Le châlet Piron : "Au relais du CDH"
Enquête (CC BY-NC-ND) : Olivier Bailly
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Faut imaginer… Un chalet de chasse de près de 300 mètres carrés construit illégalement en 2006 en zone forestière. Sans le moindre permis d’urbanisme. Une intervention des pompiers fin 2006 parce que le toit a flambé, des réunions à tire-larigot dans le lieu avec l’échevin de la Forêt dans les parages. Et trois ans plus tard, quand enfin la construction est dénoncée à l’urbanisme, l’échevin jure n’avoir rien vu. Par quel tour de magie ? Bienvenue à Our, le pays du patron de Thomas & Piron…
Début juillet 2018.
Appel téléphonique. Numéro inconnu.
Je décroche.
« Bonjour, Monsieur Piron, de Thomas & Piron.
Vous avez demandé pour avoir un RDV avec moi. Mon représentant vous a téléphoné pour vous dire qu’on voulait bien vous recevoir mais avec mon avocat parce que vous avez un amas de mensonges en votre possession. Je ne sais pas très bien ce que vous avez été ramasser chez tous les cancans du coin. Donc l’avocat sera là. Vous n’enregistrez pas mais moi je vais vous enregistrer. Et j’aurais bien voulu avoir vos questions à l’avance, sinon on ne fait pas le RDV. »
Un appel de moins d’une minute. Médor a donc envoyé à Louis-Marie Piron les questions concernant ses territoires de chasse, dans les 24 heures, et ce sera Bernard Pâques, son avocat, qui annulera le rendez-vous, le remplaçant par des réponses écrites.
Louis-Marie Piron était un peu énervé. Il en a marre des jalousies, attaques infondées, acharnements divers et décisions injustes de la Justice. Pour son avocat Bernard Pâques qui connaît le patron depuis plusieurs années, ce dernier « est clairement et incontestablement la victime d’une campagne de dénigrement. »
Cette entrée en matière est aussi un avant-goût des pratiques de Louis-Marie Piron du côté de Our : c’est lui qui dicte les règles du jeu, quitte à les réinventer en cours de route.
PIRONLAND
Le petit village ardennais d’Our a été déposé non loin de Redu. Cet assemblage de quelques rues revendique, à juste titre, sa place parmi les plus beaux villages de Wallonie. Deux établissements y ont installé leurs fourneaux : la brasserie Les Terrasses de l’Our et le restaurant gastronomique La table de Maxime, des lieux délicats initiés par Louis-Marie Piron. Les ravissantes habitations d’Our sont surplombées par un autre « village », bien plus imposant : l’entreprise « Thomas & Piron », société dirigée par Louis-Marie Piron. Surface de stockage extérieur de 17 525m², 2000 employés, un chiffre d’affaires pour 2018 espéré à un demi milliard d’euros. A voir le nombre de camionnettes au logo « T&P » garées devant les récentes quatre façades, l’entreprise fait vivre pas mal de personnes de la région. Bienvenue à Pironland.
Enfant du coin et fort de son poids économique, le bâtisseur a pris quelques libertés avec les règles urbanistiques pour réaliser ses rêves. En attestent des travaux sans permis comme une petite station de pompage puisant l’eau du coin, un étang sur des terres communales ainsi que la création d’un terrain de golf modifiant la topographie des lieux, comme le mentionne un PV du Département Nature et forêts (l’administration wallonne en charge de la gestion des forêts, qui dispose de 400 agents en permanence sur le terrain) rapporté par le journal Le Soir en 2011.
« Le golf était réalisé en zone agricole, explique à Médor Jean-Luc Aubertin, alors fonctionnaire délégué de l’urbanisme en Luxembourg. Il s’agit d’équipement récréatif en zone agricole. Cela peut être autorisé mais il faut un permis, une étude d’incidence complète et il n’y a pas d’automaticité dans l’acceptation ! » A Our, Piron construit d’abord, les autorités locales valident ensuite.
