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Sorts de secours

Les exorcistes ont du boulot

Mauvaise passe spirituelle ou véritable infestation diabolique ? Les prêtres exorcistes catholiques reçoivent de plus en plus d’ouailles en quête de délivrance. « C’est du 7 jours sur 7 », confie l’un d’entre eux. Souvent, une simple prière suffit à rassurer. Dans de rares cas, le combat spirituel peut devenir très physique.

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Bruno Hellenbosch. Tous droits réservés

Dos droit, mains posées à plat sur sa longue jupe, Anastasia a le regard intense de quelqu’un qui a trouvé dans la foi une illumination autant qu’un apaisement, après des années difficiles. « J’ai payé des maisons de campagne à un certain nombre de thérapeutes avec la fréquentation assidue de leurs cabinets », soupire-t-elle, dans un local des Petites Sœurs des pauvres (Marolles) où, en novembre dernier, elle a prié pour sa délivrance. Thierry Moser, l’un des deux prêtres-
exorcistes de l’évêché de Malines-Bruxelles, nous a mis en contact afin qu’elle relate son expérience.

Anastasia ne souhaite pas évoquer le passé douloureux qui l’a longtemps amenée à chercher des réponses auprès de psychologues, voyants et cartomanciens. Mais elle se montre loquace au sujet de sa foi retrouvée. Messes quotidiennes, confessions bimensuelles et séances occasionnelles d’adoration… elle n’est pas du genre à faire les choses à moitié quand il s’agit de vie spirituelle. Elle n’a donc pas non plus décliné l’invitation du prêtre de sa paroisse à recevoir un exorcisme pour parfaire son retour sur le chemin du Christ.

« J’avais cherché des réponses dans des pratiques thérapeutiques ou simili-spirituelles qui n’étaient pas tout à fait justes. Le Père Cédric m’avait dit d’arrêter tout cela. J’ai pris rendez-vous ici pour fermer des portes », raconte-t-elle. Ce ne sont pas des manifestations sataniques qui la préoccupent, mais plutôt un besoin de tourner une page. « Je n’avais pas d’objets qui volaient chez moi ou des choses de ce genre. La manière dont ça s’incarnait, c’était plutôt que je passais mon temps — je vais être vulgaire — à “touiller la merde”. Ce dont j’avais besoin d’être libérée, c’était ça. »

Sous la conduite du Père Thierry et d’un vicaire, Anastasia se livre à la prière de délivrance issue du livre prescrit par l’Église catholique pour les exorcismes légers.
— « Voulez-vous renoncer à ces puissances qui ne sont pas Dieu et vers lesquelles vous avez tourné votre attention pour obtenir des faveurs ?
— Oui, je renonce.
— Refusez-vous de recourir aux sorciers, aux magiciens, aux féticheurs, aux astrologues ? »

En refusant, au terme d’une longue prière, Anastasia a dû abandonner aussi « une partie de son système de support ». Mais aujourd’hui, elle se sent soulagée. « [Le Père Thierry] m’a dit qu’il y a un mystère du Mal et qu’essayer de tout comprendre dans ce qui est mal est une voie sans issue. Cela a été déterminant pour moi : à la fois le fait de ne plus chercher des solutions qui n’en étaient pas, et de ne plus chercher à comprendre quelque chose qui me dépassait. J’ai arrêté de penser que je pouvais me réparer. C’est compliqué à expliquer comme sentiment, mais c’est comme si j’acceptais finalement que ma vie avait été ce qu’elle avait été. »

Ministère à temps plein

Pas besoin d’être aussi croyant qu’Anastasia pour consulter. Les prêtres exorcistes belges reçoivent les âmes en détresse, quelle que soit leur confession. Ce sont surtout des baptisés qui prennent rendez-vous, mais il n’est pas rare que des athées ou des musulmans se présentent. « Il y a des gens qui n’avaient pas de vie chrétienne. Ils ont par exemple consulté un médium, ils ont fait du reiki, toutes sortes de trucs, et leur situation a empiré. En bout de course, ils arrivent ici », explique Thierry Moser.

À Bruxelles, à ses côtés, un deuxième prêtre a été nommé à ce ministère, et deux vicaires les assistent dans les consultations hebdomadaires. Chaque diocèse du pays compte au moins un exorciste désigné par l’évêque.

Dans l’évêché de Namur, l’officiant principal est à saturation. « C’est un ministère à temps plein, très très plein même », affirme le religieux, qui préfère garder l’anonymat afin de ne pas donner davantage de publicité à ses services. « C’est du 7 jours sur 7. J’essaie de me reposer comme je peux. » La demande aurait été multipliée par cinq sur la décennie de son ministère, estime ce prêtre — appelons-le « Père Miguel ».

