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Reynders, Fontinoy & cie, les liens du clan

Episode 5/…

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Pauline Rivière. CC BY-NC-ND.

Les services de renseignements et leur comité de contrôle ont dysfonctionné en 2015. C’est ce qu’affirment deux anciens du comité R (l’organe de contrôle en question). À l’époque, le Kazakhgate devenait une réelle préoccupation pour le ministre des Affaires étrangères Didier Reynders et son proche conseiller Jean-Claude Fontinoy parcourait le monde pour des investissements risqués à la SNCB. Or, en août 2015, un émissaire du ministre Reynders fut parachuté à la Sûreté de l’Etat. Pour bloquer des flux d’informations ?

Dans une plainte déposée au Parquet fédéral, le 30 septembre dernier, l’ex-agent de la Sûreté de l’Etat Nicolas Ullens, défendu par l’avocat bruxellois Alexis Deswaef, a dénoncé le harcèlement et les menaces de mort qu’il aurait subis pour s’être, selon lui, intéressé d’un peu trop près au tandem Reynders/Fontinoy, « dont les noms revenaient dans plusieurs dossiers de corruption et de blanchiment ». Il estime avoir été empêché de faire son travail à la Sûreté, à partir de 2015, et affirme que le Comité R, organe censé contrôler les activités des services de renseignements, l’a menacé s’il persévérait. L’agent Nicolas Ullens explique qu’il rassemblait des informations compromettantes sur le ministre Didier Reynders et son conseiller Jean-Claude Fontinoy, par ailleurs président de la SNCB. Une de ses sources était un… membre du cabinet Reynders.

Médor a recueilli deux témoignages qui confortent la version de Nicolas Ullens, quant aux freins mis aux enquêtes. Ces témoins occupent encore des fonctions en vue dans l’appareil d’Etat. Ils ont demandé l’anonymat. À l’époque des faits, ils exerçaient des responsabilités au sein du Comité R.

Témoin 1. « J’étais membre du Comité R, en 2015, quand il y a eu de grosses difficultés internes. Pas seulement à la Sûreté de l’Etat, mais aussi chez nous. Nous ne pouvions pas critiquer la Sûreté, ni intervenir sur de réels dysfonctionnements. Je peux confirmer ce qui a été dit par l’ex-agent de la Sûreté Nicolas Ullens. Il a été dénigré. Ce n’était pas normal. Nous-mêmes, nous n’avons pas pu faire ce que nous voulions pour enquêter. Aussi, il nous a été dit de laisser Monsieur Fontinoy tranquille. »

Témoin 2. « Ce qu’explique Mr Ullens est crédible. Il travaillait de manière cohérente. Il rassemblait de l’information. Je ne peux pas confirmer qu’il a été menacé, mais à la Sûreté de l’Etat, on cherchait à le bloquer. J’ajoute que son dossier n’était pas si exceptionnel que ça. Nous en avons vu d’autres, des cas d’entraves politiques au bon fonctionnement. »

À quand remonterait ce fonctionnement « anormal » ? Pourquoi ?

Tant la Sûreté de l’Etat que le Comité R censé la contrôler sont politisés. Et le 11 octobre 2014, la donne politique a changé au Royaume de Belgique. À l’échelon fédéral, en tous cas, le Mouvement réformateur (MR) se retrouve seul parti francophone au pouvoir avec trois partis flamands, dont la N-VA. La veille, l’affaire du « trio kazakh » a été mise à l’information par le parquet de Bruxelles. Pour rappel, la Belgique aurait modifié sa loi de transaction pénale, en 2011, pour soulager trois hommes d’affaires kazakhs en délicatesse avec la justice belge. Ceci à la demande de l’Elysée, la France cherchant à bétonner la « commande militaire du siècle » passée par le Kazakhstan.

