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Jeux à Malte, entre régulation et corruption

Bonus web de l’enquête sur les paris sportifs dans Médor 28. Ep. 2/2

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Lucille Germanangue. CC BY-NC-ND.

Dans le secteur du jeu de hasard, les opérateurs belges dénoncent la concurrence des sites illégaux, basés dans des paradis fiscaux. Mais les groupes auxquels appartiennent ces mêmes opérateurs belges sont, eux aussi, installés dans ces états à la fiscalité généreuse. Et y emploient des Belges. Exemple avec Malte, paradis du jeu.

Des sièges confortables, un espace restaurant, des alcôves pour face-à-face professionnel. L’espace de co-working « 230works » est situé à Mosta, ancien village à 15 kilomètres de La Valette (Malte) et qui, aujourd’hui, forme un continuum urbain avec la capitale maltaise.

Tout au bout de la rue émerge une meringue couleur terre. C’est la Rotonde Sainte-Marie. Le lieu est célèbre pour son dôme majestueux, un des plus grands d’Europe. La coupole catholique a été transpercée par une bombe allemande en 1942.

L’arrivée d’un journaliste à Malte pour évoquer le monde du jeu fait plus ou moins le même effet, à en croire Christopher Malli. Ce Maltais à barbe rousse et polo mauve est une des rares personnes du secteur du jeu à avoir accepté de parler à Médor. Il est CEO de L&L Europe, société de jeux de hasard. Quatre sites de cette société sont pointés comme « illégaux » dans le rapport de Ladbrokes. L&L, une entreprise pirate ?

« Nos sites sont accessibles pour les joueurs déjà inscrits qui seraient en Belgique, mais il est impossible pour un Belge de jouer sur nos sites, assure Christopher Malli. Ma réponse est simple : on ne cible pas ce public. Il n’y a pas de mot en français, pas de symbole, et on n’a pas reçu en trois ans un euro d’un ressortissant belge. Si tu cibles un pays, tu dois parler sa langue, proposer sa monnaie, avoir un « payment provider » adapté et faire une publicité active vers le public du pays. L&L ne fait rien de cela en Belgique. »

Médor a fait le test à partir de la Belgique sur trois sites de L&L. Ils sont bien accessibles, mais pour s’enregistrer, il n’est pas possible de choisir comme pays « Belgique ».

Nous avons opté pour le pays « Congo ». Mais sur deux des sites, il faut ensuite donner un numéro de téléphone avec le préfixe congolais imposé. Sur le troisième, un numéro de téléphone belge est accepté, mais la carte bancaire (Mastercard) n’est pas acceptée.

Taxe de rêve

Si tant de sociétés comme L&L sont basées à Malte, c’est parce que ce micro-état a été le premier pays européen à réguler les paris sportifs et jeux de hasard en 2004. Les opérateurs du secteur ont jeté l’ancre dans l’île pour arroser l’Europe de jeux de hasard. Au fur et à mesure que chaque pays, dont la Belgique, s’est doté d’une législation les protégeant de la licence maltaise, cette dernière a perdu de son attrait.

Mais l’île a d’autres atouts charme à faire prévaloir.

Pour les sociétés installées dans l’île, la taxation est comme le ciel : totalement dégagé, sans nuage. « À Malte, vous avez évidemment les avantages fiscaux, explique Enrico Bradamante, président de l’iGaming European Network (iGEN), un réseau de 27 sociétés parmi les plus importantes dans l’industrie du jeu. Vous payez 35 % sur les profits mais l’État vous permet d’en récupérer 30 ! »

Chers jeux

Pour le pays, l’apport du secteur est essentiel. « L’industrie du jeu est une très grosse part de l’économie maltaise, poursuit Enrico Bradamante. La contribution directe du secteur avant Covid avoisinait les 8 % du PIB maltais. Et lors des années Covid, elle a grimpé à 12 % ! Le secteur emploie 10 000 employés, dont 70 % d’étrangers, comme moi-même. »

A côté de L&L, Malte accueille donc des opérateurs de tout pays. Dont des Belges.

Nous voilà à la place Tigne, lovée dans le bout de terre qui s’avance vers la presqu’ile de La Valette. Cette place quelconque accueille The Point, un centre commercial tout aussi quelconque, ainsi qu’un grand bâtiment vitré. C’est dans ce parallélogramme rectangle d’acier que loge entre autres Unibet (Belgium) Limited.

A l’accueil, la réceptionniste le confirme : Unibet Belgium est bien là. Mais ça ne va pas être facile de rencontrer quelqu’un. Elle appelle. Une dame descend (ils ont du tirer à la courte paille à voir la tête qu’elle tire, c’est pas possible autrement).

