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« Pour la Nation »

Enquête. Infiltrés dans un groupuscule d’extrême droite

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Éléonore Scardoni. CC BY-NC-ND.

Sous les radars, à Namur, Charleroi ou Bruxelles, les membres du mouvement Nation recrutent et s’organisent. Entre actions violentes et discours xénophobes, ils ont une mission : s’imposer dans la sphère politique belge et avancer masqués jusqu’aux élections de 2029. Une immersion au cœur d’une extrême droite en quête de respectabilité. Sans compromis.

« On a été suivis, il y a des rouges à la gare », dit Jason, d’un air pince-sans-rire. Les trois nouvelles recrues interrogent les alentours, perdues. Elles scrutent la mauvaise blague. Jusqu’au pschitt : « Je déconne. Allez, suivez-nous. Pas trop proche, hein. »

Le lieu de rendez-vous doit rester secret pour éviter les infiltrés et les antifascistes. La mâchoire crispée, Jason scrute les néophytes de son seul œil. Son second est en verre et lui donne un charisme glaçant, qui masque à peine une certaine instabilité, ponctuée par des pics d’énergie soudains et de longues tirades qui se terminent souvent par des râles d’énervement.

Il est l’heure de se mettre en route. Il reste 30 minutes de petits chemins avant de rejoindre les autres. Le véritable point de rendez-vous se trouve dans l’arrière-salle d’un café banal, place Saint-Roch à Châtelet. Cette commune du Hainaut, à quelques kilomètres du centre de Charleroi, fut une ville martyre lors des deux guerres mondiales, aux mains des Allemands à deux reprises. De larges fresques de soldats belges tapissent les murs du bistrot, en hommage à la résistance des Châtelettains. Jason et les autres y trouvent un tout autre sens : « Tu vois ces soldats ? Ce n’étaient pas des faibles, eux. C’est la 28division SS “Wallonie”. De vrais durs qui défendaient les leurs. Faut les respecter. Ce sont des exemples. »

S’il y avait encore des doutes sur le caractère néonazi du mouvement Nation, ils se sont volatilisés une fois passée la porte de l’arrière-salle du café. Derrière la pancarte « privé », une vingtaine de militants se saluent, heureux de tous se retrouver. Crânes rasés, croix gammées ou celtiques dans le cou, symboles SS tatoués sur les bras, tee-shirts à l’effigie du IIIReich… Une fresque bien différente du discours officiel du parti. La promesse nationaliste laisse place à un plan d’action oppressif de suprémacistes blancs. Aucune trace des sensibilités écologiques du programme électoral, ni des distributions de plats chauds aux sans-abri vantés par le parti sur son site officiel.. Mais l’autre moitié de la salle contraste avec ces militants au style tranché. On y retrouve des mères de famille en habits du quotidien, souriantes et aimables, des mineurs en sweat qui fument leurs premières cigarettes ou encore quelques personnes âgées, des grands-pères, des grands-mères.

La réunion va commencer. Tout le monde s’installe en silence, bière à la main. C’est Hervé Van Laethem qui ouvre le bal. Ancien sous-officier des Forces armées belges, fondateur et ex-président de Nation, il est impliqué corps et âme dans divers groupes politiques d’extrême droite depuis des décennies. Avant d’entamer son long monologue d’introduction, Hervé Van Laethem remet ses petites lunettes rondes en place sur son visage frêle. Malgré sa taille fine et sa voix fluette, l’homme occupe tout l’espace de la pièce. Il capte l’attention et impose le respect.

« Nation est là depuis 25 ans. Nous avons eu des hauts comme des bas, mais nous avons survécu à tout. Pourquoi ? Parce que nous ne sommes pas qu’un simple parti politique. Nous sommes des militants. Nous sommes forts. L’usage de la violence pour survivre ne nous fait pas peur. Notre objectif est de changer le monde. Éduquer. Informer. Cogner si nécessaire. »

L’audience rigole, se tape l’épaule en pensant à ses faits d’armes : à la fois où l’un a « éteint la lumière » à un antifasciste lors d’une manifestation ou lorsque, en 2015, six d’entre eux avaient roué de coups un immigré polonais dans la rue.

