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Le Président Fontinoy et ses menaces de mort

Episode 3/…

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Pauline Rivière. CC BY-NC-ND.

« Je ne voulais pas lui laisser suivre les dossiers ferroviaires comme il l’entendait. Il a essayé de m’acheter. Puis il a dit qu’une mort brutale était vite arrivée… ». Voilà le témoignage d’une personne qui a travaillé sur les dossiers du rail, avec Jean-Claude Fontinoy. Médor vous raconte la face sombre du président de la compagnie nationale des Chemins de fer. Un homme qui fait peur. Lié depuis vingt ans au ministre Reynders.

« Je suis un cheminot » (…) « Ma vie privée ne regarde personne » (…) « Je n’ai jamais été inculpé, perquisitionné, ni même entendu, malgré tout ce qu’on a dit de moi. Surtout à propos de ces Kazakhs… »

Ainsi s’exprime, sec et rocailleux, l’actuel président de la SNCB Jean-Claude Fontinoy, par ailleurs expert de très longue durée au cabinet du ministre fédéral Didier Reynders, bientôt commissaire européen.

Fontinoy, 74 ans depuis le 1er mai, c’est « le » bras droit de Didier Reynders. Celui de toute une vie politique. « 35 ans de bonheur, avec Didier », raconte-t-il. Une vraie vie de couple… Un duo visé par des accusations, dont on ne sait pas toujours lequel des deux elles visent en premier.

Accusé de corruption

Au printemps dernier, la façade de l’une des deux fermes-châteaux familiales de Fontinoy, à Mozet, sur la commune de Gesves, a été taguée en rouge avant que des ouvriers ne viennent vite gommer l’accusation honteuse : "corruption", "argent", "sang libyen".

Il s’agit sans aucun doute d’une allusion au scandale Euroclear. Du nom de cette banque internationale où était gelée, à Bruxelles, une partie du trésor de guerre de l’ancien dictateur libyen Mouammar Kadhafi. Depuis plus d’un an, des médias comme Le Vif/L’Express et Kairos, suivis par la justice belge, ont cherché à tracer l’argent qui figurait sur ces comptes. Quelque 2 milliards d’euros auraient disparu.

Au Parlement fédéral, la responsabilité politique du ministre des Affaires étrangères Didier Reynders a été mise en cause. Un ancien agent de la Sûreté de l’Etat, Nicolas Ullens de Schooten, a même accusé le ministre Reynders et son conseiller Fontinoy de corruption et de blanchiment. L’agent estime qu’on l’a empêché d’enquêter. Il est défendu en tant que lanceur d’alerte par l’avocat bruxellois Alexis Deswaef, ancien président de la Ligue des droits humains.

Le 30 septembre dernier, malgré le classement sans suite décidé juste avant ça par le parquet de Bruxelles, Deswaef a déposé au nom d’Ullens une plainte contre X visant des menaces de mort et du harcèlement dans le cadre d’enquêtes de corruption et blanchiment (faits non avérés à ce stade) dans plusieurs dossiers politico-financiers. Sur cette plainte impliquant un ministre, c’est le procureur général de la Cour d’appel de Bruxelles qui devra décider… s’il enquête vraiment.

Voici donc une petite balade immobilière à Mozet, sur les traces du patrimoine de Jean-Claude Fontinoy :


Restons un moment à Mozet, où Jean-Claude Fontinoy attend Godot ou les premiers policiers. En septembre dernier, le média d’investigation flamand Apache.be a dévoilé de nouveaux indices de corruption visant cette fois l’asbl « Les plus beaux villages de Wallonie » (Mozet en est un), dont Fontinoy occupe la vice-présidence. Selon des sources judiciaires, le parquet de Namur a mis le dossier à l’information. Deux plaignants auraient affirmé qu’on voulait leur soutirer des dessous de table.

Ainsi va la vie de l’ingénieur qui aime se nommer « cheminot » : jamais tranquille comme un bout de ligne ferroviaire. La vraie rencontre avec Reynders a le rail pour prétexte. Elle date de l’époque où Reynders a 28 ans et reçoit la présidence de la SNCB. S’il n’était pas franc-maçon (à Luxembourg), Fontinoy aurait pu entrevoir le messie, lui le petit cheminot. Le jeune loup libéral, juriste, intello est à mille lieues de lui ressembler. Mais bientôt, il va lui changer la vie, lui permettre de rencontrer Sarkozy, Kabila et leurs bras droits comme lui.

