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La fuite, les enchères et l’oubli collectif

De réfugiés à internés… le camp oublié. Episode 3/3

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None. CC BY-NC-ND.

Après l’entrée en guerre de la Belgique, l’évacuation du château de Fourneau est ordonnée. Aujourd’hui, il reste peu de traces de cet épisode historique. Les derniers effets personnels des internés ont été discrètement vendus et, à Marchin, rien ne fait référence à ce sombre passé. Un devoir de mémoire à géométrie variable ?

Deux heures. Cela fait désormais deux heures que Joseph Herz et Abraham Kimelmann, internés au camp de Marchin, ont fui le centre. Au château, des interrogatoires sont menés, les chambres des protagonistes inspectées. Très vite, les fuyards seront revus. Interceptés par la gendarmerie à une quinzaine de kilomètres, ils sont conduits à la prison de Namur. Cette tentative d’évasion a des conséquences sur les internés. La direction leur interdit d’avoir de l’argent liquide sur eux et souhaite renforcer les clôtures. Histoire d’annihiler toute velléité, déjà excessivement rare. « Sans papiers, sans moyens de subsistance, sans relais, parlant pour la plupart exclusivement allemand, le réfugié a peu de chance d’échapper à la police, » rappelle Callens. « Surtout qu’une fois arrêté, il sait qu’il sera reconduit à la frontière allemande. » Au sein du camp, peut-être même ces hommes se sentaient à l’abri d’un monde extérieur de plus en plus hostile. Ce sentiment volera en éclats, le 10 mai 1940. L’Allemagne lance son offensive.

La fuite

Deux jours après l’entrée en guerre de la Belgique, il est ordonné aux différents camps de réfugiés et d’internés d’évacuer. À Marchin, les bagages sont chargés à la hâte sur une charrette. Le directeur forme avec ses détenus une colonne. Comme des milliers de civils, les voilà sur la route de l’exil. Direction Namur, puis la France encore libre. Leur parcours est chaotique. Confronté à la destruction des ponts et des infrastructures ferroviaires, le groupe part à pied. Trois réfugiés, pris pour des parachutistes allemands à Namur, seront fusillés après s’être écartés de la colonne. On se rend vite compte de la méprise. Trop tard. Si un homme survivra malgré ses blessures, les deux autres décèderont.

Alors en direction d’Amiens, le groupe, pour une raison inconnue, se disperse dans la confusion. Chacun redevient libre de son destin. De nombreux ex-internés regagnent la Belgique quelques semaines après leur départ. Une existence sous les radars. Seules les archives et leurs correspondances livrent quelques indices sur leur nouvelle vie. Plusieurs d’entre eux partagent un logement à Bruxelles. Très vite, les réfugiés contactent leur ancien directeur. Par tous les moyens, ils essayent de récupérer leurs effets personnels (bagages, papiers d’identité, argent…), abandonnés lors de l’évacuation. « J’ai très urgemment besoin de mes vêtements, je suis depuis quatre mois dans un habit, mes souliers et mes bas sont déchirés et la saison froide commence », écrit au responsable un des ex-internés. « C’est ce qui m’a le plus marqué dans mon travail. Il y a des lettres très émouvantes » soulève l’historien Jean-Pierre Callens. « Je savais que j’allais découvrir des personnes, mais, à mesure où je lisais leur correspondance, j’avais l’impression de les rencontrer. »

Le directeur tâchera d’aider au maximum ses anciens détenus, lui qui appuyait déjà leurs diverses demandes lorsqu’ils séjournaient dans le centre. « Entre le marteau et l’enclume, il n’avait pas beaucoup de libertés », rappelle Callens. « Mais il semblerait qu’il a fait ce qu’il a pu, qu’il était humain et prenait en général le parti des réfugiés par rapport à l’administration et à la Sureté. »

La collaboration

Les Juifs vivent désormais dans la clandestinité et une grande précarité. Traqués par les nazis, des dizaines d’entre eux vont être dénoncés aux Allemands. Dans son livre, Jean-Pierre Callens détaille une « collaboration avérée entre l’administration communale marchinoise et l’autorité occupante ». Un inventaire, dactylographié à partir de dossiers, reprend le nom et l’adresse de dizaines d’anciens réfugiés ayant quitté le centre depuis janvier 1940. Sous cette liste nominative, une adresse, écrite au crayon. Celle du siège de la police allemande à Liège, Boulevard d’Avroy. Signe d’une collaboration de grande ampleur ?

Cette note, dont on ne sait que peu de choses, en est la seule trace. Il est plus probable que l’administration ait été divisée. Mais une zone d’ombre persiste. Alors que les archives reprennent tous les procès-verbaux du collège depuis 1830, ceux des années 1939 et 1940 ont disparu. « Ils ont vraisemblablement été brulés » détaille Jean-Pierre Callens, sans en savoir plus sur les raisons et les circonstances. « Je n’ai jamais cru que l’Allemagne seule aurait pu exterminer des millions de personnes. Il leur fallait des listes, des dénonciations… Sur ce point, la Belgique n’a pas encore fait son devoir de mémoire », juge l’auteur qui voit dans ces centres la première étape d’une route menant pour beaucoup de réfugiés à Auschwitz.

