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Un prophète en Famenne

Foot power avec Nicolas Lhoist.

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Brieuc Van Elst. CC BY-NC-ND.

À Rochefort, une bonne partie des discussions de comptoir concerne un homme apparemment providentiel : Nicolas Lhoist. Derrière lui, deux frères cadets, mais aussi l’héritage de l’entreprise familiale, leader mondial de la chaux et de la dolomie. Et surtout, de grands projets pour le club de foot local.

C’était le 10 décembre dernier. Dans une vidéo postée sur les réseaux sociaux, Nicolas Lhoist se résignait à tempérer l’enthousiasme des suiveurs de l’Union Rochefortoise (UR), un club de foot de troisième division qu’il préside depuis près de six ans. Le regard préoccupé et le ton volontairement empathique, il annonçait alors la mise entre parenthèses de l’un de ses grands projets : un nouveau stade implanté sur la commune voisine de Marche-en-Famenne et capable d’accueillir l’équipe senior masculine – et celle-ci uniquement – devant près de 8 500 spectateurs, mais également des entreprises, du padel, un hôtel…

Pour les Rochefortois, c’était aussi l’opportunité de devenir le premier club issu des provinces de Namur et de Luxembourg à atteindre la première division nationale masculine ; un objectif que seul un stade aux normes du monde professionnel permettrait de remplir. Mais s’il a beau répéter qu’il ne s’agit pas d’un « désengagement », Nicolas Lhoist peut déjà se rassurer : la simple lecture des commentaires permet de comprendre que la majorité de ses fidèles ne semblent pas vraiment lui en vouloir.

C’est qu’après avoir sorti le club de la banqueroute et des divisions provinciales, le quadragénaire et ses frères ont déboursé des centaines de milliers d’euros pour faire de Rochefort une place forte du ballon rond. Ils ont notamment financé la construction d’un terrain synthétique couvert et la fratrie prévoit désormais de lancer le chantier d’une académie, cette fois-ci avec l’appui de subsides publics à hauteur de plus de 2,3 millions. Ce lieu, dédié à la formation de 400 jeunes, filles et garçons, devrait porter le nom du paternel, Léon-Albert Lhoist. Comme pour rappeler, au passage, ce que les Rochefortois doivent à l’une des familles les plus aisées du pays.

Nuances de bleu

La genèse des grands projets remonte à la fin de l’hiver 2018. Benoît Jeanmart, ancien joueur du cru, propose alors ses services à ce que l’on désigne encore comme la Royale Jeunesse Rochefortoise FC. Un club de football amateur comme un autre, fondé à l’aube de la Seconde Guerre, qui traverse une période de rationnement : il manque environ 50 000 euros dans les caisses et l’équipe première galère dans le championnat de Provinciale 1 (P1). Benoît Jeanmart, bientôt intronisé président, multiplie les appels à la recherche d’un mécène : « À Rochefort, il n’y a pas 50 familles qui pouvaient se permettre de financer le projet », souffle-t-il.

Le clan Lhoist, impliqué dans la commune au travers du groupe du même nom, qui y extrait du calcaire pour le transformer en chaux depuis 1924, a le profil du sauveur idéal. Mais s’il se montre à l’écoute au bout du fil, Nicolas Lhoist ne s’avère pas nécessairement enthousiaste. Le jeune entrepreneur, qui a vécu jusqu’à ses 6 ans dans le proche village de Forrières, à la frontière des provinces de Namur et de Luxembourg, temporise. Dans la famille, prudence et discrétion se transmettent de père en fils. « Au départ, je n’avais pas envie d’être sous les projecteurs, mais plutôt de jouer un rôle passif », rembobine l’intéressé, joint par visioconférence. Mais la madeleine de Proust finit par appâter l’héritier. « Je trouvais dommage que le club se retrouve dans une telle situation parce que j’y avais été plusieurs fois avec mon papa quand j’étais gamin. Il y avait d’ailleurs le grand-père de Justine Henin dans les tribunes. Il travaillait à la carrière. »

À 34 ans, Nicolas endosse alors le costume de vice-président et met dans la boucle ses deux frères cadets, Jérôme et Arthur. Le trio éponge les dettes, « redynamise le projet », avant de se prendre définitivement au jeu. Il faut dire que sur le terrain, la Jeunesse obtient non seulement son maintien en P1, mais valide également une montée en cinquième division dès la saison suivante. En avril 2020, à l’heure de la crise sanitaire, la « JR » fusionne avec le FC Éprave pour mutualiser les forces, notamment en matière de formation des jeunes, et ainsi former l’Union Rochefortoise.