Petit à petit, Fontinoy se scotche à Reynders. Didier Reynders est député, Fontinoy étale son sens des réseaux dans les coulisses du Parlement. Didier Reynders découvre la Régie des voies aériennes, c’est tant mieux, l’expert en tout Fontinoy adore les entreprises publiques. Telle la Régie des bâtiments, son éden, disent plusieurs sources.

Il est pincé, mais Reynders le reprend

Pourquoi cet attachement à un seul et unique patron politique ? Par ambition et goût de la stabilité. Au début des années 1990, en effet, alors qu’il n’est encore ni administrateur ni forcément président, Jean-Claude Fontinoy aurait été pincé par la police en train de copier des plans dans le bureau de l’administrateur-délégué de la SNCB. Ceux relatifs au programme d’investissement 1996-2005 de la compagnie ferroviaire. Cette turpitude semble avoir été bien maquillée. Sous la forme d’une pension anticipée ou d’un congé de maladie, selon les versions, discordantes sur ce seul point.

Didier Reynders ne lui en a pas tenu rigueur. Dès qu’il est devenu ministre, en 1999, il l’a emmené avec lui. Il lui a servi de paratonnerre pendant vingt ans. Au point que l’homme politique en devienne suspect au sein de sa propre « famille ». « Au MR, dit un puissant libéral, on ne sait pas vraiment qui tient l’autre. Mais ils se tiennent. »

"Je reviens de Lourdes"

Ce soutien de Reynders envers Fontinoy s’est marqué discrètement, mais de manière indiscutable en 2015.

2015, un tournant pour de multiples raisons. L’année où tout aurait pu s’achever. Et où le clan Reynders resserre les boulons.

En ce début janvier, le président Fontinoy a de multiples raisons de se réjouir, et juste un petit nuage à l’horizon. Commençons par les bonnes nouvelles. Le « baron » de Mozet peut se féliciter d’avoir entretenu de bonnes relations avec des membres de la famille royale (reçue à plusieurs reprises dans la Tour de Royer, un bâtiment du XVIIIème siècle acheté en 1996). Il doit s’enorgueillir du repas qu’il avait contribué à organiser chez Bruneau, grâce à son don pour le placement. Cinq ans avant leur mariage de raison, la direction du MR et Bart De Wever, président de la N-VA, avaient testé leurs atomes crochus. Et forcément, Fontinoy en était. Quand ils commencèrent à gouverner ensemble, en 2015, donc, le rusé cheminot put garder son engin : la SNCB.

Oh, il y a bien la lettre agacée reçue ce mercredi 21 janvier 2015. C’est Jo Cornu, administrateur délégué de la SNCB, qui lui écrit. La première fois qu’ils se sont vus, Cornu a dit à Fontinoy :

– «  Ah, vous êtes encore là ?  »

Réponse de Fontinoy :

– «  Je reviens de Lourdes  ».

Mais là, Cornu a passé le temps des petites moqueries. Il envoie du lourd, a priori :

« Cher Monsieur le Président, vos trois courriers (…) illustrent une fois encore la volonté de la Présidence et ses services d’intervenir de plus en plus dans le fonctionnement opérationnel de l’entreprise. »

Le CEO de la SNCB en a ras la casquette depuis le début de son mandat, deux ans plus tôt, à peine. Karel Vinck, lui, a refusé de travailler avec Fontinoy. C’était une dizaine d’années avant ça. Là, Jo Cornu constate des immixtions présidentielles dans les dossiers des gares, en Belgique, en Russie, en Inde – où son courrier s’offusque d’un possible paiement de commissions «  d’une valeur de 35 %  ».

Cornu redoute que Fontinoy joue sa carte personnelle (et celles d’amis entrepreneurs ?) dans le gouffre à milliards de la Jonction Nord-Midi. Et le patron prend donc sa plus belle plume pour déplorer les « très gros risques financiers  » pris par Fontinoy dans ses contacts personnels avec des dirigeants étrangers ou des investisseurs potentiels, et l’inciter à un « retour à une gouvernance normale ». (voir le document)

Qui est le vrai patron ? Forcément, le CEO. C’est lui qui gère au quotidien. Comme un chef de gouvernement. Alors que le président de la SNCB est censé contrôler, surveiller à distance, assurer le même rôle qu’un Parlement. Mais le boss, c’est Fontinoy, dirait-on.

