Des paroles et des matraques (opinion)

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Katherine Longly. CC BY-NC-ND.

Hier soir, on discutait. Ce matin, Arlon était en état de siège. Pourquoi ?

Avertissement : cet article, qui est une humeur, est signé par un non-journaliste. Fait exceptionnel, chez Médor. Mais Esteban Debrulle est aussi chargé de projets chez Médor et a modéré et organisé le débat de clôture de notre Médor Tour à Arlon. De retour de la ville, avant son travail du soir à Bruxelles, il a écrit ce commentaire, avec son parti-pris. Nous le publions in extenso pour nourrir le débat public.

Disons-le d’emblée, je ne suis ni journaliste, ni chroniqueur. Je travaille comme chargé de projets au sein de la coopérative Médor, média belge et indépendant d’enquêtes et de récits. Pour faire court, je crée du lien entre les journalistes et des communautés afin de proposer une information de proximité qui soit pertinente pour les lectrices et les lecteurs, qualitative en termes d’impact et qui puisse servir d’outils pour construire des solutions communes. Les termes clés de ce boulot sont « créer du lien, être acteur de changement, restaurer la confiance ».

Hier soir, dans le cadre de la clôture d’une semaine passée en immersion à Arlon, j’organisais un débat dont la première partie portait sur la Zone à défendre (ZAD) implantée sur un espace vert de 30 hectares appelé la Sablière de Schoppach, et qui fut un havre de bio-diversité abandonné par la commune qui l’a revendu en 2017 à l’intercommunale Idélux. Nous avions obtenu que les zadistes, le bourgmestre et le président de l’intercommunale soient présents.

Réunir ces acteurs au même moment dans un même endroit ne fut pas chose facile. Depuis le Conseil communal explosif du 20 novembre, les parties en présence ne s’entendaient plus. Toutes les tensions culminaient à ce vendredi où les uns craignaient d’être expulsés, tandis que les seconds redoutaient une manifestation de casseurs, évènement pourtant annoncé comme annulé depuis le 21 novembre. Nous avions donc décidé d’organiser un débat qui propose un échange de vues sur les modèles sociétaux défendus par chacune des parties.

Les interlocuteurs -car, oui, ils n’étaient que des hommes, comme ce fut justement relevé par une membre du public- étaient invités à s’exprimer durant 12 minutes sur la vision de société qui sous-tendait le projet porté par chacun. L’objectif de ce moment était de recréer du dialogue entre des acteurs qui jouent la carte de l’intox et finissent par s’emmurer dans une idée qu’ils se font de l’autre.

C’est le bourgmestre, d’abord, qui a défendu un modèle de prospérité pour sa région. L’intercommunale ensuite a rappelé toutes les actions qu’elle entreprend pour favoriser un développement économique harmonieux. Elle a tout de même laissé une porte entr’ouverte en se laissant le choix de renoncer au projet en cas de résultats d’analyses de sol à venir qui seraient défavorables.

Les zadistes, enfin, ont conclu par un discours en rupture, énonçant qu’ils étaient la génération qui ne profitera pas d’un prétendu ruissellement des richesses et qu’elle refuse d’être celle qui travaillera sans perspective de pension sur une planète vidée de ses substances essentielles. Mais le représentant des zadistes a introduit son propos en dénonçant le climat de terreur qui était à l’œuvre à Arlon, du fait, selon lui, du bourgmestre.

Et c’est bien de terreur dont il est question au lendemain de ce débat.

À l’heure où j’ai entamé ces lignes (vendredi fin de matinée), plus d’une centaine de policiers avaient déjà pris leurs quartiers dans les rues d’Arlon. Une interdiction de stationnement, voire de circulation parfois, était en vigueur dans pas moins de 35 rues du centre. Et c’est au moins 20 combis de police qui roulaient à toute vitesse en direction du chef lieu.