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Sebastian Steveniers. CC BY-NC-ND

L’équipe masculine évolue désormais au troisième niveau national, tandis que son équivalente féminine joue à son tour dans l’élite provinciale. « Je ne m’étais pas imaginé une seule seconde en être là aujourd’hui », assure Nicolas Lhoist. « Là », c’est aussi un nouveau statut – celui de président – et de nouvelles couleurs à étrenner. La Jeunesse arborant traditionnellement du rouge et Éprave du vert, il a fallu trancher pour ne vexer personne. Apparemment inspiré par les succès des Anglais de Manchester City, le comité opte alors pour le bleu ciel. Une teinte qui rappelle celle du Groupe Lhoist… À une nuance ou une coïncidence près. « Le bleu de Lhoist est un bleu cyan, précise Laurence Indri, la porte-parole de la société. Nous ne sommes pas impliqués dans la gestion du club de Rochefort. »

Redorer le blason

Le Groupe Lhoist n’est peut-être pas impliqué sur le papier, mais il est vite mis dans la boucle. Quand le jeune Nicolas prend en main le projet foot du coin et qu’il renfloue les comptes en compagnie de ses deux frères, il se met aussi en quête de sponsors. Et toque logiquement à la porte du Groupe dont la fratrie est encore actionnaire. La société, qui dispose d’antennes dans plus de 25 pays, de la Tchéquie au Brésil, et qui affiche un chiffre d’affaires de plus de 72 millions d’euros en 2020, consent alors à soutenir l’Union Rochefortoise naissante.

Déjà soutien de la Jeunesse, le Groupe Lhoist alourdit sensiblement l’enveloppe pour devenir le sponsor principal du club et afficher son logo en grand sur les maillots bleu ciel – ou cyan – des équipes jeunes, adultes, masculines et féminines. Cette belle publicité lui coûte la bagatelle de 35 000 euros par an. Un apport financier qui reste dans la « fourchette basse » des gros sponsors de la troisième division selon Nicolas Lhoist, mais qui s’inscrit dans la construction d’une image positive de l’entreprise. « C’est positif pour le Groupe, mais ça l’est tout autant que d’autres actions que l’on réalise pour le bien-être de la communauté locale, répète inlassablement Laurence Indri. Lhoist est actif depuis plus de 30 ans dans le mécénat, ce n’est pas une nouveauté spécifique à un projet en particulier. »

Voilà pour le discours « corporate ». Côté coulisses, le Groupe Lhoist a non seulement soigné sa communication ces dernières années, mais a surtout intensifié sa philanthropie dans la commune de Rochefort. La société, dont les quartiers généraux sont plutôt fixés à Limelette, dans le Brabant wallon, a soutenu financièrement un certain nombre d’associations locales ou offert des ordinateurs à plusieurs établissements scolaires. Des employés sont aussi impliqués dans des pouvoirs organisateurs (PO). Si le Groupe ne « communique pas nécessairement » sur ces sujets, il a bien été obligé de sortir de son mutisme habituel : outre des montages fiscaux « agressifs », épinglés par les Luxleaks et Le Soir en 2014, Lhoist s’est embourbé dans un long conflit avec les moines trappistes de Rochefort depuis qu’a été révélée, en 2006, la volonté de la société d’approfondir sa carrière de calcaire.

Les moines, qui craignent de voir leur approvisionnement en eau se tarir, au même titre que celui de la commune, ont remporté une première victoire judiciaire en 2021, au moment des premières joutes de l’Union Rochefortoise. Une deuxième bataille pourrait avoir lieu dans les mois à venir, Lhoist manifestant désormais sa volonté d’étendre la carrière en surface. En participant à la belle histoire footballistique du coin, « c’est certain que Lhoist cherche à redorer le blason », tel que le souligne Thierry Lavis, conseiller communal de l’opposition, apparenté Engagés. « Le fait de réunir plusieurs clubs et d’avoir énormément d’affiliés, c’est une bonne chose, aussi bien pour l’image du Groupe que pour la commune. »

Le club des 27

Les grands plans de Nicolas Lhoist et ses deux frères semblent ainsi contenter tout le monde. Les trois frangins ont d’autant plus fait diminuer les chances d’amalgames entre leurs projets et ceux du Groupe : à la fin de l’année 2021, ils ont vendu leurs parts aux Berghmans, l’autre branche d’une famille composée de 27 cousins. Nicolas n’a pas non plus renouvelé son mandat d’administrateur. Les montants pratiqués, qui alimentent les fantasmes sur la nouvelle fortune familiale, n’ont pas filtré.

