé des petites mines antipersonnel, à un endroit où vous avez besoin d’espace : vous êtes à genoux, vous devez bouger, vous reculez un peu, vous marchez dessus, et ça vous arrache un pied ! »
Pour Réal, l’accident n’aura pas lieu en Croatie, mais en Belgique, à deux ans de la retraite…