« Nous sommes des Blancs qui ne baissent pas les yeux », clame l’un des militants au milieu de la réunion.

Hervé Van Laethem rigole, bien d’accord avec son compère, puis reprend : « Les choses bougent partout en Europe et dans le monde. C’est le moment de rester fort. De recruter ! Nous devons joindre cette énergie, cette opportunité, et lutter contre les gauchistes et le système tout entier. Ce sont des complices de l’immigration, du grand remplacement et de tous les meurtres commis par ces chiens. La porte vers le pouvoir va s’ouvrir, même un petit peu, et nous y mettrons notre pied », conclut Hervé Van Laethem, fier de son monologue.

Actions coups de poing

Les membres du mouvement s’autoproclament révolutionnaires. Ils ont épousé la violence comme moyen banalisé de faire de la politique. Mais ils dépassent le stéréotype d’une bande de fous agressifs sans tête, de skinheads incontrôlables et incapables de sentir le jeu politique actuel. Ils ont de l’expérience, de la jeunesse chez qui puiser de l’énergie, mais manquent cruellement d’organisation. Par son image violente et ses symboles nazis, Nation peine à recruter et à créer une structure hiérarchique. Chacun y va de son combat personnel sans véritable coordination. Ils sont impatients et préfèrent briller le temps d’une action coup de poing plutôt que sur la scène politique dans cinq, dix, quinze ans peut-être. « Les choses vont changer, affirme Hervé Van Laethem. Nous allons nous organiser. Chacun de vous va s’engager à un poste bien précis. Notre combat s’inscrit dans la durée. Un jour, nous aurons notre victoire par les urnes. »

Si aujourd’hui, ils ne sont pas plus de 30 militants en activité, à chaque réunion, de nouvelles têtes apparaissent. Pour Benjamin Briard, expert en mouvement d’extrême droite et chercheur au Centre de recherche et d’information socio-politiques (CRISP), c’est une chance que Nation soit désorganisé : « Le terreau politique actuel est fertile pour les extrémistes. La montée de l’extrême droite et son gain en popularité justifient qu’il faille les prendre au sérieux. »

Nation peine à convaincre les électeurs et est pratiquement absent des listes électorales du pays. Lassés ou impatients, certains anciens du mouvement tentent par tous les moyens de rejoindre un parti ayant davantage de chances d’obtenir des élus. Une première vague de migration de militants a eu lieu à l’aube des élections de 2024, vers le parti Chez Nous, alors considéré comme une base solide pour représenter l’extrême droite wallonne. Ce dernier s’est effondré, et une poignée d’anciens de Nation sont revenus au bercail, tout penauds.

« Pas de rancune pour ceux qui reviennent. L’important, c’est de se remettre sur les bons rails », dira Hervé Van Laethem à l’intention d’un militant d’une cinquantaine d’années, aussi petit que trapu, qui se tasse de honte sur sa chaise.

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Éléonore Scardoni. CC BY-NC-ND

La route pour rejoindre Chez Nous est désormais barrée. Mais une autre voie vient de s’ouvrir, avec un certain Adrien Rogier en pionnier. Ce dernier s’est autoproclamé membre de la famille libérale, du MR. Une promotion rejetée en bloc par le parti d’extrême droite et qui lui a valu des menaces de mort de la part des membres de Nation.

« Je sais où il habite, ce chien », « On va lui casser les jambes », « Lui ? Au MR ? Je ne savais pas qu’ils acceptaient les partisans de Mussolini. Je devrais penser à postuler aussi », commentent les militants sur Telegram.

