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Vieilles filles

Portraits de femmes célibataires

Au départ d’une situation personnelle, la photographe Bethléem Dubois interroge la place du célibat féminin dans la société. Entretien et portfolio.

Médor :

Votre travail met en lumière la diversité des expériences de célibat chez les femmes. Pourquoi parler de ça aujourd’hui ?

Bethléem Dubois :

Le célibat est un aspect essentiel de l’identité de nombreuses femmes. Aujourd’hui encore, il est trop souvent désigné comme un échec ou une situation transitoire, comme si l’accomplissement personnel devait nécessairement passer par une relation de couple. Avec des remarques comme « tu es trop exigeante, c’est dommage, tu vas finir seule » ou « comment ça se fait que tu sois toujours célibataire, une jolie fille comme toi ? » Le célibat demeure un sujet au traitement paradoxal.

Médor :

Sujet qui a déjà été traité en photo ?

Bethléem Dubois :

En photographie, la solitude féminine et les normes de genre ont été explorées, notamment avec les travaux pionniers de Vivian Maier, Nan Goldin, Cindy Sherman (Untitled Film Stills, 1970-1980), Sophie Calle (L’Hôtel, 1981) et Francesca Woodman. Ou plus récemment avec les travaux de Juno Calypso (What To Do With A Million Years, 2018) et de Brooke DiDonato (Solitude The Landscape Called and Said She’s Lonely, 2022). Ces photographes ont proposé des visions nouvelles de la femme seule, mais la question de la stigmatisation reste assez absente.

Médor :

La déferlante #MeToo n’a pas fait évoluer les représentations ?

Bethléem Dubois :

Huit ans après, le constat est désolant. Selon une étude Ipsos de 2023, en France, la norme de la parentalité et de la conjugalité reste prédominante malgré l’augmentation du nombre de célibataires. À tel point que 40 % des célibataires déclarent que leur entourage juge anormale leur situation. Une condition semble s’imposer : le célibat ne doit pas durer. Par ailleurs, le masculinisme connaît une résurgence inquiétante, avec l’idée que la valeur d’une femme réside dans son rôle d’épouse ou de mère. Le célibat devient alors une menace à cet ordre patriarcal établi.

Médor :

Dans le milieu familial, comment se marque la stigmatisation ?

Bethléem Dubois :

La femme célibataire peut être perçue comme inachevée, pas responsable. On ne lui accorde pas les mêmes avantages : en cas de manque de place, c’est elle que l’on pénalise, on l’installe à la table des enfants, on lui attribue une chambre moins agréable. Si elle n’a pas d’enfant, elle est alors considérée comme « stérile » sur le plan patrimonial ou financier : à qui reviendrait ce qu’on pourrait lui transmettre ? Lui laisser un héritage reviendrait à prendre le risque que l’argent sorte de la famille et ça c’est très souvent inacceptable.

Médor :

La lutte s’organise pour changer les mentalités ?

Bethléem Dubois :

Oui. Des mouvements tels que le 4B ou la tendance « boysober » émergent. Ils rappellent qu’il est possible pour les femmes de se réapproprier les éléments de langage et de représentation visuelle, tout en déconstruisant les mécanismes du patriarcat.

Médor :

Comment a commencé ce projet « Vieilles Filles » ?

Bethléem Dubois :

Il y a quelques années, je suis devenue célibataire. Très vite, je me suis interrogée : « Est-ce acceptable de ne plus jamais être en couple ? » Derrière cette interrogation se cachait une pression sociale diffuse, mais tenace : pour une femme, être en couple n’est souvent pas présenté comme une option parmi d’autres, mais comme une attente implicite, presque une obligation. C’est aussi en lisant Vieille Fille de Marie Kock et en écoutant le podcast de Judith Duportail et Shani Silver Célibat 1/2 : Qu’est-ce que la Single Revolution ? que ces réflexions se sont affinées. Mes lectures m’ont permis de poser un regard nouveau sur mon propre vécu : non, je n’ai pas « subi » le célibat, je l’ai progressivement apprivoisé, puis choisi. Pour moi, le célibat c’est simplement le fait de ne pas vivre/être en couple. C’est une manière d’habiter le monde en solo, sans que cela exclue les relations charnelles ou affectives.

Médor :

Vous y voyez des avantages ?

Bethléem Dubois :

Il y a une forme de liberté, oui. Mais cette liberté est conditionnelle. Elle existe tant qu’on a les moyens de la vivre. Et puis elle a aussi ses revers : l’invisibilisation, les (micro-)jugements constants, le sentiment d’être en décalage. Le célibat n’est pas un long fleuve tranquille ni une anomalie. C’est juste une autre manière de vivre.

Médor :

Qui peut renforcer l’autonomie…

Bethléem Dubois :

Le célibat a renforcé mon sens des responsabilités – envers moi-même, bien sûr, mais aussi envers les autres, en particulier mes ami(e)s. Je suis pleinement responsable de mes désirs, de mes échecs comme de mes victoires, et je le serai jusqu’au bout. On m’a souvent demandé : « Et quand tu seras plus âgée, tu feras comment ? » Ma réponse est simple : je sais déjà ce que signifie vivre en solo, m’organiser, faire les choix majeurs de ma vie sans en faire porter la responsabilité à quelqu’un d’autre.