LE PETIT CHALET DANS LA FORÊT
L’histoire commence à dater mais l’affaire du chalet de chasse est emblématique de ces petits arrangements entre amis.
Bref rappel des faits : à Our, Louis-Marie Piron, « LMP » ou « TP » pour les gars de la région, a fait construire en 2006 un luxueux chalet en zone forestière. D’une valeur avoisinant les 650 000 euros selon TV Lux, le bâtiment suréquipé couvre une superficie de 285 mètres carrés, soit onze fois la surface autorisée (25 mètres carrés) ! Ce chalet sert de salle de réception lors des chasses organisées par le propriétaire du lieu.
En 2009, l’agent du DNF (Département Nature & Forêt), Roland Dubois, signale l’infraction urbanistique. Le fonctionnaire délégué de l’urbanisme en Luxembourg, Jean-Luc Aubertin, reçoit le dossier. L’affaire du chalet Piron est lancée et ira jusqu’au bout : « Il fallait détruire. Impossible de régulariser une infraction d’une telle ampleur », explique encore aujourd’hui Jean-Luc Aubertin. Mais impossible n’est pas Piron, estime Louis-Marie.
Première instance, cour d’appel, cour de Cassation. Tout y passe. Quatre ans de procédures, plusieurs avocats sur le dossier (et non des moindres, l’avocat vedette Marc Uyttendaele est de la partie), et une décision judiciaire en 2013 qui confirme la destruction et met fin à la saga du « chalet Piron ».
L’homme d’affaires cherchera également à en faire don à la commune ou à la Foire de Libramont, tout en s’assurant de disposer du lieu pendant la période de chasse. La commune de Paliseul (qui comprend le village d’Our) s’écrase, cherche par tous les moyens d’éviter le camouflet au patron local : la majorité propose une régularisation par l’adoption d’une révision du plan de secteur, une mesure en réparation pour permettre une transaction financière de quelques milliers d’euros. La Région s’y oppose. Mieux. Alors que la commune de Paliseul se doit, après le constat d’infraction, d’entamer des démarches judiciaires, son avocat sera payé par… Louis-Marie Piron ! Argument invoqué : le patron bâtisseur ne souhaite pas que la commune débourse de l’argent dans le dossier. Pourtant, une assurance auprès de la Compagnie d’assurances Ethias couvrait déjà les frais d’avocat de la commune à raison d’un montant d’intervention fixé à 12 500 euros. Un avocat payé par la partie adverse, tout est-il vraiment possible à Our ? Le substitut du procureur du Roi de Neufchâteau Dimitri Gourdange mettra fin à ce voyage en absurdie. De recours en propositions alternatives, LMP aura tout tenté. « A la décharge de Monsieur Piron, personne ne l’a découragé à construire ce chalet », avance Jean-Luc Aubertin.
Voilà tout ce qui a été déjà dit sur ce chalet. Mais il y a encore une histoire à écrire.
TOUT LE MONDE AU COURANT
Juin 2018, Jean-Marie Arnould commande une Leffe au « Régent », établissement faisant face à l’Opéra national de Bordeaux. C’est dans ce coin de France que l’ex-agent du DNF profite de sa retraite. Loin des forêts d’Our qu’il a arpentées à partir de 1981. « LMP a commencé à chasser en 1982 ». Les deux hommes se tutoient. Arnould fait des petits boulots pour LMP, mais trois fois rien. « Jamais LMP ne m’a corrompu » clame l’ex-agent du DNF. C’est pourtant Jean-Marie Arnould qui fermera les yeux sur la construction du chalet. Celle-ci a lieu en 2006. « Peu avant que la construction ne débute, on s’est retrouvé à trois personnes sur le site et là, LMP annonce qu’il a l’intention de construire un chalet. Moi je lui dis « Attention, c’est en zone forestière » ! Mais LMP assure qu’il le construira et qu’en cas de problème, il connaît bien le ministre Antoine (NDLR alors ministre du Logement, des Transports et du Développement territorial). »
L’ex-agent DNF Arnould estime que toute la hiérarchie du DNF était au courant. « Nous passions devant en équipe pour aller marteler (marquage des bois à abattre et/ou vendre). Personne ne m’a demandé d’agir. Aujourd’hui, je le regrette. » Jean-Marie Arnould avait d’autant moins envie de dégainer le carnet à PV que sa femme travaillait alors pour LMP. Elle préparait le repas des chasseurs.