Différents, tant qu’on est Blancs

Oupeye, 2 novembre 2024. Les saucisses crépitent sur le gril et semblent s’agiter sur les riffs de black metal. Soirée chips, bières et barbecue chez Jeunes Nation. Au coin du feu, la bande de potes refait le monde loin des cadres du Parti. L’apprentissage attendra, c’est samedi soir. La fête se déroule dans la cour intérieure du domicile de Jason, chef de la section Jeunes : un vaste atelier semi-ouvert, empli de moteurs et d’outils patinés. Un lieu idéal, à l’abri des regards indiscrets. « Bienvenue chez moi ! Ici, on sera tranquilles », lance Jason, fier de présenter son sanctuaire à ses petits soldats. Seuls les très motivés ont fait le déplacement. Le noyau dur. Mais cela suffit au chef pour savourer son autorité que, cette fois, aucun ancien ne peut contester.

La soirée bat son plein. Une Jupiler après l’autre, les esprits s’échauffent et les rires résonnent de plus belle. Jason dégaine sa tondeuse et s’applique sur le crâne de Julien, son bras droit et ami, sous le regard enivré des jeunes recrues. Les rires gras fusent, mêlés au scream du black metal qui tourne encore et aux flammes du brasero qui éclairent la scène. Fox, quant à lui, n’a pas besoin de passer à la tonte. Vêtu d’un treillis et de boots rétro, le jeune homme de 18 ans arbore un style soigneusement calqué sur celui de Jason, sur qui il porte un regard empreint d’admiration. Soudain, son mentor s’approche et lui tend un paquet : « Tiens fieu, un cadeau. » Le jeune skin y découvre une biographie de Joseph Goebbels et un poing américain. Le chemin depuis Genval valait le coup. Dans un élan d’excitation, Fox s’exclame : « Il n’y a pas des Juifs dans le coin ? On va les brûler ! »

Quelques vannes abjectes et thèses complotistes plus tard, le groupe s’est constitué en cercle, les paumes tendues face aux braises. L’ambiance grivoise a laissé place aux confidences et petites attentions. « Franchement, ça fait du bien d’être avec vous. Les gens ne peuvent pas comprendre, quand t’es nationaliste tu dois tout le temps te cacher parce que les gens te jugent. Et parfois, on se sent seul », glisse Julien, déclenchant un hochement de tête général. MCN, plus réservé, est du même avis : « À l’école, j’en parle avec mes potes. J’en ai plusieurs qui pensent comme nous, mais ils n’osent pas s’engager à cause de leurs parents, ou parce qu’ils ont peur d’être mal vus. » Jason n’est pas surpris : les parents constituent un obstacle récurrent dans le recrutement des adolescents au sein de Nation. C’est le cas par exemple d’une amie de MCN, 15 ans, qui se tâte encore, ou de Guillaume, 16 ans, récemment ferré sur Snapchat. « Tu peux leur dire qu’on peut trouver des solutions, qu’on peut les couvrir », répond le presque trentenaire de son lourd accent liégeois.

Depuis moins d’un an, Fox, 18 ans, vit entre l’étroitesse de sa chambre chez sa mère à Genval et le vaste espace d’éclosion de Nation, sa « nouvelle famille. » Il a intégré Nation après avoir arrêté l’école pour cause de harcèlement répété. « J’ai quitté l’école à cause de la phobie sociale que j’ai développée suite au harcèlement. Ça n’a presque jamais cessé du début de ma primaire jusqu’en fin de secondaire. Ça se résumait à me mettre dans des poubelles au début. C’était des musulmans. Puis on m’a changé d’école. Là-bas, on m’a fait bouffer des cailloux, accroché au porte-manteau, on m’a déchiré mes vêtements, étranglé, etc. J’avoue j’ai pensé au suicide, mais j’ai pas eu le courage », confie-t-il, les yeux perdus dans le brasero. « J’ai une grosse phobie sociale et j’avais – et je dis bien “j’avais !” – peur de parler aux gens jusqu’à ce que je rejoigne Nation. Ça a changé ma manière de voir le monde. Maintenant que j’ai rejoint Nation, j’ai la confiance en moi que je n’avais pas avant. Grâce aux gens que je côtoie, je n’ai plus peur qu’un ado me fasse du mal, comme avant. Et surtout, à Nation, je gagne des connaissances en politique grâce aux formations. À la base, je ne m’intéressais pas plus que ça au national-socialisme. »