Le parachutage qui tombe à pic

Didier Reynders sent-il le vent se lever ? En août 2015, le ministre MR des Affaires étrangères place un de ses conseillers de cabinet, Hugues Brulin, à un poste créé sur mesure : il devient le n°3 de la Sûreté. Il fallait oser ce parachutage, car la fonction n’existait pas avant cela. Et la candidature du nouveau venu n’avait pas été retenue, un an plus tôt, pour le poste d’adjoint à l’administrateur général (c’est un socialiste qui avait été choisi).

L’été 2015, le n°3 Hugues Brulin arrive par la fenêtre, crispe illico les syndicats et rejoint un autre soutien de Reynders : Frank Jaumin. Ce dernier est promu à la tête du service de contre-espionnage et, donc, de toutes les enquêtes sensibles (les divisions « économie », russe et chinoise). La lutte contre la corruption et le blanchiment ne figure pas en tant que telle parmi les missions de la Sûreté. Mais, comme n’importe quels fonctionnaires, ses membres sont tenus de dénoncer les irrégularités dont ils sont informés.

On peut toujours imaginer un effet du hasard ou un retour de balancier, à l’issue d’une tranche d’histoire où les chrétiens-démocrates étaient dominants au sein des services de renseignements. Mais là, il est évident que le Vice-Premier Reynders entre en force. Et deux hommes de confiance auraient donc pu verrouiller les déclarations ou confidences embarrassantes sur le Kazakhgate, à l’heure où la Justice cherche à tracer le paiement de commissions à des officiels ou à des émissaires belges.

À la même époque, Jean-Claude Fontinoy est également sur la sellette, subissant des accusations de corruption à peine voilées, de la part de l’administrateur-délégué de la SNCB Jo Cornu et de la ministre ayant la tutelle sur les Chemins de fer, Jacqueline Galant, MR.

Or, au cours des années précédentes, la Sûreté de l’Etat a recueilli une série de renseignements concordants à propos des manières de procéder du bras droit de Didier Reynders, Jean-Claude Fontinoy (qui travaillait au cabinet Reynders avec Hugues Brulin, avant le départ de ce dernier pour la Sûreté). Voici quelques extraits d’informations recueillies sur Jean-Claude Fontinoy :

Un rapport daté de 2010 observe que dans le cadre du déménagement de la police vers la cité administrative de Bruxelles, « le décideur (à la Régie des bâtiments) est clairement Jean-Claude Fontinoy », mais qu’ « il conditionne son accord à un payement occulte d’un million d’euros ». Ce rapport découle d’indications recueillies auprès d’un informateur occasionnel (un « IO ») bien introduit dans le milieu immobilier. Le même rapport et d’autres de 2009 ou 2012 pointent les mauvaises habitudes de la firme Breevast, dont le patron hollandais sera placé en détention préventive, en 2017, dans le cadre de cette opération immobilière controversée.

Train de vie « inexplicable »

On y lit encore que « le train de vie » de Fontinoy semble « totalement inexplicable » pour les habitants de Mozet, constatant qu’il occupe « un petit château décoré de très nombreux objets d’art », s’ajoutant à l’achat d’une ferme classée et de plusieurs maisons voisines. Ceci, neuf ans avant que le parquet de Namur ose ouvrir une information judiciaire à son propos (information confirmée jeudi 28 novembre).

D’autres rapports s’interrogent sur des investissements au Congo, envisagés par la SNCB endettée. Ils pointent l’amitié qui semble unir l’ « administrateur » Fontinoy (il n’est pas encore président) à l’homme d’affaires Georges Forrest. Ils datent de 2012. Parfois, les indications contenues dans ces rapports classés « secrets » tiennent de l’anecdote. Ainsi, après avoir serré la pince de Forrest, toujours en 2012, Fontinoy est allé rencontrer le président rwandais Paul Kagame, s’est rendu compte que son GSM risquait d’être piraté et a « décidé de le détruire », constate la Sûreté de l’Etat. Il ne voulait pas qu’on s’en occupe, dit le rapport. De peur qu’on mette le nez « dans ses affaires ».