ALLÔ, C’EST LE MINISTRE ANTOINE
L’entre-soi local du chalet n’aurait pas été mis au jour si l’agent Dubois n’était pas arrivé sur le triage (un territoire affecté à la surveillance d’un garde forestier du DNF) en remplacement de Jean-Marie Arnould. Avec un nouveau chef de cantonnement (l’ancien étant Brieuc Quevy, aujourd’hui à la tête de la DGO3, la Direction Générale de l’administration wallonne pour l’agriculture, les ressources naturelles et l’environnement), il décide de sortir les cadavres du placard. Et le chalet en est un. LMP sera par ailleurs excédé par la persévérance/intransigeance/obstination (selon le point de vue) de l’agent forestier, cet homme qui lui a coûté si cher. Lors d’une toute première rencontre sur le site même du chalet, le patron l’aurait interpellé : « Dites, vous allez cesser de m’emmerder, tout ce que je fais est beau ici, vous croyez terminer votre carrière ici ? » Roland Dubois ne se laissera pas impressionner et… LMP invitera l’agent du DNF dans sa jeep pour faire un tour sur le triage. « En toute sympathie, l’orage était passé, précise Roland Dubois. Pour le reste des années passées à Our, il a été d’une correction exemplaire à mon égard. C’est assez typique de sa manière de fonctionner. Il joue toujours avec les limites, les teste. »
Le dossier du chalet file à Arlon, dans les bras du fonctionnaire délégué Aubertin, qui recevra un étrange appel. C’est le ministre Antoine (cdH). « Il me parle d’une histoire de chalet, reste vague sur le propriétaire. Puis me demande de lui envoyer le dossier. J’ai refusé ». Quelques jours plus tard, son directeur de cabinet retentera le coup. Peine perdue. Une intervention qui n’a rien d’exceptionnel pour André Antoine : « Monsieur Piron était très désabusé et il m’a demandé s’il était possible de régulariser. Il est normal pour un ministre de connaître les termes d’un problème pour pouvoir répondre aux sollicitations. Et le dossier était très clair : il était impossible de faire quoi que ce soit. D’autant plus que j’avais à l’époque décidé d’exécuter les jugements via la Cellule d’exécution forcée. Il n’y a eu aucun passe-droit. » Difficile de croire tout de même que le ministre intervient personnellement sur tous les litiges liés à des permis urbanistiques, qui se comptent en centaines par année. Mais le dossier « chalet Piron » ira au bout. LMP démontera l’édifice pour le reconstruire en plus prestigieux encore du côté d’Opont.
« Il faut lui reconnaître une chose, avance Roland Dubois, quand il fait les choses, il les fait bien. » Et jusqu’au bout.
LE TROISIÈME HOMME
Jean-Marie Arnould revient sur la discussion où LMP évoqua pour la première fois le chalet : « La troisième personne présente lors de cette rencontre, c’est Jacques Polinard. » Jacques Polinard est une personnalité politique locale. Ce président du Conseil Cynégétique de Our, ami de LMP, est aussi conseiller communal, apparenté au cdH. Dans l’ancienne majorité (renversée en 2012), il était… échevin de la Forêt pour la commune de Paliseul ! Lors de l’affaire du chalet, il a assuré ne pas être au courant de l’existence de l’imposante bâtisse alors qu’une intervention de pompiers a lieu en décembre 2006.
Et en mars 2008, quand Jacques Polinard envoie la convocation de l’AG du Conseil Cynégétique d’Our, le lieu de rendez-vous est « le Chalet de chasse de LM PIRON à OUR ».
