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Saint Germain et frère Dufour

Des victimes dénoncent l’« Abbé Pierre belge »

À Liège et au-delà, Germain Dufour était une icône. Et puis, ce prêtre-ouvrier, ex-sénateur Écolo, est décédé en 2023, enterrant par la même occasion une enquête qui le concernait pour des faits potentiels d’atteinte à l’intégrité sexuelle et de viol. De nombreux nouveaux témoignages récoltés par Médor jettent une lumière crue sur une affaire presque oubliée.

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Morgane Griffoul. CC BY-NC-ND

On a connu des lundis plus calmes en Cité ardente. Le 8 octobre 2018, dans la dernière semaine des élections communales, Payknow tient une « exclu ». L’éphé­mère site lancé par Vincent Flibustier – déjà créateur d’articles parodiques par l’intermédiaire de Nordpresse – lâche une info cette fois-ci tout à fait sérieuse : « Un candidat VEGA à Liège accusé de plusieurs viols sur des SDF. »

Trois jours plus tard, l’asbl Point d’Appui publie un communiqué. L’association, qui accompagne juridiquement les étrangers en séjour précaire ou en situation irrégulière, confirme avoir informé le procureur du Roi liégeois de « faits de mœurs » qu’aurait commis Germain Dufour à l’encontre de « jeunes hommes majeurs vulnérables hébergés chez lui ». Des personnes « à la rue, en séjour illégal, sans aucun revenu » qui ont refusé de porter plainte, « craignant une arrestation et une expulsion dans leur pays d’origine ».

Le système paraît trop vicieux et le scoop trop explosif pour que La Meuse ne s’en empare à son tour. Le quotidien tient d’abord à rappeler l’honorable pedigree de Germain Dufour, connu à Liège pour son « refuge pour personnes en détresse », avant d’interroger l’avocat de l’intéressé, censé pousser la liste de gauche VEGA, à la 49e et dernière place : « N’est-on pas devant une véritable cabale politique ? »

Si le soufflé médiatique retombe vite, l’information judiciaire fraîchement ouverte finit par déboucher sur une instruction faisant état de trois plaintes et d’un minimum de six victimes potentielles. Sauf que Germain Dufour décède début 2023 et que, comme la loi le prévoit, l’affaire est alors enterrée avec lui. Dans ce dossier, il n’y aura donc ni procès, ni condamnation, ni reconnaissance de victimes. Rideau. Mais aujourd’hui, les langues se délient : grâce à 21 nouveaux témoignages directs et indirects, Médor a ainsi pu identifier sept autres victimes potentielles pour des faits d’atteinte à l’intégrité sexuelle et de viol.

L’œuvre de saint Germain

À première vue, il n’existe pas de meilleur terme que celui d’icône pour qualifier Germain Dufour. Aux yeux de certains, il est un « saint » ; pour d’autres, il est au moins un « personnage inspirant ». Né un jour de juin 1943 à Wasmes-Audemetz-Briffœil, une section de la commune de Péruwelz, ce fils d’agriculteur effectue ses classes au collège franciscain de Tournai et voue un culte à François d’Assise.

Si saint François renie la bourgeoisie pour se rapprocher des marginaux, saint Germain délaisse la vie monastique pour filer en France, à la rencontre des laissés-pour-compte, alors qu’il vient d’avoir dix-huit ans. C’est décidé : il sera « prêtre-ouvrier », c’est-à-dire inséré dans la vie, la vraie, avec l’abattage d’un métier et le respect d’un vœu de pauvreté. Les idées prennent forme. Le jeune Dufour veut réinvestir les logements vides, s’opposer à l’expulsion de sans-papiers, favoriser le dialogue islamo-chrétien.

Alors il pousse le chemin jusqu’au bout : en 1970, il s’installe dans un quartier populaire de Liège. L’endroit s’appelle Pierreuse, c’est l’un des plus anciens de la Cité ardente, et Germain y fait vite partie des murs. Ses cheveux longs, sa barbe et ses pieds nus dans ses sandales y sont de toutes les luttes. Il milite contre l’extension du palais de justice, participe à la fondation de plusieurs asbl et accueille une quinzaine de sans-abri dans une, puis deux maisons de la rue Volière. « C’était comme une sorte de squat organisé », glisse-t-il à Pascale Thys, autrice d’une étude sur les différents types d’habitat solidaire.