MCN, lui, a choisi son pseudonyme en référence à ses grandes sœurs qu’il aime sans retenue. Rien dans l’introversion du jeune de 18 ans ne laisse deviner son goût marqué pour la baston. Pourtant, il explique son rapport singulier au risque par sa condition : « Je suis épileptique, je peux mourir à tout moment. » En parallèle de Nation, MCN appartient à la Division Kraken, un groupuscule de jeunes âgés de 16 à 23 ans, passionnés d’armes et de musculation et se réclamant de la sulfureuse unité spéciale ukrainienne homonyme, née en 2022 face à l’invasion russe. C’est son grand-père, à qui il rend souvent visite, qui lui a donné les valeurs du national-socialisme. Attablé dans un bar metal à Namur, l’étudiant en mécanique résume : « Lui et moi on partage la même vision du monde », avant d’ajouter, ravi : « Il m’a offert Mein Kampf. »

En quelques mois, Fox et MCN se sont imposés comme les chiens de garde de Jason, obtenant même la considération des chefs du Parti pour leur dévouement. Une ascension fulgurante érigée en modèle pour ces jeunes rêveurs d’un monde figé en noir et blanc.

Les extrémistes de droite en Belgique francophone forment une hydre à mille têtes : ouvrier, médecin, mère au foyer, militaire, chômeur et étudiant en font partie. Les 500 membres qui composent le groupe Telegram de Nation sont tout aussi variés. À peine croit-on saisir le profil type des militants qu’une nouvelle tête apparaît et déconcerte. Tom arbore une moustache de bobo et travaille dans une animalerie à Bruxelles. Bastien aime la baston et étudie l’électromécanique en secondaire à Tournai. Paul adore le football et s’apprête à devenir prêtre. La liste est longue.

Vernis nationaliste sur bois xénophobe

« Hey, tu es dispo pour un collage à l’ULB ce soir ? », demande Tom par SMS. Le dress code est simple : pas de capuche, pas de cagoule, le visage découvert et le menton bien relevé. Leur fierté blanche en poche et les mains pleines d’affiches aux slogans aussi variés qu’abominables, Tom et Julien commencent leur tour du campus universitaire. « RapeFugees », « Défends ta Nation », « Fuck Daesh » : la subtilité attendra.

Lors de chaque collage, ils risquent de se trouver nez à nez avec des antifascistes. Les militants de Nation, comme Tom, se préparent toute l’année pour ces actions. L’affrontement est pour eux une opportunité de prouver leur valeur. Donner des coups à ses opposants est l’accomplissement d’une vie de militant antisystème. « En prendre » fait de vous un partisan aguerri. Chaque blessure est un galon, une médaille en preuve d’engagement pour la cause : « le nationalisme révolutionnaire ».

« Regarde-moi ces gauchistes de merde. Ils signent leur propre mort et la nôtre avec », affirme Tom, de sa voix posée, en arrachant une affiche prônant l’éducation pour tous sur une colonne en béton. Son épaisse moustache agit comme un filtre acoustique et donne une tonalité de velours à ses remarques racistes. Avec lui, tout paraît logique, simple et sans heurt. Il sort ses abominations à l’amiable. « L’ULB, c’est un repaire de nègres, d’Arabes et de youpins. Ils n’ont aucun sens du nationalisme. Des vendus », dit-il, ses bottes pressées sur l’affiche jetée au sol.

Il suffit de passer quelques heures avec les militants de Nation ou de rejoindre leur groupe privé sur Telegram pour se rendre compte que l’ambition nationaliste n’est qu’une façade. Les cinq cents membres de la conversation privée échangent chaque jour sur leur haine de l’immigration, des juifs, de la communauté LGBT… Aucune trace de nationalisme ou d’amour pour la Belgique. Uniquement de la violence. Ils s’unissent sur leur peur commune de voir leur identité disparaître et déversent, au nom du nationalisme, un torrent xénophobe.