Tout ceci est antérieur à 2015. À l’époque, le boulot semble « normal ». Les agents de la Sûreté s’informent, traquent de l’espionnage économique (passant souvent par la corruption) et s’ils détectent des indices concrets de blanchiment ou de corruption, ils sont censés en avertir la justice. À condition qu’on les laisse faire…

Un type qui se raconte des histoires ?

Le seul agent de la Sûreté à avoir dénoncé, à visage découvert, des immixtions politiques dans ce travail de l’ombre, c’est donc Nicolas Ullens de Schooten, travaillant sous la direction de Frank Jaumin. Nicolas Ullens ? « Un type qui se raconte parfois des histoires », pensent une partie de ses collègues. « Un enquêteur sérieux qui est guidé par le bien public », disent d’autres (Médor a constaté que les avis sont partagés). En marge du dossier Kazakhgate, il rédige 14 rapports avant d’en être empêché par son chef Frank Jaumin, affirme-t-il, puis de voir arriver Hugues Brulin et d’être privé de deux informateurs jugés précieux (« dont un membre du cabinet Reynders », selon les informations transmises à Médor par l’avocat Alexis Deswaef) et enfin de se voir menacé par le directeur des enquêtes du Comité R, Frank Franceus, étiqueté N-VA. Tous trois sont cités dans la plainte pour harcèlement et menaces de mort, dont Ullens impute également la responsabilité à Reynders et Fontinoy. Ces manœuvres dilatoires se seraient renforcées fin 2015.

Depuis cette plainte du 30 septembre, Nicolas Ullens et son avocat ont déjà été entendus par des policiers fédéraux, à propos de ces accusations. Le 18 novembre dernier, l’ex-agent des renseignements belges a aussi été auditionné à Paris, en tant que témoin, par la juge d’instruction Aude Buresi. Celle-ci enquête sur le volet français du Kazakhgate. En Belgique, en revanche, l’investigation judiciaire relative au trio kazakh serait au point mort depuis le décès de l’ex-ministre Armand De Decker.

L’axe MR-PS

Mais tous les autres dossiers politico-financiers ? Où en sont-ils ? Un fonctionnement normal de la Sûreté, depuis 2015, aurait-il pu faciliter le travail de la justice, l’alimenter en informations ?

Deux commissaires de la police fédérale, en charge de dossiers sensibles, entendus séparément par Médor, affirment qu’à l’époque, toute l’attention a été portée sur l’antiterrorisme, en raison des attentats de Paris et de Bruxelles, et que « certaines enquêtes comme le Kazakhgate ont été freinées ». Deux anciens responsables du Comité R parlent de l’époque précédant les immixtions présumées de 2015 et ajoutent un élément. Vu la politisation croissante de l’institution, ces deux magistrats remarquent qu’au-delà des rivalités politiques apparentes, le nouvel axe fort au sein des services de renseignements et du Comité R est un axe MR-PS.

Médor a voulu se forger un avis objectif quant à d’éventuels impacts sur les enquêtes judiciaires. Existe-t-il un tableau de bord statistique du nombre de perquisitions, de commissions rogatoires, d’inculpations ? Nous avons interrogé le ministre de la Justice Koen Geens (CD&V) à ce propos. Puis le Collège des Procureurs généraux, dont la première mission consiste à « élaborer une politique criminelle cohérente ».

Nos questions ont porté sur cinq dossiers pour lesquels Didier Reynders et/ou son entourage direct ont fait l’objet d’une attention médiatique soutenue, ces cinq dernières années. Il s’agit :

  • Du Kazakhgate. En 2011, la Belgique élargit donc sa loi de transaction pénale. Didier Reynders est alors ministre des Finances. L’Elysée intervient clairement auprès de membres du MR pour favoriser ce changement légal. Il a pour effet de permettre à des hommes d’affaires kazakhs d’éviter un procès. Et à la France de confirmer un accord commercial avec le Kazakhstan, portant sur du matériel militaire. Des commissions occultes ont été prouvées en France ; elles restent à établir en Belgique.