Par retour de missive, le président Fontinoy nie l’administrateur délégué Cornu dès le lendemain. Avec du venin, il tend sa plume vers une tierce personne, la ministre de la Mobilité Jacqueline Galant qui, elle, doit veiller aux intérêts de la collectivité, pas seulement aux données comptables de la compagnie ferroviaire.

Fontinoy sait que la ministre MR Galant (et surtout sa cheffe de cabinet Dominique Offergeld) a été envoyée par Charles Michel pour reprendre le contrôle sur sa petite personne. Le clan Michel contre Reynders/Fontinoy : le MR tout entier attend l’issue du combat.

Voici ce que Fontinoy écrit à la libérale Jacqueline Galant :

« Madame la Ministre, je tiens à attirer votre attention sur le fait qu’il n’est nullement dans mon intention de m’ingérer dans le fonctionnement opérationnel de l’entreprise, mais l’article 162 bis de la loi du 26 mars 1991 prévoit que le président du conseil d’administration et l’administrateur délégué soient d’un rôle linguistique différent. »

Cela sent la naphtaline. Mais Fontinoy sait où il va :

« Il n’est dès lors pas anormal que le Président soit plus fortement impliqué dans une entreprise publique, que dans des entreprises privées. »

Cornu est déjà au tapis. Il quittera le train en marche, quinze mois plus tard, dégoûté et en colère, comme le serait déjà sa remplaçante Sophie Dutordoir.

En solo pour le Congo

Car malgré toutes les lettres du monde, Jean-Claude Fontinoy continue dès les jours suivants sa gestion parallèle. Le 6 février 2015, par exemple, quinze jours après le rappel à l’ordre, Fontinoy mène une délégation d’hommes d’affaires à l’ambassade de Belgique, à Paris. Objet de la rencontre avec des officiels de la République démocratique du Congo ? Un projet de « corridor de transport ouest ». À quel titre ? Cette fois, le «  Président  » avait préféré sa casquette d’ «  expert au cabinet des Affaires étrangères  ».

Puis, Fontinoy insiste. Il se rend à Kinshasa, du 16 au 19 février, à la tête d’un groupe d’hommes d’affaires représentant surtout les forces vives anversoises. Le PV de ces réunions est clair. Le président de la SNCB, parce qu’elle pourrait intervenir sur des projets ferroviaires au Congo, prend lui-même son bâton de pèlerin. Mais au nom de qui parle-t-il ? De la SNCB dont il n’est que le président du CA ? Ou en tant qu’émissaire personnel du ministre MR Didier Reynders ? Le statut de Jean-Claude Fontinoy paraît ambigu. Le ministre sortant Didier Reynders n’a pas voulu répondre à nos demandes d’éclaircissements. Expert au cabinet Reynders, pointe le PV, Fontinoy s’autorise une rencontre en solo avec Moïse Ekanga, un proche conseiller du président Kabila.

Ekanga Fontinoy
Pourquoi Fontinoy s’isole-t-il avec le conseiller financier du président Kabila, en février 2015, à Kinshasa ? Voir le document complet ici.

Rencontre au sommet ? Avec qui, au juste ? Selon une enquête de l’agence de presse Reuters, Moïse Ekanga serait un des négociateurs envoyés par Kabila à Dubaï, en 2015, la même année, pour négocier les commissions partagées entre la firme belge Semlex et la présidence congolaise dans le cadre d’un contrat portant sur la livraison des fameux passeports les plus chers du monde.

Surtout en Afrique, Fontinoy compromet à l’époque l’Etat, sa fonction. Il s’intéresse à l’érection de l’ambassade belge de Kinshasa, selon plusieurs témoins. Soupçons de corruption, ici aussi, à lire de nombreux médias. Il est à peine nommé administrateur de la Société belge d’investissement pour les pays en développement que celle-ci se perd dans un investissement controversé au Congo, en misant 11 millions de dollars sur la société productrice d’huile de palme Feronia, vivement critiquée pour ses conditions de travail, selon l’ONG Human Rights Watch (et cette enquête du Vif, il y a un an).