« Je trouvais que ça avait du sens que le Groupe joue le jeu en sponsorisant le club. Il y a un paquet d’enfants d’ouvriers qui sont affiliés chez nous. C’est un chouette projet pour la région, qui est géré en bon père de famille, et je pense qu’ils l’ont compris », préfère retenir Nicolas Lhoist, qui avoue n’avoir « jamais eu la volonté de travailler dans le Groupe familial ». L’entrepreneur bien né, forcément héritier d’une étiquette de « fils à papa », coupe le cordon à ses 27 ans lorsqu’il fonde une première boîte spécialisée dans le team building sportif. Il reprend ensuite le Knokke Out, un ensemble d’espaces dédiés à l’événementiel, pour mieux explorer le monde des séminaires d’entreprise, des afterworks, de la restauration et des discothèques, à Bruxelles, Waterloo, Knokke ou Francorchamps.

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Sebastian Steveniers. CC BY-NC-ND

Cette hyperactivité, désormais canalisée sous l’appellation du Tero Group, s’organise déjà avec le concours des deux frères, Arthur et Jérôme. Le collège familial, qui ne semble prendre aucune décision sans qu’elle soit adoptée à l’unanimité, souhaite aussi se recentrer sur l’économie locale, l’agriculture biologique et, si possible, dans la région de ses premiers pas, avant qu’il ne s’expatrie sur des terres bruxelloises et brabançonnes. En témoignent ses participations auprès de la ferme des Rabanisse, à Jemelle, d’un élevage de porcs à Rochefort, et, dans une moindre mesure, son entrée à l’actionnariat des Grottes de Han.

Le projet de l’Union Rochefortoise poursuivrait donc cette logique de reconnexion aux racines. Mais il ne faut pas non plus oublier que les trois frangins restent des hommes d’affaires. Et qu’à un moment donné, il faudra peut-être songer à un retour sur investissement. Nicolas Lhoist, lui, préfère se la jouer philanthrope : « Je pense sincèrement que les grandes fortunes de Belgique et les gens privilégiés doivent jouer un rôle sociétal plus important encore que le simple fait d’être à la tête d’une entreprise qui crée de l’emploi, dit-il. Avant de penser au projet de stade, puis d’amener le club à un niveau professionnel, on est contents d’investir parce qu’on est intimement convaincus qu’on a ce rôle sociétal à jouer. »

Entente famennoise

Ses quelques détracteurs évoquent quant à eux un « gosse de riche qui fait joujou », mais concèdent pour la plupart que le gamin mène relativement bien sa partie de Football Manager. Passionné de ballon rond, notamment titulaire d’un diplôme en management sportif, Nicolas Lhoist n’avait pourtant connu qu’un stage au RSC Anderlecht et la gestion d’un club amateur bruxellois (ABSSA). En 2022, puis lors de l’été 2024, il se laisse bien séduire par l’idée d’investir au Standard de Liège, son club de cœur, mais c’eût été rompre le sacro-saint pacte familial : le père Lhoist, Liégeois d’origine décédé en 2011, avait mis en garde ses fistons sur les dangers que représente un tel panier de crabes. L’Union Rochefortoise coche alors toutes les cases. « À Rochefort, on est beaucoup moins exposé. Il y a un énorme respect pour notre famille. C’est aussi parce qu’on est hyper-accessible : je vais aux matchs, je claque la bise à tout le monde et je suis capable de me boire mes dix bières tranquillement », exagère-t-il. Ce côté « proche des gens » lui apporte en tout cas les faveurs des sympathisants rochefortois, comme des supporters les plus fervents. « Il nous serait inconcevable de nous opposer à ses plans », écrivait ainsi le groupe ultra des Roch’Boys, à la veille du vote d’une écrasante majorité pour déménager l’équipe première dans la ville voisine de Marche (335 voix « pour » sur 346).

Mais la conjoncture a rattrapé le prophète de la Famenne. D’après ses mots, le projet de stade est ainsi officiellement « mis au frigo », à cause, semble-t-il, de l’augmentation des taux d’intérêt et des coûts de construction, et serait désormais pensé à « horizon 2030 ». La commune de Rochefort, elle, y observait le premier « trait d’union » vers une potentielle fusion avec Marche, pourtant située de l’autre côté de la frontière provinciale. Ce ne serait donc que partie remise. Malgré cette temporisation digne d’une contre-attaque manquée, Nicolas Lhoist n’exclut pas, en cas de déménagement, la possibilité de changer le nom de l’Union Rochefortoise. Les premières idées convergent vers l’Entente Famennoise. Et pourquoi pas le Familial Club de Lhoist ?

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  1. Voir notre article sur le conflit entre Lhoist et les moines trappistes, « Painful-Gulch-en-Famenne » (Médor n°18).

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