Tom et Julien ne font pas exception. Mais ce soir de collage, une autre forme de rancœur les consume, celle dirigée contre le système et la classe politique : « Tu as vu la dernière affaire de corruption du PS ? Et Didier Reynders qui a détourné de l’argent ? Ils sont tous corrompus. C’est pour ça qu’on se bat, nous. La justice va encore les épargner. Il faudrait qu’on puisse la faire nous-mêmes, la justice, pour que les politiques comprennent qu’ils ne peuvent pas voler leur peuple », déballe Tom, avant d’être pris d’un fou rire en imaginant ce qu’il pourrait leur faire au nom de sa justice : « Avec notre façon de faire, ils ne recommenceraient pas. Ça, c’est sûr. »

Les deux acolytes de Nation, comme les autres militants, se nourrissent des erreurs et magouilles des politiques. À chaque révélation d’une fraude ou soupçon d’usurpation d’argent public par un politique, ils se renforcent dans leur idéologie antisystème. C’est aussi dans les failles et les vices de nos représentants que leurs idées, leur combat, arrivent à survivre, s’étendre et s’affirmer.

Nation a fait du nationalisme son prétexte où son véritable objectif pourra s’y épanouir : celui d’une société au pouvoir unique, fort, sans opposition, blanche, catholique et traditionnelle. « Un cochon a beau être dans une écurie, il n’en sera jamais un cheval pour autant », répètent sans cesse les cadres du mouvement.

Prier et résister

Départ de Hamois, en province de Namur. Après plusieurs kilomètres de chemins escarpés, l’endroit apparaît enfin. Une grange isolée, au beau milieu des champs encore gelés par la nuit. Sur le parvis improvisé, une quarantaine de fidèles, comme ramenés du passé, patientent sagement dans le froid. Les visages rougis se reconnaissent et se saluent. Le signal donné, les catholiques traditionalistes s’installent dans la grange, missel à la main. La messe va commencer.

Au premier rang se tient Paul, membre actif de Nation, comme d’habitude vêtu de sa soutane. Comme les autres, il scrute l’autel dressé avec soin, depuis lequel l’abbé Salenave, venu de France, lance les premiers chants latins. Dans trois ans, lui aussi sera prêtre traditionaliste.

Le public caucasien offre une fresque d’un autre temps. La femme porte le voile catholique et une jupe longue, l’homme le costume – et la culotte. Les petites familles, interchangeables, sont prêtes pour ce qu’ils nomment « La Messe de la Résistance ». Pendant plus d’une heure, les « résistants » s’agenouillent et se relèvent, répondant aux injonctions de l’abbé dans un rituel frénétique fait de psaumes en latin. Certaines ajustent leurs voiles et d’autres serrent leurs manteaux, tentant de résister au froid mordant qui s’infiltre à travers les murs de la grange. Les chants tridentins résonnent.

L’abbé Salenave va droit au but : nos sociétés occidentales connaissent un déclin moral et spirituel qu’il faut combattre. « Mes bien chers frères, le libéralisme est une maladie. » Les fidèles l’écoutent en silence, impassibles, marqués parfois par un léger hochement de tête. « Qu’allons-nous devenir ? Allons-nous devenir tous libéraux ? Dieu nous en garde, mes chers frères ! », radote le prêtre, sous le regard attendri de Paul, déjà convaincu. Le gourou du jour enchaîne sur quatre conseils pour résister efficacement : pratiquer l’exorcisme, cesser de pécher, cultiver sa force intérieure et se couper du monde. La Vérité se trouvait donc dans une vieille grange à Hamois.