C’était aussi une manière de mettre en pratique sa vision du vivre-ensemble : les résidents, avec qui il cohabite, sont soit toxicomanes, soit alcooliques, soit sans papiers ; quand ils ne cumulent pas l’une ou l’autre de ces « difficultés ». « Ce qui faisait la spécificité du projet de Germain, illustre Pascale Thys, c’est qu’il pensait que chacun allait se tirer vers le haut. » En 1987, le « squat organisé » prend le nom d’Espace fraternel, mais reste une association de fait qui ne rentre dans aucune case, qui ne répond à aucune réglementation et ne peut donc recevoir aucun subside.

Dufour, lui, accepte de s’afficher sous une étiquette. Il rallie Écolo en cette même année 87 et jongle avec deux mi-temps : le matin, il balaie les rues de Liège ; l’après-midi, il assiste l’échevin de l’urbanisme, Raymond Yans. L’exercice d’équilibriste intrigue. Le prêtre-ouvrier se présente aux élections communales de 1988, siège au conseil, puis mène la liste Écolo pour le Sénat dans l’arrondissement liégeois. Avec succès. Le grand public découvre alors ce moine fort en gueule, grand orateur, qui ose se rendre au Sénat en train, les pieds toujours aussi nus dans ses sandales.

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Morgane Griffoul. CC BY-NC-ND

Transformé en prédateur

Du côté de ses proches, on rappelle que « toute sa solde » de sénateur est passée dans son « Espace fraternel ». Au mitan des années 90, Germain Dufour délocalise progressivement le refuge vers le bas de la rue Volière, au numéro 1, dans une ancienne école à l’ombre de l’église Saint-Servais. De nouveaux résidents partagent les lieux selon quelques règles élémentaires : tâches ménagères à tour de rôle, interdiction de boire de l’alcool, de vendre de la drogue, mais permission d’avoir des relations sexuelles.

Le frère Dufour, ouvertement critique vis-à-vis du vœu de chasteté, aurait-il appliqué à outrance ses propres principes ? Celui qui n’a pas non plus fait de mystère de son homosexualité ni de sa défense de la cause, réalisant l’affront de bénir un mariage gay dans l’église Saint-Servais, se serait ainsi transformé en prédateur une fois franchies les portes de l’Espace fraternel. En Pierreuse, on raconte par exemple avoir rencontré l’un de ses cohabitants, un homme qui aurait dû fermer sa chambre à double tour, la nuit, au début des années 80. Bernhard Pelzer, ancien du quartier, explique quant à lui avoir croisé un jeune hébergé rue Volière, au début des années 90 : après avoir accepté de planquer son haschich, Germain Dufour lui aurait demandé une curieuse « faveur »…

Longtemps, ces histoires scabreuses sont restées confinées au rang de bruits, des rumeurs au sujet desquelles on posait la question du bien-fondé à Liège, et surtout en Pierreuse, où certains le « vénèrent » encore. « Le quartier lui doit beaucoup, mais il y a d’autres aspects qui n’étaient pas défendables », grince une figure historique de Pierreuse, qui peine à masquer le malaise.

Le 1er août 2018, après plusieurs années à entendre des « allusions », puis des témoignages de plus en plus édifiants de bénéficiaires, l’asbl Point d’Appui a fini par lancer l’alerte. Dans son courrier adressé au parquet, l’association détaille les faits rapportés par des victimes potentielles : Germain Dufour ferait notamment irruption dans les douches, ainsi que dans les chambres, et forcerait leurs occupants à dormir dans ses bras.

« Ce n’étaient pas que des caresses »

Au fil des témoignages recueillis par Médor, un « profil cible » se dessine déjà : il s’agit toujours d’hommes, pour la plupart en situation irrégulière. Rares sont ceux qui, comme Pedro, ont porté plainte. Ce sont les sorties dans la presse, en octobre 2018, qui l’ont motivé à aller jusqu’au bout. « Quel est l’intérêt pour moi de m’afficher ? », pose celui qui préfère garder l’anonymat, notamment parce qu’il n’a pas de titre de séjour. Arrivé sur le sol belge en 2010, il a résidé à plusieurs reprises et durant de longs mois au sein de l’Espace fraternel, bien obligé d’y retourner à cause d’une « pauvreté totale ». Pedro dit avoir été victime d’attouchements ou de tentatives d’abus « au moins trois fois ».