  • Du dégel des fonds libyens. À partir de 2012, la Belgique débloque une partie de l’argent stocké par la Libye de Kadhafi au sein de la banque Euroclear, à Bruxelles. Sans l’accord formel de l’ONU et sans contrôle de l’usage des fonds, semble-t-il, qui auraient pu servir à des livraisons d’armes dans le contexte d’une guerre civile à Tripoli. Ministre des Affaires étrangères, à l’époque, Didier Reynders a toujours affirmé qu’il n’avait pas donné l’ordre de libérer ces fonds.

  • Du déménagement du siège de la police fédérale en direction de la cité administrative de l’Etat. La décision a été prise en 2010, en période d’affaires courantes et avec Didier Reynders comme ministre en charge de la Régie des bâtiments. Les liens étroits unissant Jean-Claude Fontinoy aux lobbyistes ayant favorisé l’opération sont de notoriété publique. Le patron de la police, les intermédiaires en question et le CEO de la société bénéficiaire (Breevast) et seule candidate ont été arrêtés, inculpés ou auditionnés.

  • De la construction de l’ambassade de Belgique à Kinshasa. En 2012, c’est la firme flamande Willemen qui a été choisie de manière peu transparente, d’après plusieurs sources. Ici encore, le nom de Jean-Claude Fontinoy apparaît notamment dans les rapports de la Sûreté de l’Etat comme l’homme à convaincre.

  • Des investissements immobiliers autour des gares. En juin 2015, la SNCB transmet au parquet de Bruxelles l’audit fatal à trois dirigeants de la filiale Eurostation, soupçonnés d’abus de biens sociaux. Ils sont congédiés. Une enquête judiciaire aurait été ouverte dans la foulée. Impossible de savoir si elle a visé aussi Jean-Claude Fontinoy et l’administrateur socialiste Luc Joris, très concernés par le dossier des gares (lire le Médor 1 : « Quand l’intégrité déraille ».)

Voici la réponse du ministre de la Justice à nos interrogations sur le suivi de ces dossiers :

« Veuillez contacter les parquets qui traitent ces dossiers. Le Ministre ne peut pas distribuer d’information judiciaire, car les pouvoirs en Belgique sont indépendants. »

Menace de prescription

Nous avons prolongé le questionnement auprès du Collège des Procureurs généraux. Suite à cela, le parquet fédéral nous a donné le même « conseil ».

Nous avons engagé ce tour des parquets en commençant par le dossier SNCB.

Réponse du parquet de Bruxelles :

« L’instruction est en cours. (…) Nous ne donnons jamais les noms des juges d’instruction. »

L’enquête SNCB/Eurostation a-t-elle réellement commencé ? L’un des principaux accusateurs, l’ex-administrateur délégué Jo Cornu, n’a jamais été entendu par la police. Idem pour le président du CA Jean-Claude Fontinoy, comme il l’a déclaré à Médor.

La plus ancienne de ces enquêtes judiciaires (le déménagement du siège de la police fédérale) date déjà de 2010 et la prescription menace. Aucune enquête n’est arrivée au stade des réquisitions de renvoi devant un tribunal correctionnel.

Aucun magistrat que nous avons interrogé, aucun policier, aucun autre journaliste ou avocat n’a semblé en mesure de dresser un panorama clair de ces dossiers entremêlés. Dès lors, les accusations flottent dans l’air. La lenteur de la justice, les freins éventuels à son évolution mènent au même résultat : la suspicion et le doute.

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Commentaire de Claudine Fraiture

Enquête absolument remarquable, je ne regrette pas m’être abonnée, au contraire.

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