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Éléonore Scardoni. CC BY-NC-ND

Alternant chants et allocutions, et après avoir inséré interminablement l’hostie dans la bouche de chacun de ses fidèles agenouillés face à lui, le prêcheur invite à se battre pour l’honneur et les valeurs chrétiennes. Les catholiques traditionalistes prônent un monde fermement opposé à la modernité, dans l’Église comme dans la société. Ils rejettent les réformes liturgiques et doctrinales postérieures au concile Vatican II, qu’ils considèrent comme des compromissions. Leur éthique conservatrice prône une stricte adhésion aux enseignements anciens de l’Église, avec des positions réactionnaires sur la famille, le mariage et la morale sexuelle. « Prions les âmes du purgatoire. Peut-être sont-elles au purgatoire pour avoir été trop libérales », conclut l’abbé.

Cette idéologie aux relents sectaires, xénophobes et antisémites, actionnant une rhétorique de lutte et de pureté, la place souvent en lien, parfois volontairement, avec certaines mouvances ultra-nationalistes et néofascistes telles que Nation. Après la cérémonie, l’abbé Salenave confie à l’égard de Nation, d’un ton prudent : « Nous avons des combats communs. Bravo pour vos actions. »

Paul, également membre du célèbre mouvement politique Civitas – présidé par Alain Escada et dissous en France en 2023 par Gérald Darmanin –, incarne cette alchimie entre ces deux univers hermétiques et nauséabonds. Par sa dégaine d’homme de foi et son héritage familial encensé, il pare les exactions du groupe d’un vernis de vertu et de sacré. Fils du célèbre négationniste français Pierre Reynouard, fugitif et multirécidiviste, il aspire à tracer sa propre voie, loin des ombres de son père. Par le chemin de la spiritualité, il tente d’émerger dans un monde où il est si périlleux de briller.

Des bottes wallonnes aux souliers européens

Jason recentre sa cravate sur son costume deux-pièces. Il est chic, pimpant. Ses larges épaules étriquent tout le tissu. Ses boutons crient à l’aide, prêts à exploser au moindre geste brusque. C’est un jour de fête. Il s’apprête à vivre en une journée les 25 ans du mouvement, l’Épiphanie et la rare visite du président intérimaire de Nation : Yvan Benedetti. C’est un ancien du Front national français, militant extrémiste de droite expérimenté et autoproclamé fidèle à l’héritage de Pétain. Un antisémite fier qui maîtrise l’art oratoire autant qu’il sait structurer un mouvement dans le temps pour lui donner de l’importance. En ce jour de célébration, il a fait la route jusqu’en Belgique pour aller se perdre dans ce même café de la place Saint-Roch à Châtelet. Après quelques bavardages anodins avec Yvan Benedetti, il ne fait aucun doute que sa vision du nationalisme ne fait pas ou fait peu de distinction entre les peuples blancs occidentaux. Belges, Français, Allemands ou encore Grecs et Italiens, qu’importe la nationalité si l’on a la bonne couleur, la bonne religion.

C’est sur ce principe de ressemblance ethnique et religieuse que Nation a su tisser des relations à l’international. Sur la carte du monde, il trône aux côtés de partenaires qui ont du poids, avec des élus, du pouvoir. Nation fait partie du groupe politique européen « Alliance pour la paix et la liberté (AFP) », regroupant 11 partis dans neuf pays, avec, jusqu’à il y a peu, Jean-Marie Le Pen en président d’honneur. Le 16 janvier à Paris, plus d’une centaine de militants de l’AFP, membres de Nation y compris, sont venus lui rendre un dernier hommage.

La plus grande victoire de l’Alliance survient le lendemain des élections européennes de 2015. Udo Voigt, du Parti national-démocrate allemand, obtient un siège au Parlement européen. Chacun des partis de l’alliance, dont Nation, se voit reverser indirectement des subventions de l’Union européenne.

Hervé Van Laethem, alors président de Nation, a pu utiliser cet argent pour donner de la visibilité au mouvement et tisser des contacts à l’international. L’ancien sous-officier de la Défense a le bras long. Par sa popularité et son expérience, Nation a pu jouir de son épais réseau et forme aujourd’hui avec CasaPound (Italie), Résistance helvétique (Suisse), Bastion social, Le Front national, le MND (France), le NPD et l’AFD (Allemagne) ou encore Aube dorée (Grèce), une petite galaxie d’extrémistes de droite. Ces derniers sont toujours prêts à s’échanger leurs bonnes pratiques et s’entraider.