Aussi parce que sa « force », selon lui, est de détenir des papiers européens, Karim se montre plus bavard. Il confirme l’absence d’intimité et la menace constante qui aurait pesé sur ce refuge insalubre : des chambres qui ne ferment pas à clé, d’autres qui ne disposent d’aucune porte, à l’instar de cette douche du rez-de-chaussée sur laquelle Germain Dufour bénéficiait d’une vue imprenable depuis son propre lit. Lorsqu’il lui fait visiter l’Espace fraternel début 2019, le prêtre-ouvrier aurait proposé à Karim de dormir dans le fond du couloir de ce rez-de-chaussée, faute de mieux. L’information judiciaire le concernant est alors ouverte depuis quelques mois et cela ne semble pas perturber ses habitudes. « Si je sors en culotte la nuit pour aller faire pipi, ça te dérange ? », aurait-il demandé à Karim. « Je me suis dit que cette question était bizarre. Plus tard, j’ai compris qu’il voulait me tester… Combien de fois il a mis son cul, sans culotte, juste en face de moi, à 2 ou 3 heures du matin ? »

Karim, qui aurait été plusieurs fois contraint de repousser ses avances, parle aujourd’hui de « harcèlement ». Il n’a pas osé porter plainte. « Comment peut-on faire cela au nom de Dieu ? Il s’attaquait à des gens très détériorés et il savait très bien ce qu’il faisait. » Plusieurs témoins affirment en effet que tout était « calculé », tandis que d’autres éléments suggèrent que les résidents auraient pu être triés sur le volet. D’après l’étude sur les habitats solidaires, Dufour refusait « environ deux personnes par jour » et effectuait une sélection « surtout par le bouche-à-oreille », l’Espace fraternel ne pouvant accueillir qu’une quinzaine de personnes. Alors, en guise d’introduction, il aurait posé une question à Ramesh Tewar. C’était en juin 2018, quand ce dernier s’est présenté à lui dans l’espoir d’intégrer le refuge : « Es-tu homosexuel ? »

La suite aurait été similaire aux deux témoins précédents, à la différence que Ramesh a souhaité s’exprimer en son nom – « il est de notre responsabilité de dire la vérité » – et que les abus auraient été jusqu’à un doigt enfoncé dans l’anus. « Ce n’étaient pas que des caresses. Il y allait franchement », déclare-t-il au cours de son audition, le 28 mai 2019. S’il affirme effectivement être homosexuel, Ramesh assure n’avoir donné à aucun moment son consentement. Que ce soit pour cette fois où il aurait lu un texte « sur le respect de la sexualité » à Germain Dufour et que le gestionnaire des lieux lui aurait touché le sexe en retour, ou pour ces câlins, ces bisous et ces invitations graveleuses à répétition.

Une « monnaie d’échange »

« Quand tu n’as pas de papiers, on peut encore plus profiter de toi », rage Ramesh Tewar, d’abord accueilli dans une tente de la cour de l’ancienne école et reconnaissant de pouvoir dormir dans un « endroit sûr ». « Je n’avais pas de famille, pas d’argent… Et je me suis retrouvé encore plus en insécurité. » Quand il se résout à déposer une plainte, alors que l’affaire n’a pas encore été rendue publique, Ramesh n’est pas entendu. Il est plutôt arrêté pendant 24 heures : en Belgique, être sans papiers constitue un délit pénal. En se rendant à la police, Ramesh a donc pris le risque d’être expulsé vers l’Inde, son pays d’origine.

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Morgane Griffoul. CC BY-NC-ND

« La plupart de ces personnes vivaient dans une extrême précarité. Certaines étaient aussi toxicomanes ou très fragiles psychologiquement. Elles étaient des proies faciles… Ou elles étaient hébergées chez Germain Dufour, ou elles étaient à la rue, dénonce Annick Deswijsen, coordinatrice de Point d’Appui. Il n’y avait aucun intérêt à se dévoiler dans cette affaire, si ce n’est de vouloir être reconnu comme victime. » Une fois l’information judiciaire ouverte, l’asbl a ainsi reçu la garantie des instances judiciaires et policières que les victimes potentielles pouvaient porter plainte sans craindre une arrestation administrative.

Résider « chez Germain », c’était un dernier recours, mais c’était aussi la possibilité d’avoir une adresse. Le frère capucin délivrait des attestations d’hébergement à la pelle : en 2021, 29 personnes étaient officiellement domiciliées à l’Espace fraternel, soit près du double de sa capacité d’accueil. Si l’acte pouvait sembler militant, plusieurs sources œuvrant dans le social y voient une « monnaie d’échange ». Une adresse permet d’entamer des démarches pour obtenir un titre de séjour ou l’aide médicale urgente du CPAS, un accès aux soins pour les plus démunis. Bénédicte Maccatory, directrice de Cap Migrants, association qui a accepté d’être citée dans le courrier de Point d’Appui, déplore « un mécanisme de domination et de dépendance » : « Comment ces personnes pouvaient-elles dénoncer quoi que ce soit ? L’enjeu était énorme ! Perdre son adresse, c’était perdre son existence administrative… »