L’échevin de la Forêt en réunion dans une infraction urbanistique ? Un chasseur, sous couvert d’anonymat, ainsi que Jean-Claude Lamotte, chasseur et ancien-garde chasse, l’affirment.
Selon ces témoins et documents, l’échevin de la Forêt Jacques Polinard aurait donc fermé les yeux sur l’infraction. L’homme politique assure, lui, l’avoir signalée dès qu’il en a eu connaissance. Mais à la demande de Médor, le service urbanistique de la commune de Paliseul a recherché trace de ce signalement et ne l’a pas retrouvé…
RECONVERSION DISCRÈTE
Quand la majorité communale changera lors des élections 2012, Jacques Polinard, pensionné des chemins de fer à 55 ans, en profitera pour devenir indépendant. Et faire par la suite de la gestion forestière, entre autres pour LMP. C’est également lui qui démarche des propriétaires terriens pour permettre le rachat de terrain via la société Efimo de LMP. Ces rachats seraient de plus en plus nombreux dans la région.
La société Efimo est passée en dix ans de 4,5 millions d’euros en « terrains et constructions » en 2006 à 17 millions en 2017. Un investissement d’environ 12,5 millions en « terrains et constructions » dans la région ? Sur le seul conseil cynégétique de Our qui couvre 18 000 hectares, la chasse Piron est titulaire de 2836 hectares de surface forestière et 996 de surface agricole. Pourquoi un tel développement, notamment via Efimo ou la récente société Frênesagri ? Réponse de LMP (via son avocat) : « Monsieur Piron se contente d’investir dans sa région, à laquelle il est fortement attaché. Dans ce cadre il acquiert effectivement des terrains agricoles ou autres, lorsque cela est possible. La société Frênesagri est une société agricole. Les acquisitions faites par Monsieur Piron se font uniquement dans le cadre d’une simple gestion de son patrimoine, sans arrière-pensée ou projet sous-jacent ».
Efimo est aussi la société qui était propriétaire du… chalet de chasse de monsieur Piron. Jacques Polinard préfère que son lien professionnel avec cette société ne s’ébruite pas. Ni dans les médias, ni au conseil communal. Comme lors de cette séance en mai 2016 où la commune décida de rejoindre l’asbl « Forêt au fil de l’Our ». Celle-ci devait assurer « le développement des bâtiments, infrastructures et équipements faisant partie du domaine forestier, récréatif et pédagogique à Our, lieudit du Pré-Colté ». Le lieu en question ? Le terrain du chalet Piron. Le président de cette asbl est François Piron, fils de Louis-Marie, repreneur des affaires T&P et administrateur de la société Efimo. Ultime tentative de préserver le chalet ? Cette asbl ne concrétisera jamais ses ambitions. Pour la représenter au sein de l’asbl, la commune désigne trois personnes : le bourgmestre, l’échevine concernée et au sein de l’opposition, Jacques Polinard. Qui se place en délicate situation de conflit d’intérêts, entre son client et son mandat d’élu. Et s’en explique : « Dans mon groupe politique (minorité) j’étais celui ayant la fibre forestière, biodiversité et chasse donc il m’a été tout naturellement demandé d’être ce représentant. » Toujours selon Jacques Polinard, le rôle de la commune était uniquement de mettre à disposition de l’asbl la forêt communale au bénéfice d’un large public. « Si à l’époque nous avions su qu’un lien de subordination existait entre M. Polinard et un/ou des fondateurs de cette ASBL, nous aurions sans doute attiré l’attention sur ce problème, explique Freddy Arnould, bourgmestre de Paliseul. Mais c’est avant tout un cas de conscience personnel. » De fait. Un conseiller communal travaillant pour Piron qui représente la commune dans une asbl présidée par Piron et placée sur un terrain de Piron. Pas certain qu’il allait avoir les coudées franches…
Jacques Polinard se représente aux élections communales d’octobre 2018 sur la liste « Pour vous ». Mais qui est donc ce « vous » ?