CasaPound Italia leur a inspiré le désormais incontournable « Camps Hobbit » : un week-end de formation au parfum survivaliste, organisé deux fois par an en pleine campagne reculée. Les jeunes militants y plantent leur tente, suivent les enseignements des aînés et tissent des liens au fil de randonnées, d’ateliers de réflexion et de moments conviviaux. La dernière édition s’est tenue en août 2024 à Couvin, chez Seb et Jeannine, un vieux couple de militants installé en Hongrie avec des retours occasionnels en Belgique pour les besoins du Parti. La sortie phare du week-end : la visite de la « Gorge du Loup », lieu historique ayant servi de quartier général à Hitler au début de la Seconde Guerre mondiale.Poussez-vous que j’m’y mette

Aube dorée, quant à lui, s’est inscrit en parfait exemple pour Nation. Le parti grec, ouvertement néonazi, a su métamorphoser son identité militante violente en lui donnant une ampleur politique. Il a participé à plusieurs reprises au pouvoir législatif en Grèce et au Parlement européen avant d’être dissout en 2020 par la justice. Soixante-huit de ses membres ont été jugés coupables de participation à une organisation criminelle, meurtre, agressions et détention illégale d’armes.

Ces dynamiteurs de la fenêtre d’Overton, un concept désignant les limites du discours toléré dans l’espace public, travaillent ensemble pour repousser ces frontières de l’acceptable.

Mais Yvan Benedetti en tire tout de même des leçons. Avec son ton professoral et sa posture droite qui fait face aux 20 militants réunis, il rassure : « Aube dorée a commencé comme nous. Par du militantisme. Une victoire politique, ça se construit en années. Nous devons d’abord passer par nos actions si l’on veut gagner les urnes. Il faut recruter, se bouger, agir ! Puis réfléchir. Mais surtout agir ! »

L’heure n’est plus aux exposés enflammés. Assommés par ce torrent d’informations, les militants peinent à sortir de leur concentration. Ils ont été très attentifs et sont maintenant animés par une fatigante réflexion qui les accompagnera tout au long de la soirée : comment faire progresser le mouvement et s’investir davantage ?

Les discours ont fait mouche. Mais là, il est temps d’aller se décapsuler une Chimay. De célébrer comme il se doit les 25 ans de Nation. Une famille pour certains, un gage d’identité et d’appartenance pour d’autres, mais surtout, un mouvement néonazi et fasciste prêt à faire mal. Et qui, au fil des actualités quotidiennes, s’enfonce un peu plus dans l’extrémisme de droite. Le rendez-vous est pris : les élections de 2029. En attendant, il faut laver l’image du mouvement. Plus de références directes au IIIᵉ Reich en public, seulement en privé. Cacher son appartenance à Nation si l’on veut se défouler sur des « rouges » ou des immigrés. Mais surtout, recruter. Sur Snapchat, TikTok ou Instagram, peu importe. Il faut du sang frais. Aller chercher des jeunes à former. Il faut paraître pacifique, ne pas faire peur. Troquer son crâne rasé et sa veste en cuir pour une chemise et une cravate. Et puis, « Rendez-vous en 2029 ! »

Relais presse :

Nos journalistes étaient les invités de Fabrice Grosfilley mardi 1er avril pour l’émission Bonjour Bruxelles sur Bx1. Réécoutez leur intervention ici.

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Avec le soutien du Fonds pour le journalisme en Fédération Wallonie-Bruxelles

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  1. Qualifie la forme du rite catholique utilisée entre le concile de Trente et la réforme liturgique entreprise par Paul VI, soit de 1563 à 1960.

  2. Le texte a été modifié après publication. Le formulation initiale laissait penser que le parti Aube Dorée avait participé au gouvernement grec. Ce n’est pas le cas. Par contre il a bien participé aux jeux de pouvoir en Grèce, par la présence d’élus au niveau fédéral.

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