Cela ne va pas être jouable de nous recevoir, ni aujourd’hui, ni demain. Ni jamais apparemment. Par contre, elle file les coordonnées de la porte-parole en… Suède qui expliquera par mail qu’Unibet Belgique est à Malte parce que le « head office » du groupe est là.

Belges au soleil

A quelques kilomètres de la place Tigne, un premier étage et une boite aux lettres noire au-dessus de la pizzeria Terra Madre accueillent les dix (!) sociétés de GamingOne. La porte est fermée, personne n’est présent. Gaming One appartient au groupe liégeois Ardent qui développe entre autres les jeux Circus et 777.

Le temps d’un bref trajet en navette fluviale, on découvre le quartier historique de La Valette et l’adresse de StanleyBet qui loge au sein d’un cabinet d’avocats (Mamo TCV).

Non loin de là, la licence de Bwin Holdings/Entain se trouve au sixième étage du Penthouse Palazzo Spinola. Le concierge assure que le groupe aurait depuis déménagé à The Point (mais là, on m’assure qu’Entain n’est pas là…). Depuis le soleil maltais, Betway Limited gère également les sites belges Sports.betway.be et casino.betway.be.

Pour le ministre de la Justice Vincent Van Quickenborne, cette présence des opérateurs belges dans un paradis fiscal n’est pas matière à discussions. « La loi sur les jeux de hasard l’autorise. Toute autre réglementation serait contraire au principe de la libre circulation des services qui s’applique dans toute l’Union européenne. »

Outre la fiscalité, Enrico Bradamante, président de l’iGaming European Network (iGEN) avance comme argument d’implantation à Malte les compétences locales, mais lui-même peine à trouver des développeurs ou des responsables marketing.

« Malte est un pays avec un marché de l’emploi dynamique, beaucoup de jeunes bien formés, qui parlent les langues (notamment le néerlandais, ce qui est important pour nos développements aux Pays-Bas), confirme François Le Hodey, patron du groupe IPM (La Libre, la DH, LN24, L’Avenir,…) qui possède en partie Sagevas (Betfirst). La langue usuelle chez Betfirst est l’anglais, nous sommes en relations avec beaucoup de fournisseurs internationaux. »

Betfirst ne possède pas de licence maltaise. Ce qui n’empêche pas la société d’IPM d’avoir en 2018 installé ses quartiers dans celui cossu de Ta’ Xbiex (prononcez Tâch Bîch). Là, les nez pointus de bateaux de luxe mouillent dans la « Garden Yacht Marina », de vraies gueules acérées de requins tenus en laisse dans leur niche marine.

Betfirst, scooters et trottinettes

Perpendiculaire à la marina, le bitume de l’avenue Princesse Elisabeth est encadré par une haie d’honneur de bâtisses hautes et imposantes. C’est au numéro 14, que Betfirst a élu domicile. La façade neuve est ornée de vitraux bleu et rouge, délicate touche de couleurs dans le gris béton de la maison.

A l’intérieur, tout est blanc, les colonnades, le sol, les murs. Quelques plantes en pots dans un coin s’époumonent à verdir le paysage tandis qu’un grand aquarium de petits poissons jaunes bleus rouges orange fait office d’écran géant. Sans jeux.

Le vaste hall accueille une équipe jeune, c’est elle qui a garé ses trottinettes et scooters devant l’entrée. Impossible pour la directrice RH, qui pilote l’équipe, de répondre à nos questions. Qui alors ? François le Hodey ne vient jamais à Malte, Alexis Murphy (CEO) une fois par mois. Elle nous renvoie vers ce dernier, basé à Bruxelles.

Alexis Murphy explique la présence de Betfirst à Malte via un partenaire allemand qui aurait fait faillite et dont Betfirst aurait repris les activités.

Si Betfirst est à Malte, elle le doit sans doute aussi à son partenaire Jacques Elalouf, businessman bien ancré dans l’île via son groupe Netbet. Il rentrera dans le capital en 2018, en même temps que l’émigration de Sagevas vers Malte.

Ils sont une trentaine à travailler sur l’île. L’équipe pourrait déposer ses valises à Hong-Kong ou à Etterbeek que cela ne changerait rien. Elle évolue devant son écran, organise les jeux et les paris, les calcule, les encourage, les pousse, les balance. Ce staff est comme les poissons de l’aquarium. Tranquille dans le bocal, sans contact avec la moiteur maltaise.