Les témoins directs interrogés s’accordent de nouveau sur ce point : dès qu’ils ont clairement dit « non », la « pression » s’est installée. Une pression destinée à les faire partir, taire, ou du moins céder aux avances, et qui aurait pu être exercée par d’autres résidents jouant les intermédiaires pour Germain Dufour. Quitte à exprimer des menaces physiques ou à transmettre les désirs du patron. Dans son audition, Ramesh – qui ne parle pas couramment français – raconte avoir été suivi, mais également battu, et détaille la traduction opérée par l’un de ses cohabitants : « Il m’a dit que tout le monde était homosexuel ici et que je pouvais avoir des relations sexuelles avec [Germain]. » Plusieurs témoins sont d’ailleurs formels sur ces rapports entretenus par les membres de cette « garde rapprochée » avec le frère Dufour, ainsi que sur les faveurs obtenues en retour, telle que celle de ne pas payer le loyer, en général fixé à 50 euros.

Ce secret de polichinelle

Saïd Dazzaz ne dira pas grand-chose de cet éventuel système. Présenté publiquement comme le bras droit de Germain Dufour, l’homme qui a « travaillé pendant des années avec lui » n’aurait « jamais rien vu » ni constaté. Selon ses mots, il s’agirait de « fantasmes », de « divagations », voire de « rancœurs » et de « jalousies » de la part de personnes priées de partir, ou non acceptées à l’Espace fraternel. Un discours qui rejoint celui d’un autre cogérant du refuge, mais qui semble surtout révéler une omerta. « Ces faits sont de notoriété publique dans le milieu associatif liégeois ainsi que dans l’entourage géographique de Monsieur Dufour, et ce depuis de très nombreuses années », écrivait Point d’Appui dans son courrier au parquet.

Ce secret de polichinelle semblait d’une telle ampleur que plusieurs travailleurs du milieu admettent avoir conseillé à leurs bénéficiaires de ne pas séjourner à l’Espace fraternel. Carine a, elle aussi, recueilli le témoignage de deux autres sans-papiers qui affirmaient y avoir été « touchés » : « Je n’envoyais plus personne là-bas. Et je n’étais pas la seule à le faire. » Les mêmes conseils auraient en effet été prodigués au sein du CPAS de Liège, où les récits du genre auraient également été relayés aux responsables des services concernés. La direction générale du CPAS affirme cependant n’avoir jamais reçu le moindre rapport sur Dufour.

Si ces témoignages restaient parfois cantonnés à des « sous-entendus », la proximité historique entre milieux associatif et ecclésiastique n’a pas non plus aidé à transformer la « rumeur » en enquête judiciaire. La composition des conseils d’administration de bon nombre d’associations liégeoises a longtemps rappelé que leur fondation et leur financement étaient l’œuvre de l’Église ou le résultat de l’entregent de Germain Dufour. Curé durant 22 ans, Frédéric Paque faisait partie de ces cercles liés aux deux. C’est ensuite en sa qualité de président de Point d’Appui qu’il a d’abord prévenu l’évêque de Liège, Jean-Pierre Delville, puis rédigé un premier courrier au vicaire Patrick Bonte, le 29 avril 2015, afin de l’informer de « comportements affectifs troubles ».

Six ans de pas grand-chose

Trois années se sont alors écoulées sans le moindre retour de l’Église. « Aujourd’hui, on ne ferait pas cette erreur et on contacterait directement la justice », reconnaît Frédéric Paque, faisant allusion à une époque où le #MeToo n’inondait pas encore les réseaux. Dans un long mail parsemé d’erreurs factuelles, le diocèse de Liège préfère essentiellement se dédouaner, arguant n’avoir eu « aucun lien d’autorité » avec Germain Dufour – l’intéressé étant rattaché à Tournai et à l’ordre des Capucins – mais avoir malgré tout confié le dossier à son vicaire judiciaire… Un abbé dont l’unique démarche concrète aurait été d’écrire au parquet, en février 2019, afin de connaître la suite donnée à l’information judiciaire. La missive serait restée sans réponse ni relance.

