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Satan les habit·e

Messes noires à Bruxelles

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Lionel Vatelli. CC BY-NC-ND.

Depuis quelques années, le satanisme a la cote. Pas la version fantasmée qui égorge des bébés dans des caves. Non, les nouveaux adeptes revigorent des traditions païennes en mode queer. La seule chose qui sera sacrifiée sur leurs autels, c’est la bigoterie.

« Le 31 octobre, à l’occasion de Samhain, une messe noire privée se tiendra dans un lieu tenu secret à BxHell. Pour cela, nous recherchons deux jeunes hommes, prêts à se dévêtir et à participer à une messe rituelle satanique. Votre rôle ? Vous serez chargé de porter une incarnation vivante d’un archétype féminin puissant. » La petite annonce aurait pu apparaître dans les pages de Médor, mais en ce mois de septembre 2024, c’est sur les murs de l’Institut supérieur des arts (INSAS) à Bruxelles qu’elle s’affiche. Vous, ça vous aurait peut-être laissé de marbre, mais Boris, lui, se sent irrésistiblement attiré.

« Je nourris depuis longtemps une passion pour la culture celte et le paganisme, nous raconte cet étudiant de 27 ans. En cherchant en ligne, je suis tombé plusieurs fois sur des trucs satanistes, et j’ai vu plein de points communs, comme le culte de la nature, le culte de l’humain, l’acceptation du cycle, des choses comme ça. En même temps, le satanisme a une image publique assez dégoûtante, donc pendant des années, j’ai vécu ça comme une curiosité distante. Quand j’ai vu cette annonce dans mon école, ça m’a flashé. Je me suis dit : “Trop bien, enfin l’occasion de rencontrer des gens qui pratiquent”. »

Le soir de Samhain, qui marque le début de la saison sombre dans les traditions celtiques, Boris se rend tôt chez Lucius, l’officiant autoproclamé de la petite communauté sataniste bruxelloise qui va l’initier. Ils se sont déjà rencontrés auparavant, et Boris a été rassuré sur le déroulement de la cérémonie. « Ils m’ont dit mille fois que je n’étais pas obligé de venir, que jusqu’au dernier moment, je pouvais me rétracter. » Mais sa curiosité est bien plus grande que ses appréhensions.

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Lionel Vatelli. CC BY-NC-ND

À minuit, Lucius ferme à clé la porte de l’appartement éclairé seulement par des bougies, dont deux sont posées sur des bougeoirs en forme de mains accrochés à un mur noir. La cérémonie peut commencer. « Au nom de Satan-Lilith, souverain·e·s de la Terre, régnant sur le monde, j’ordonne aux forces des ténèbres de m’accorder leur pouvoir infernal ! Ouvre grand les portes de l’Enfer, et sors des abysses par les canaux obscurs pour me saluer comme ta sœur, ton frère et ton ami·e », proclame Lucius, en amorce d’une célébration au cours de laquelle il passera du latin au français (non binaire). Il faut vivre avec son temps, et les suppôts de Satan, annum 2024, tendent à être queers et inclusifs. La messe est donc placée aussi sous le signe de Lilith, une figure démoniaque féminine dont l’origine se perd dans la nuit des temps. Boris est chargé d’un moment dédié à Babalon, figure mythologique d’une prostituée sacrée, représentant la pulsion sexuelle féminine. Vêtu seulement d’une cape pour cacher sa nudité, il verse un liquide dans un calice tenu par une officiante incarnant la déesse, avant que chaque participant vienne y boire en répétant « À la liberté ! À l’indulgence ! À l’expérience ! ».

Quelques semaines plus tard, Lucius nous reçoit dans le même appartement. À la lumière du jour, on distingue mieux tous les détails diaboliques de son intérieur, ainsi que le pentacle qu’il a tatoué dans la paume de sa main. Musique indus en fond sonore, encens, le grand prêtre se sert un verre d’absinthe depuis une étrange fontaine posée sur la cheminée. Lucius a le sens du spectacle assurément, et il le revendique, « au sens de Guy Debord ».

« Je lie et parfois délie Satan et Lilith en Satan-Lilith, ce qui est moins binaire si l’on a l’image d’un Satan patriarcal masculin, en satyre à barbiche. D’ailleurs, la figure de Baphomet dessinée il y a 150 ans par Eliphas Levi a des seins et un phallus, comme le diable du tarot. Aujourd’hui, on dirait que c’est une meuf trans », explique-t-il.