« Durant toutes ces années, j’ai été choqué par l’attitude de Jean-Claude Fontinoy, résume un administrateur de la SNCB, issu du même bord politique. On voyait bien qu’au-delà des gouvernements, des ministres et des alliances, Fontinoy s’est toujours senti au-dessus de tout ça. La gare Calatrava de Liège, c’est lui. Le deal avec les socialistes pour implanter un projet équivalent à Mons, aussi. Pareil pour des projets en Flandre, du reste. Il nous inquiétait. Il fonçait de son côté, sans la moindre transparence. » De nombreux témoins dénoncent le partage d’influences qui s’est opéré de 2009 à 2016 avec un lobbyman socialiste – Luc Joris, l’homme qui a fui une perquisition en filant par le jardin arrière de sa maison – établi à Luxembourg, usant lui aussi d’incessants sous-entendus et tendant l’oreille en conseil d’administration seulement lorsqu’il était question d’investir près d’une gare.

Même Charles Michel perd

Depuis ces années chahutées 2015 et 2016, les acteurs principaux de cette pièce ont quitté la scène. Sauf Jean-Claude Fontinoy… Le n°1 Jo Cornu a demandé à être déchargé de ses fonctions. Le n°3 Michel Allé (PS) a renoncé face aux attaques personnelles du président. Plusieurs témoins affirment que Fontinoy a tout fait pour l’écarter. Trois dirigeants de la filiale Eurostation, chargée du développement immobilier autour des gares, baignant dans une culture malsaine, ont servi de fusibles lorsqu’un audit massacrant a été transmis à la justice, au printemps 2015. Luc Joris a fini par être lâché par son parti, le PS, après qu’il a été inculpé pour corruption dans un autre dossier (l’affaire Dragone). Pour d’autres raisons, la ministre de la Mobilité Jacqueline Galant et sa cheffe de cabinet Dominique Offergeld ont également courbé l’échine. Elles avaient donc été placées là par le chef du gouvernement. Mais même Charles Michel a perdu face à Fontinoy/Reynders.

Deux patrons de firmes nous ont indiqué avoir tenté ou réussi à sensibiliser la direction du MR sur les pratiques du président, qui réclamait une sorte de dîme comme s’il s’était trompé d’époque à force de vivre parmi les vieilles pierres. Médor a recueilli leurs plaintes. Un témoignage est plus précis et glaçant que tous les autres. Il émane d’une personne au service de l’Etat, comme on dit. Gestionnaire respectée ayant servi la SNCB pendant plusieurs années et dont les mésaventures ont été confirmées par d’autres. Médor a décidé d’anonymiser cette source. Pour la protéger.

Voici ce qu’elle raconte :

« J’ai essayé de faire comprendre à Jean-Claude Fontinoy que je ne suivrais pas les dossiers ferroviaires comme il l’entendait. En faisant jouer ses relations. Sans aucun respect pour les règles de gouvernance qui se sont imposées dans de plus en plus d’entreprises publiques ou privées. Il a insisté. On en est resté là… Je pensais qu’il avait compris. J’avais été ferme. Je lui avais montré la porte s’il cherchait à exercer un contrôle excessif sur les investissements ferroviaires, l’immobilier, les infrastructures. La seule chose qui l’intéressait. Un jour où j’ai dû trop le contredire à son goût, après même qu’il m’ait proposé de l’argent, il m’a dit de faire attention. Qu’une mort brutale était vite arrivée.  »

Nous avons confronté Jean-Claude Fontinoy à cette version, donnée aux deux principaux leaders du MR, Charles Michel et Didier Reynders, à l’époque de ces menaces graves. Après trois « pas de commentaire », le « Président » Fontinoy a écouté la fin de la question :

« Des menaces de mort ? Ça me fait sourire. »

Le mandat de président de la SNCB est très « politique ». Il sera réattribué dès qu’un nouveau gouvernement fédéral sera en place. Le « Président » Fontinoy ne nous a pas dit s’il était candidat. Isolé, fort seul d’un coup. Sans Reynders.

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