« Sans ces camps, ces listes, on aurait retardé la machine allemande. Évidemment, c’est un regard du 21e siècle. Un surveillant qui travaillait à Marchin ne pouvait pas imaginer qu’en remplissant une fiche pour l’administration, il allait être un des premiers maillons d’une chaine qui allait conduire à l’extermination de cette personne. »

Des 272 réfugiés passés par Marchin, on ne sait rien du destin de la moitié d’entre eux. Il est probable qu’ils aient trouvé refuge au sein de la population durant la guerre. Tous n’auront pas cette chance. Certains — ayant quitté Marchin pour un autre centre belge en janvier 1940 — seront expulsés vers les camps d’internement français. Ils y connaitront des conditions de détention effroyables, en rien comparables à celles connues en Belgique. Au total, des dizaines de Juifs passés par Marchin seront déportés à Auschwitz, 88 y périront.

La vente cachée

Tout cela semble déjà bien loin, ce jeudi 25 janvier 1962, au café Fumal, sur la grand’place de Marneffe. Une vente publique est organisée par l’Administration de l’Enregistrement et des Domaines. On se presse dans l’espoir de faire une bonne affaire. Sur l’affiche placardée dans les alentours, les lots à attribuer sont détaillés. Deux lessiveuses, une essoreuse et une machine à coudre sont à acquérir. Des livres, de la vaisselle, des ustensiles de ménage et des outils doivent également trouver preneur. Le premier lot est remporté par un forgeron du coin, pour 2 300 francs. Les autres rapporteront un total de 4 315 francs.

« Le Receveur du Bureau de Hannut a-t-il conscience qu’en apposant sa signature, le lendemain, au bas du procès-verbal de cette vente publique, il met un point final à une des pages les plus sombres de notre histoire ? » se questionne l’historien Jean-Pierre Callens.

Si l’affiche de l’évènement s’est bien gardée de le signaler, les objets exposés portent en eux une lourde histoire. Celle d’anciens détenus des camps d’internement de Marneffe et de Marchin, qui n’ont jamais pu remettre la main sur leurs effets personnels après l’entrée en guerre de la Belgique et leur fuite précipitée. Ce jour-là, à Marneffe, ce sont vraisemblablement les derniers effets personnels de ces réfugiés assassinés qu’on se dispute à coup d’enchères. « C’est paradoxal, ironise Jean-Pierre Callens. On se félicite qu’Eichmann, un criminel de guerre, soit condamné à mort, on se targue d’être démocrates, antinazis, et en même temps, on organise de telles ventes… »

L’oubli collectif

Soixante ans après cette vente, plus de 80 après l’accueil des premiers réfugiés, les souvenirs du camp de Marchin se sont évanouis. Malgré une poignée d’articles dans la presse quotidienne régionale et quelques conférences données suite à la publication de l’ouvrage de Jean-Pierre Callens, l’épisode reste largement méconnu dans la commune condruzienne. Bourgmestre de 2001 à 2020, Marchinois depuis toujours ou presque, Éric Lomba reconnait lui-même n’avoir appris l’existence de ce camp qu’à travers le travail de ce passionné d’histoire. « Je ne sais pas, peut-être est-ce une volonté d’amnésie inconsciente, admet le socialiste, chef de groupe PS au conseil communal et figure incontournable de la vie politique locale. Sans doute parce que ce ne sont pas des histoires sympas. L’accueil des Espagnols a été bien plus honorable, avec des descendants encore vivants et actifs. Avec les Juifs, ça n’a duré qu’un an, il y avait moins de contacts avec la population, c’était fort hermétique ». Raisons pour lesquelles aucune trace, aucun signe de cet épisode ne subsiste sur le territoire marchinois aujourd’hui ?

En février 2017, un procès-verbal du conseil communal annonce la création d’un groupe de travail dont « l’objectif principal est de comprendre ce que fut la politique d’accueil de Marchin envers les réfugiés fuyant les conflits armés ». Parmi les exemples cités : les réfugiés juifs et espagnols du château de Fourneau. Si le 80e anniversaire de l’arrivée des Hispaniques a bien été célébré, il n’en fut rien pour les Juifs. Derrière ce devoir de mémoire à géométrie variable, Éric Lomba y voit surtout un malheureux concours de circonstances et l’absence d’un projet clair. « Il ne faut pas imaginer qu’on se soit opposé à un projet, défend le socialiste. Par ailleurs — et c’est sincère —, on est tout le temps débordés et on a tellement à faire qu’on ne s’est pas précipité sur quelque chose à faire en plus. »

Celui qui est désormais conseiller communal et député wallon, est cependant prêt à « relancer un projet », encore faut-il « savoir quoi faire », « toute idée est bonne à prendre » assure-t-il. Au centre culturel de Marchin, même son de cloche. Président depuis un an, Christophe Danthinne avoue « avoir déjà entendu parler » du camp de réfugiés juifs « sans en connaitre beaucoup plus ». « Ce n’est pas parce que l’histoire est moins belle que ce n’est pas intéressant, au contraire », poursuit-il, envisageant une réflexion future sur le sujet. Avant de promettre à Médor en guise de conclusion : « Ce coup de téléphone ne restera pas sans suite ».


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