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La place des photographes

Entretien avec Georges Vercheval & Anne-Françoise Lesuisse

Il a traversé près d’un siècle de photo documentaire en Belgique. Elle suit de près les nouvelles pratiques visuelles qui racontent le réel. Lui, c’est Georges Vercheval, 89 ans. Ce photographe a fondé le Musée de la Photographie de Charleroi en 1987. Une audace dans le paysage européen de l’époque. Elle, c’est Anne-Françoise Lesuisse, directrice depuis 2010 de la Biennale de l’Image possible (BIP) à Liège. Un festival qui suit et valorise les arts visuels contemporains.

Médor a rencontré ces deux figures complémentaires pour comprendre comment la photographie traduit le réel dans un monde saturé d’images et, surtout, quel rôle un média peut lui donner aujourd’hui. Réponses en images.

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Le voûtement de la Senne, à hauteur de la future Bourse, 1er août 1869.
Archives de la Ville de Bruxelles. Tous droits réservés
Georges Vercheval

« Reproduire le réel a été un des rôles majeurs de la photographie. Son inventeur, Nicéphore Niépce, tentait déjà de reproduire des gravures à l’identique (par l’impact de la lumière, NDLR), dès 1822.

Sans la photographie, il n’y aurait pas d’images de la Commune de Paris (1871), de la guerre de Crimée (1855) ni, sur un mode moins violent, du voûtement de la Senne à Bruxelles en 1865-70 (voir photo à gauche). Ces photos permettent de documenter des lieux et des monuments, dans leur époque. »

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Vue sur la façade principale de la cathédrale Saints-Michel-et-Gudule par Edmond Fierlants, 1964.
Maison Victor Hugo. Tous droits réservés

Patrimoine

Georges Vercheval

« Très vite, l’objectif de la photographie a été de “dire” le monde en tentant d’être objectif. Avec une volonté patrimoniale. En France, dès le milieu du XIXe siècle, de grandes commandes publiques sont faites à plusieurs photographes, pour archiver le réel. En Belgique, au même moment, des photographes comme Edmond Fierlants se préoccupent aussi de garder une trace du patrimoine, des villes, des événements, des gens.

Puis il y a eu un tournant aux États-Unis, avec le projet de la Farm Security Administration (FSA). C’est un projet d’État qui se préoccupe de la pauvreté, notamment celle des fermiers touchés par la Grande Dépression. La FSA engage alors des photographes pour témoigner de la détresse de la population afin d’influencer l’opinion publique (et la convaincre de soutenir les réformes de Roosevelt, dans le cadre du New Deal, NDLR). Cette démarche a inspiré, bien plus tard, nombre d’institutions photographiques à travers le monde. »

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Cette photo de Camille Detraux, publiée dans le Journal de Charleroi en août 1956, a failli disparaître. G.V : « Un jour, le photographe a appris qu’on était en train de jeter toutes les archives du journal. Heureusement on a pu sauver cette photo, conservée au Musée de la Photographie. »
Journal de Charleroi. Tous droits réservés
Georges Vercheval

« Même s’il n’y a pas d’exemple phare comme aux États-Unis, de nombreux photographes belges ont été attentifs au social. Par exemple, Gustave Marissiaux, portraitiste à Liège, photographie en 1904 les charbonnages en vues stéréoscopiques, ou Camille Detraux, en 1956, rend compte de la catastrophe du Bois du Cazier à Marcinelle (voir photo page suivante).

À Charleroi, en marge de la préparation du Musée de la Photographie, les Archives de Wallonie se créent en 1980 et envoient des photographes documenter les industries en péril : sidérurgie, verreries, charbonnages… Mais aussi l’agriculture et les métiers de la santé, jusqu’en 2000. »

Georges Vercheval

« On constate, dès les années 1930, un mouvement dans la presse donnant une place accrue à la photographie, en lien avec l’événement, donc au document. C’est l’arrivée de grandes figures du photoreportage, tels Robert Capa, Henri Cartier-Bresson, Willy Ronis, Robert Doisneau. En Belgique, on remarque Germaine Van Parys[5c5a31] ou Jean Guyaux. »