Lucius a célébré sa première messe noire sous forme d’un happening au cinéma Nova il y a quelques années. Depuis, il en organise à chaque moment du calendrier sataniste devant une poignée d’adeptes. En guise d’inspiration, il cite Anton LaVey, la psychomagie de Jodorowsky, mais aussi les cultures dada et punk, par­mi d’autres références spirituelles et politiques. « Cela se pose en réaction aux limites de notre société, comme le doigt qui appuie de l’autre côté de la balance. On contrebalance un système gigantesque, deux mille ans de christianisme et de patriarcat. »

Blasphème et merchandising

Le combat contre le conservatisme religieux est un trait d’union entre les différentes chapelles satanistes qui ont ouvert leurs portes dans le monde occidental. Le Temple satanique (The Satanic Temple, TST), fondé en 2013 à Salem aux États-Unis, s’est fait une réputation mondiale grâce à ses opérations subversives. En revendiquant par exemple qu’une statue géante de Baphomet soit érigée devant le Capitole de certains États américains, il démontre par l’absurde l’absence de neutralité d’un espace public où trônent des symboles chrétiens.

À Oklahoma City, l’affaire a été portée devant les tribunaux, qui ont ordonné le retrait d’un marbre gravé des dix commandements bibliques. L’étonnant parcours de victoires politiques du Temple satanique lui a aussi permis d’obtenir l’exemption fiscale réservée aux Églises, ainsi que le droit de célébrer légalement des mariages. Ces dernières années, il a ouvert plusieurs cliniques d’avortement, dans un climat politique américain de plus en plus hostile à l’IVG. L’inviolabilité du corps est l’un des sept principes fondateurs du TST.

Le Temple revendique aujourd’hui 700 000 membres répartis dans de nombreux chapitres en Amérique et en Europe. Depuis 2023, le Benelux compte sa branche officielle. « Nous sommes encore petits, et nous ne recrutons pas activement », explique Matthias White, le codirigeant de la congrégation. « Nous voulons que les gens soient attirés. » Au programme, messes noires, activités communautaires et débaptisations.

Depuis la diffusion du documentaire Godvergeten sur les abus sexuels dans le clergé flamand, de nombreux Belges cherchent à couper leurs liens avec l’Église catholique. Le Temple satanique propose à ceux qui le veulent de sanctionner leur démarche sous le signe de Satan.

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Lionel Vatelli. CC BY-NC-ND

En novembre dernier, le TST Benelux prévoyait carrément d’organiser une séance collective de débaptisations, dont les bénéfices auraient été reversés à l’opération caritative De Warmste Week, organisée par la VRT, sorte de Viva for Life flamand. Mais un jour après avoir posté la collecte sur la plateforme officielle, Matthias reçoit un coup de téléphone. « On m’a expliqué que cela nuirait à la réputation de la VRT », explique-t-il. La collecte est retirée, et les conditions générales de l’opération sont modifiées dans la foulée pour exclure explicitement les obédiences religieuses et politiques. Contactée par Médor, la VRT se veut conciliante. Ce ne serait pas une question de réputation qui aurait motivé le retrait et, d’ailleurs, le TST est « chaleureusement invité » à proposer d’autres actions « à condition qu’elles soient indépendantes de convictions philosophiques ou politiques ». « Pensez, par exemple, à des initiatives telles qu’une vente de biscuits, un marathon sportif ou d’autres idées créatives », tente la porte-parole. Des biscuits sataniques, voilà autre chose. N’empêche, il suffit peut-être d’y penser : le webshop du TST américain regorge de merchandising. Bougies, tee-shirts, bijoux, nounours ou sauce piquante, you name it. Les profits sont reversés aux batailles juridiques et aux cliniques d’avortement du Temple.

« On sent quand même que ce sont des Américains », soupire Lucius, qui se désole de recevoir surtout des mails promotionnels, plutôt que de « la nourriture spirituelle, culturelle et politique ». À l’heure où nous lui parlions, devant un thé servi dans un mug floqué TST, il projetait de brûler sa carte de membre lors d’une prochaine messe. Le sens du spectacle, on vous dit… mais pas du spectacle médiatique. Après avoir ouvert sa porte plusieurs fois, Lucius songe à « interdire complètement toute approche curieuse et journalistique ». Dommage pour nous qui voulions y prendre davantage de clichés : les portes de l’enfer se referment devant notre nez. « Priorité sera donnée au fait de célébrer, et aux rituels. Si “visite journalistique” il y a, oui, mais en tant que personne participant activement à la cérémonie. » On a beau avoir beaucoup de « sympathy for the devil », on a décliné. Les vrais fidèles, eux, restent les bienvenus. Comme Boris, à qui la messe de Samhain a fait « beaucoup de bien spirituellement ». « Après, j’avais un grand sourire sur mon visage, raconte-t-il. Et quand je suis rentré chez moi, un peu plus tard, je me suis dit que cela faisait beaucoup de sens. » Le jeune adepte, qui a acheté un calendrier païen fait main par Lucius, est impatient d’assister à une prochaine célébration.

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  1. Transcription fournie par Lucius.

  2. Guy Debord, écrivain et théoricien français, auteur de La société du spectacle.

  3. Figure du monde de l’occultisme, avec un corps humain à tête de bouc.

  4. Occultiste français (1810-1875)

  5. Signalons néanmoins que Lionel, qui a pris les photos accompagnant cet article, est lui-même un adepte.

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