Difficile pourtant d’ignorer le contexte économico-politique de Malte depuis cinq ans.

Scandale et corruption

Des scandales à répétition, des affaires de corruption dans le secteur du jeu, et le meurtre de la journaliste Daphné Caruana Galizia (crime indirectement relié au secteur du jeu, via le principal suspect Yorgen Fenech, propriétaire de plusieurs casinos sur l’île) avaient fini d’achever toute crédibilité aux dirigeants politiques de l’île.

Parmi les réponses proposées par le gouvernement maltais, un « Gaming Act » en 2018 était supposé assainir le secteur du jeu via des mesures législatives et régulatoires. Le Gaming Act renforçait notamment les compétences de contrôle de la Malta Gaming Authority (MGA).

Selon l’économiste local Philippe Von Bockdorff, « la MGA est mieux placée à présent qu’auparavant. Malte a besoin d’une autorité régulatrice crédible pour assurer que le secteur du jeu est durable (…) en autorisant des firmes qui respectent les standards les plus stricts. »

Efforts payants

Les efforts auraient-ils payé ? En 2022, Malte a été retiré de la “liste grise” sur laquelle elle avait été placée en 2021 par le gendarme mondial de la lutte contre le blanchiment d’argent et le terrorisme, le Groupe d’action financière (Gafi), soulignant ainsi les mesures engagées par Malte pour assainir son économie. La transparence du secteur y est par ailleurs bien plus grande qu’à Gibraltar ou Curaçao.

« Sur le plan professionnel et de notre expérience, Malte est un environnement de travail qui est devenu très structuré, appuie François Le Hodey. Il y existe heureusement une élite politique de qualité, dont par exemple Roberta Metsola, la présidente de notre Parlement Européen. »

Médor a bien tenté une interview de la MGA pour confirmer les progrès du secteur en matière de gouvernance.

La demande était basique : comprendre le système de contrôle et licence du pays. Après mail, visio, refus inexpliqués de rencontres, nous sommes allés jusqu’à leurs bureaux en bord de mer dans le quartier de SmartCity, à Ricasoli pour tenter d’avoir une explication.

Résultat : après avoir patienté à l’accueil, Médor a aperçu les deux responsables de la communication courir dans le couloir pour éviter de parler à la presse !

Médor n’est pas le seul à être logé à cette enseigne. Des médias prestigieux comme The Guardian ou France 2 peinent à obtenir réponse à leurs questions.

La fuite de la MGA s’explique peut-être par l’ enchainement des scandales de corruption qui la concerne, le gendarme du jeu étant soupçonné d’être un bandit.

Assainir enfin le secteur

Selon le Times of Malta, Headcliffe Farrugia est en effet accusé d’avoir transmis des documents sensibles à des opérateurs privés. Or, l’homme était le CEO de la MGA de 2018 à 2020 !

Dans la foulée, l’ancien chef technologie de la MGA, Jason Farrugia (pas de lien de parenté), est lui aussi trainé en justice pour des accusations de blanchiment d’argent, fraudes, corruption et trafic d’influence. Son cas est lié à un autre ancien de la maison, Iosif Galea, suspecté de racket d’informations sensibles et fraude fiscale. Lors de notre séjour à Malte (mai 2022), l’homme occupait malgré lui le devant de la scène politique et médiatique. Alors qu’un mandat d’arrêt émis par l’Allemagne à son encontre courrait, Iosif Galea avait été arrêté en vacances en Italie, dans un groupe d’amis qui comptait… l’ancien Premier ministre du pays, Joseph Muscat.

Ce n’est pas la première fois que l’entourage de Muscat pose question. Son ancien chef de cabinet, Keith Schembri, est soupçonné d’être impliqué dans l’assassinat de la journaliste Daphné Carruana Galizia. Selon The Guardian, Yorgen Fenech aurait signifié que Keith Schembri était à la base du décès de la journaliste. Cela commence à faire beaucoup.

Le chemin pour assainir le secteur du jeu à Malte est encore long. Là aussi il faudrait courir…

Enquête réalisée avec le soutien du Fonds pour le Journalisme en Communauté Wallonie-Bruxelles

Le Médor 28 qui contient la grande enquête sur les paris sportifs, et son complément sur les jeunes face aux jeux, est en vente dans toutes les vraies librairies.

medor28
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  1. Mais là où Dieu est balèze, c’est qu’elle n’a pas explosé !

  2. L’adresse URL www.netbet.be (consultée le 8 septembre 2022) redirige d’ailleurs vers le site de Betfirst.

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