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Bruno Hellenbosch. Tous droits réservés

Mais qui sont ceux, ou peut-être surtout celles qui se font exorciser ? Ne demandez pas des statistiques à l’Église, et encore moins sur le genre des exorcisé·es. La comptabilité n’est pas son fort. Il semble qu’historiquement, les femmes aient été plus souvent exorcisées que les hommes. Quant à l’augmentation, faute de chiffres, on prêtera foi à l’Association internationale des exorcistes (AIE). « L’attention portée au ministère est de plus en plus grande. Le nombre de nos membres a également augmenté. Aujourd’hui, ils sont plus de 900 : en l’espace d’une dizaine d’années, ils ont plus que triplé. Cette augmentation des demandes a encouragé les évêques à nommer de nouveaux exorcistes dans de nombreux diocèses », affirme son porte-parole.

Si la tendance est récente, l’exorcisme lui-même remonte à loin. Pratiqué abondamment au Moyen Âge, il a été codifié pour la première fois par l’Église catholique en 1614. À une époque où les opinions protestantes mettent en doute l’efficacité des sacrements, les catholiques avaient « intérêt à repérer des cas de possession, afin de pouvoir démontrer l’existence d’un surnaturel démoniaque et l’efficacité de leur exorcistique ».

Le rite a perduré durant des siècles, pratiquement inchangé. L’existence du diable fait toujours partie des croyances officielles de l’Église catholique. En 1998, le manuel a néanmoins été mis à jour pour prendre en compte davantage la psychologie des personnes au détriment du folklore. La réforme n’a pas été du goût de tous. L’une des congrégations de la Curie romaine a déploré que les prêtres aient été invités à se priver volontairement de « munitions » (sic), telles que l’eau bénite ou les invectives au démon.

Incertains discernements

La tension entre une pratique littérale et des interprétations plus psychologisantes est aussi vieille que l’exorcisme lui-même. Aujourd’hui encore, le discernement est la pierre angulaire de la pratique. Les prêtres doivent faire la part des choses entre le spirituel et le psychique. « On est tout petit devant ces choses-là », explique Thierry Moser, qui, avant d’être ordonné, a étudié la psychologie clinique. « On prend quelques notes pour mettre en perspective les éléments historiques, familiaux ou spirituels. […] Cela nous donne des indices sur ce qui pourrait être une agression extraordinaire du démon qui nécessiterait notre intervention. […] On n’a pas de pouvoir particulier. On essaie qu’ils se sentent vraiment accueillis pour ne pas être comme des gourous qui vont arranger tous leurs problèmes. On renvoie vers la sphère médicale ceux qui ont une longue histoire psychiatrique. On essaie de compléter cette intervention-là avec le spirituel. Ce n’est pas parce qu’il y a un problème psychiatrique que le démon n’a rien à voir là-dedans, ce n’est pas si simple. »

La relation de confiance peut délier les langues, complète le Père Miguel. « Dans un monde où les gens se sentent peu écoutés, lorsqu’ils ont une oreille, ils ouvrent leur cœur. Alors, on peut avoir des confidences. Le nombre de fois où des gens, dans la cinquantaine, la soixantaine, parfois la septantaine osent seulement dire en pleurant qu’étant enfants, ils ont été abusés sexuellement… Ils ont traîné ça toute leur vie et ils me disent : “Vous êtes la première personne à qui j’ose en parler” […] Il y a des gens que j’ai encouragés à aller trouver un psychologue. Mais pour d’autres, je sens qu’on peut prier ensemble. Il ne faut pas trop vite renvoyer vers un psychologue. Parfois, une bonne écoute permet aux personnes de parler de leurs problèmes. »

Que des prêtres soient amenés à recueillir des confessions d’abus sexuels sans nécessairement rediriger vers des psychologues soulève des questions. L’accompagnement est-il vraiment adéquat ? Par ailleurs, on peut se demander si des exorcismes ne sont pas administrés pour « délivrer » des ouailles d’une orientation sexuelle jugée indésirable, comme cela se fait dans certains courants religieux chrétiens ou musul­mans. Nous n’avons pas mené l’enquête sur ce sujet, mais aucun des prêtres catholiques que nous avons rencontrés n’en a fait état. « Si j’apprenais qu’un des deux exorcistes du diocèse de Namur-Luxembourg s’attachait à “convertir” des personnes homosexuelles, je lui retirerais aussitôt sa mission », nous a répondu l’évêque de Namur, Pierre Warin. Le langage a le mérite d’être clair.

Grands maux, grands remèdes

Les prêtres exorcistes se défendent à l’unisson contre les interprétations spectaculaires de leur pratique. Les acrobaties dans le style du film culte de William Friedkin, L’Exorciste, sorti en 1973 ? Très peu pour eux. Pourtant, tous font état de cas, plus ou moins rares, où le combat spirituel tourne à l’affrontement physique.