Le motif ? Une manifestation qui pourrait déborder. Pourtant, cette manifestation que les zadistes avaient lancé il y a trois semaines pour visibiliser leur mouvement et rendre publiques leurs revendications un mois après leur arrivée sur le site de la Sablière est annulée depuis plus de 10 jours sur tous les réseaux sociaux. La rédaction de Médor a rencontré les zadistes à de nombreuses reprises cette semaine, et encore ce matin, a eu confirmation qu’il n’y avait aucune volonté d’organiser une manif car le climat est "trop tendu" et que le temps était à l’apaisement.

Alors, comment expliquer qu’hier soir, on discutait et que ce matin, Arlon était en état de siège ?

"Mesures préventives" nous dit on à la Ville. Il y aurait des casseurs qui voudraient venir mettre Arlon à sac. Jeudi en fin de matinée, soit quelques heures avant la tenue du débat, au cours d’une opération coup de poing de la police fédérale venue en nombre devant la ZAD, une personne aurait été interpellée. Elle aurait été en possession d’un objet tranchant de type hache ou machette. Sans compter que cette information était invérifiable au moment des faits, il convient de se demander ce que 5 fourgons de police étaient allés chercher en se rendant sans prévenir autour d’une zone, certes disputée, mais jusqu’ici pacifique.

Il est aussi légitime de se demander si une personne vivant dans un bois depuis un mois porte une hache comme une arme ou comme un outil du quotidien ?

A 10 heures du matin, le nombre de zadistes était difficile à évaluer, mais des renforts étaient arrivés. Qu’ils soient de la région ou d’ailleurs, ils étaient tapis dans les bois, un oeil sur chaque entrée du site à guetter une arrivée probable de bataillons policiers. Un hélicoptère tournait au-dessus d’eux.

Dans la ville, la présence policière est indéniable. Une auto-pompe est prête. Les renforts également. La situation frôle l’absurde. Les uns craignent que tous ces renforts policiers soient le signe d’une évacuation annoncée. Les autres sont là pour cadrer un évènement, pourtant annulé, mais potentiellement dangereux. Et, au milieu, la population arlonaise est éprouvée et échaudée.

Alors que conclure de tout ça ? Et bien, il ne me semble pas présomptueux de dire que les zadistes ont eu raison sur un point : l’action politique et policière a installé un climat de peur qui nuit gravement au dialogue et à toute forme de débat démocratique. Sans délégitimer le combat qui les anime et les nombreux soutiens dont ils bénéficient, les zadistes, c’est avant tout 50 jeunes activistes qui campent dans une forêt parce qu’ils ont un projet, peut-être un rêve.

En face, les moyens policiers, eux, sont bien réels. Dans les rues, la tension est palpable. Ouvrir ou non son commerce ? Sortir dans la rue ? Où se garer pour faire ses courses ou se rendre à la gare si certaines rues sont interdites au stationnement ? Les zadistes sont-ils aussi dangereux qu’on le dit ? Ai-je un look à me faire interpeller pour un contrôle d’identité ? Autant de questions qui ont germé dans l’esprit des Arlonais alors que la manifestation n’aura pas lieu. Pas plus que l’expulsion qui a mis en présence autant d’éléments dangereux, et potentiellement inflammables.

Alors, oui, j’ai cru que le débat d’hier allait permettre de recréer du lien. Non, je n’ai pas pensé que la solution viendrait au cours du débat et que tout le monde se quitterait copain. Mais la mise en garde lancée par les zadistes a trouvé un écho dans la réponse politique. Il y a de quoi être dégoûté par l’arsenal policier déployé aujourd’hui. Et révolté aussi qu’une irresponsabilité aveugle prédomine dès qu’un groupe de personnes s’élève pour repenser l’avenir.

Dans mon boulot et dans ma vie, je cherche à créer des espaces où penser cet avenir, celui de nos quartiers, de nos médias, de nos boulots, de nos modes de consommation et de mobilité. A l’heure de conclure ces lignes et mon projet sur le Médor Tour, je me rappelle que si une matraque ne peut empêcher quelqu’un de penser, elle n’a pas non plus le pouvoir d’ouvrir le dialogue.

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