Médor :

Le projet n’est pas terminé ?

Bethléem Dubois :

Non, je suis toujours en quête de nouveaux témoignages. L’ambition est de faire grandir ce projet Vieilles Filles en Belgique et à l’étranger. J’invite toutes les femmes souhaitant partager leurs expériences de célibat, qu’elles soient actuelles ou passées, à me contacter[b357fa].

Mathilde

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Bethléem Dubois. Tous droits réservés

« Prendre le temps de trouver quelque chose qui a du sens est essentiel. Enchaîner les relations fatigue. Être amoureux tout le temps, devoir sans cesse s’inquiéter de l’autre, c’est épuisant. »

« Le célibat m’a apporté une vraie tranquillité d’esprit. Ces années, je les ai vécues comme un moment de maturation. Elles m’ont permis de savoir ce que je veux, ce que je ne veux pas, où je veux aller. Je les ai vécues comme une expérience, pas comme un vide. Entre mes 20 et mes 30 ans, j’ai vécu presque exclusivement en célibataire, et je considère cette période comme bénie. J’ai fait ce que je voulais. »

« Oui, il y a des questions qui se posent : comment faire à long terme ? Financièrement, comment vivre ? On ne peut pas toujours être en colocation. Mais honnêtement, pourquoi pas ? Cela ne me dérangerait pas de vivre en colocation jusqu’à la fin de ma vie, si je trouve les bonnes personnes, si c’est un cadre agréable. Je suis curieuse de voir comment nous allons faire, en tant que génération. Le rapport à la solitude, et la façon dont les personnes seules vont organiser leur temps, notamment en lien avec le logement, va beaucoup évoluer. »

Martine

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Bethléem Dubois. Tous droits réservés

« Je ressens moins de solitude depuis que je suis célibataire que lorsque je ne l’étais pas. D’ailleurs, certains amis me disent la même chose : parfois, c’est encore plus difficile d’être en couple, parce qu’on ne s’attend pas à ressentir ce genre de solitude. Ce n’est pas censé fonctionner ainsi. Et justement, cela crée encore plus de pression, et donne l’impression d’un échec. »

« J’ai retrouvé plein d’amies, d’amis. Et je m’amuse. Ce que je ne faisais plus. Je ne m’amusais plus. »

« Autour de moi, je vois beaucoup de jeunes femmes, entre 30 et 40 ans, célibataires ou en couple, qui se demandent encore si elles vont avoir des enfants ou non. Et je crois que ce sont elles qui sont davantage stigmatisées que moi aujourd’hui. »

« Au lieu d’une stigmatisation, c’est presque l’inverse que j’ai perçu. Quand je raconte mon histoire, certaines personnes me confient qu’elles ne sont pas bien dans leur couple, qu’elles ne sont pas pleinement heureuses, mais qu’elles ont trop peur d’être seules, qu’elles ne peuvent pas imaginer une autre vie. »

Marine

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Bethléem Dubois. Tous droits réservés

« La charge mentale est bien moindre que pour les femmes en couple hétérosexuel. »

« La vie coûte plus cher, de manière générale, quand on est célibataire. C’est très concret, par exemple dans le cas des voyages. Les chambres d’hôtel sont facturées à la nuit, pas par personne, donc on paie le même prix qu’un couple, mais seule. »

« Lorsqu’on est célibataire, on se confronte à des normes sociales, à des formes d’organisation, à des invitations, à des événements… qui peuvent très clairement donner le sentiment d’être exclue. Il y a une forme de décalage permanent, parfois même très subtil, mais bien réel. »

« Il y a des formes de discrimination, dans le cadre familial, qui sont franchement pénibles et absurdes. Par exemple, systématiquement, c’est moi qui dois aller dormir sur le canapé. Il n’y a pas de lit prévu pour moi. »

Stéphanie

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Bethléem Dubois. Tous droits réservés

« En même temps, je ressens parfois une forme de FOMO (Fear of Missing out)— cette peur de passer à côté de quelque chose. Il y a des périodes où tout le monde semble être en couple, où les gens s’embrassent dans la rue, se tiennent la main. Dans ces moments-là, oui, il m’arrive de me dire que j’aimerais vivre cela. »

« Aujourd’hui, en tant que célibataire, je ressens que je n’ai à m’occuper que de moi. Et je n’ai plus cette tâche d’“éduquer” un homme pour qu’il devienne un meilleur partenaire. C’est un peu brutal de le dire ainsi, mais j’ai souvent eu cette impression. »

« Quand un homme est célibataire, ce n’est pas du tout perçu de la même manière. Ce n’est pas vu négativement. On dit simplement qu’il n’a pas encore trouvé. Et il reste, d’une certaine manière, toujours “dans le coup”. Il y a aussi cette représentation problématique d’hommes plus âgés qui se mettent en couple avec des femmes très jeunes — ce que la société tolère, voire valorise parfois. »

« Si on pousse la réflexion un peu plus loin, cette idée qu’il faudrait “être trouvé” par quelqu’un pour exister, cela peut presque ressembler à une logique coloniale : l’idée qu’on attend d’être découverte, validée, choisie… pour enfin pouvoir exister. Mais je n’ai pas besoin d’être découverte. J’existe déjà. »

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