« Il y a toute une gradation dans l’infestation. Elle peut être bénigne, mais dans le stade le plus fort, ça peut être la possession démoniaque », témoigne le Père Miguel. Face à ces situations, les prêtres sortent le grand jeu. « Il faut parfois prier un peu longuement pour que les choses commencent à se révéler. Il peut alors y avoir des manifestations extérieures, comme une très forte agitation. Ça peut être la chose dans la personne qui se met à hurler, ça peut être des insanités à Dieu ou à la Vierge Marie, ça peut être des hurlements de bêtes. J’ai déjà eu des gens qui se dressaient et hurlaient comme des gorilles. J’ai eu une dame qui miaulait comme un chat. Un autre meuglait comme une vache. C’est vraiment curieux. » Le grand exorcisme, prévu dans le rite officiel, prend alors la forme imprécatoire : le prêtre s’adresse directement au démon, par de nombreuses formules, pour le faire sortir du corps de la personne possédée. La fréquence de ces usages varie selon les prêtres que nous avons interrogés. « Si j’ai trois à cinq cas un peu plus lourds par an, c’est énorme. »

Certains n’y ont jamais recours, comme le Père Jean-Pierre Bondue, le second exorciste du diocèse de Namur. À 88 ans, il n’a sans doute plus l’âge pour le combat spirituel à mains nues. Cet ancien missionnaire privilégie un dialogue doux avec ses ouailles, quelques fois par semaine dans un petit local de la maison de repos où il loge.

Y croire (ou pas)

« Il n’y a plus personne de normal qui croit en tout ça. » Un autre vénérable observateur rentré d’Afrique a un avis moins orthodoxe sur la question. Mike Singleton, Père Blanc anticonformiste dans la seconde moitié du XXe siècle, défroqué, fut l’un des fondateurs du laboratoire d’anthropologie prospective de l’Université catholique de Louvain. Il voit dans les esprits surtout l’expression métaphorique de problèmes humains. « Nous, dit-il, on injecte dans le phénomène toute la métaphysique moyenâgeuse des diables, des démons menés par Satan. Avec des êtres de ce gabarit, qui sont l’ennemi public numéro 1 de Dieu, la seule solution, c’est de les expulser aussi tôt que possible par des gens attitrés, les exorcistes. En latin, ex, c’est “dehors”, buiten. » Aux yeux de Mike Singleton, la pratique s’inscrit dans une traduction biblique qui a été dévoyée : « Si on avait demandé à Jésus ce qu’est le diable, il aurait répondu qu’il s’en foutait. C’est quelque chose qui a été créé de toutes pièces par les théologiens. À une époque où tout le monde était fou, au Moyen Âge, cela ne portait pas préjudice. Mais aujourd’hui, il est déontologiquement scandaleux d’exorciser quand la personne, si tu grattes un peu, a besoin d’un coup de pouce, du CPAS ou qu’on rende son mari moins violent. »

Pourtant, ce prêtre-anthropologue a lui-même pratiqué de nombreux exorcismes en Afrique, comme cette fois où il est appelé à délivrer une jeune Tanzanienne pétrifiée par des esprits. « Je me vois encore. J’ai pris un grand seau d’eau bénite. Elle était mouillée, entourée par ses copines qui la soutenaient. Je suis allé à la sacristie chercher un de ces grands missels romains d’autrefois. Impressionnant, un bazar énorme. Je lui ai tapé sur la tête et, en latin, j’ai crié “Vade retro Satanas ! Fous le camp, Satan”. Pour les gens, j’étais un exorciste cinq étoiles. Pour moi, il fallait faire semblant. »

Mike Singleton préfère parler d’« adorcisme » pour décrire une pratique où les esprits sont mobilisés pour résoudre des difficultés humaines. Les tenants de l’exorcisme officiel ne partagent clairement pas ce relativisme. Mais qu’on y croie ou pas, qu’on soit versé dans la spiritualité la plus mystique ou qu’on soit un athée convaincu, il y a peut-être une observation de Mike Singleton sur laquelle on pourra s’accorder : « Les rites, c’est un peu comme de l’huile dans les rapports humains. »

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Bruno Hellenbosch. Tous droits réservés
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  1. Nom d’emprunt choisi par l’intéressée.

  2. Patrick Lodelinger, « Le rituel des exorcismes dans le Rituale Romanum de 1614 ».

  3. Dicastère pour le clergé, « Nouveau rituel des exorcismes : présentation du texte », 1999.

  4. Lire à ce sujet Axel Winkel, Les thérapies de conversion en Belgique, Citoyenneté & Participation, 2022.

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