Finalement, ce n’est que six ans après avoir été contacté, soit le 18 juin 2021, que l’évêque Delville a transmis un courrier de « signalement » au procureur du Roi liégeois. Un délai qui témoigne aussi des priorités de l’Église dans ce dossier. Outre une audition réalisée par la police en avril 2022, ainsi que quelques explications avec ses supérieurs ecclésiastiques, Frédéric Paque reste l’un des seuls à avoir confronté Germain Dufour. C’était le 10 juillet 2018, dans l’église Saint-Servais, et le prêtre-ouvrier n’avait pas semblé « décontenancé ». Niant tout, il aurait alors avancé l’argument de personnes fomentant une vengeance contre lui, puis justifié le manque d’intimité de son Espace par la nécessité d’éviter les vols. Il aurait néanmoins concédé une « trop grande familiarité » avec ses cohabitants, mais seulement « en réponse à celle reçue »…

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Morgane Griffoul. CC BY-NC-ND

« Il minimisait les choses, souffle Frédéric Paque, à la lecture des notes qu’il a conservées de cet entretien informel. Cette affaire rappelle celle de l’abbé Pierre : Germain Dufour était quelqu’un d’énormément apprécié, qui a par ailleurs fait des choses positives, et cela lui donnait l’impression d’être intouchable. Il avait son honorabilité et on n’osait pas y toucher. » Aujourd’hui encore, son avocat, Adrien Masset, répète la « dénégation totale » de son client, et François Schreuer, leader de sa liste politique (VEGA), pose la question de « l’instrumentalisation » de l’affaire.

13 victimes potentielles

Bien que ce dernier note l’éventuel caractère « abject » des faits, dans le cas où ils auraient été avérés par un procès, les deux hommes insistent à l’unisson sur l’absence d’éléments tangibles. « On ne reproche rien de précis tel jour, telle heure, dans telles circonstances, avec tels éléments de preuve, martèle Adrien Masset. C’est la parole de l’un contre celle de l’autre. » Médor a pourtant fait les comptes : à l’époque de l’instruction, il s’agissait déjà d’une « parole » de six à neuf victimes potentielles et de plusieurs auditions d’employés de l’associatif venant la corroborer. Aujourd’hui, les nombreux témoignages recueillis permettent d’établir une liste d’un minimum de 13 victimes potentielles d’atteinte à l’intégrité sexuelle ou de viol. Ce qui, d’après ces même sources, pourrait bien être « la partie émergée de l’iceberg ».

Et s’il fallait davantage de faits « précis », Benoît Lecoq peut à son tour en apporter : cofondateur de l’asbl Benoît & Michel, qui s’efforce de loger les sans-abri, il aurait été violé par Germain Dufour, dans l’après-midi du mercredi 4 juin 2007. En marge d’un repas à l’Espace fraternel, l’ancien SDF se serait confié sur le calvaire qu’il vivait à cause d’un marchand de sommeil aux mains également baladeuses. Le frère Dufour se serait montré attentif, puis l’aurait enjoint de prendre une douche dans les locaux de l’asbl La Fontaine. C’est dans ces douches que le viol aurait eu lieu. Avant de se confier à une collègue, en janvier 2025, Benoît n’en avait jamais parlé. Dix-huit ans de silence, de réveils en pleine nuit avec « l’envie de dégueuler », l’impression de « sentir son odeur », « ses mains qui m’agrippent le torse », et le souvenir de cette phrase prononcée par Germain Dufour : « Personne ne te croira de toute façon. »

« Quand on est à la rue, on nous prend vraiment pour des moins-que-rien », peste Benoît, qui ne veut plus se cacher. Il n’a pas pu porter plainte, empêché par la honte, persuadé de ne pas être écouté, mais il a depuis recueilli plusieurs témoignages incriminant le frère Dufour. En juillet dernier, il a même raconté son histoire au nonce Franco Coppola, le relais du pape à Bruxelles, en espérant que l’Église prenne enfin ses responsabilités et offre déjà un semblant d’excuse aux victimes.

Le 9 mars 2023, alors que l’instruction touchait à son terme et aurait pu déboucher sur un procès en correctionnelle, Germain Dufour est décédé des suites d’un cancer. Le prêtre-ouvrier a emporté avec lui ses secrets, ainsi que les espoirs de Ramesh Tewar et tous les autres d’être reconnus comme victimes. « J’espérais simplement que justice soit faite, conclut Ramesh. Sa mort a provoqué la fin de l’enquête, mais c’est nous qui sommes morts avec lui. »

Nicolas Taiana était sur les ondes de RCF Belgique le 25 septembre pour raconter son enquête. A écouter ici.

Dans un souci de garantir notre promesse d’anonymat, certains témoins ont pu relire des portions de cet article.
Si vous disposez d’un témoignage ou d’éléments concernant ce sujet, n’hésitez pas à contacter Médor ou directement le journaliste en charge de cette enquête : nicolas.taiana@protonmail.com

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