Anne-Françoise Lesuisse

« Ce modèle du grand photoreporter qui prend des risques pour sortir une photographie sensationnelle, capturer “l’instant décisif” est très critiqué aujourd’hui. On s’est rendu compte que derrière cette idée d’instant décisif, pas mal de choses n’étaient pas aussi véridiques que ce qu’on prétendait. » NDLR : Un des exemples les plus marquants est certainement celui de la « Mort d’un soldat républicain » de Robert Capa, qui montre en 1936 la mort d’un milicien républicain pendant la guerre d’Espagne, censée être prise sur le fait. Les débats sur l’authenticité de la situation et sa mise en scène sont toujours en cours. « La recherche de l’image iconique, incisive, spectaculaire, peut être très forte, générer une émotion, mais elle a ses limites. »

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Bruno Stevens, Bagdad, Irak, février 2003 – La fenêtre du café Al Zahawi avant l’invasion américaine.
Bruno Stevens. Tous droits réservés
Georges Vercheval

« Au final, il y a assez peu d’images iconiques dans la presse. Et beaucoup de photojournalistes travaillent en profondeur et sur le long terme. Encore aujourd’hui ! Le problème, c’est que l’ensemble de leur travail n’est jamais montré dans les journaux, qui ne publient souvent qu’une seule photo. Bruno Stevens, par exemple, en 2003, a fait un terrible reportage sur l’Irak au moment de l’attaque américaine. Il était sur place avant, pendant et après l’invasion. L’ensemble de son travail est exceptionnel, dans la veine d’un photojournalisme qui prend le temps de documenter des événements cruciaux.

Mais ce qui est sûr, c’est qu’il n’y a plus vraiment de modèle économique, la situation de la presse écrite étant devenue fragile (c’est un euphémisme), c’est assurément le nœud du problème. Il reste très peu de photographes salariés dans les journaux. »

Anne-Françoise Lesuisse

« C’est quand même un peu mieux côté flamand, où la presse continue à passer des commandes de reportages. Mais la presse ne peut pas être “la” solution. Publier des séries documentaires, des reportages longs, ça demande de consacrer de nombreuses pages dans un magazine, c’est extrêmement contraignant ! Je crois qu’un enjeu pour la presse, c’est aussi celui de la pédagogie. L’image du photojournalisme “ basique ”, très vite déchiffrable, qui produit une émotion forte, a quelque chose de plus direct. Mais on sait à quel point ce que cette image dit peut être étroit, réducteur. Il faudrait, parfois, essayer de traduire la réalité avec plus de nuances, plus de subtilité. Et donc éduquer le lectorat à ne pas se satisfaire juste de l’immédiateté d’une image choc, mais à pouvoir entrer dans des sujets un peu plus complexes. »

« La notion d’auteur disparaît parfois complètement. »

Anne-Françoise Lesuisse

« Aujourd’hui, de nouvelles pratiques intéressantes s’éloignent de cette façon de photographier, qui était extrêmement individualiste. La photo n’est alors plus perçue comme l’émanation d’un seul regard. Beaucoup de jeunes photographes sont dans un rapport de collaboration avec ceux qu’ils photographient. » NDLR : Ceux-ci participent alors activement à la réflexion sur le projet, à la prise de vue, à la sélection des images, etc. « Dans cette démarche, la notion d’auteur disparaît parfois complètement, comme chez Maroussia Prignot et Valerio Alvarez, rassemblés sous le nom explicite de « No Sovereign Author » (voir ci-dessous). En mettant de côté le modèle du « grand reporter », de l’individu qui serait doté d’un talent, la photographie se remet au service du réel, de la société. »

Mise en scène

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Dans le projet « State of Emergency » (2014-2024), le photographe belge Max Pinckers reconstitue les atrocités passées sous silence de l’époque coloniale, en collaboration avec ceux qui les ont vécues, des vétérans de guerre Mau-Mau et des Kenyans survivants. Dans cette photo de 2019, Beninah Wanjugu Kamujeru reconstitue et rejoue son interrogatoire.
Max Pinckers/MMWVA. Tous droits réservés
Anne-Françoise Lesuisse

« À l’heure où tout le monde a un smartphone et dégaine pour couvrir des événements sur le vif, peut-être que le rôle des photographes professionnels, c’est de faire douter. Ou, en tout cas de ne plus simplement se consacrer au traitement immédiat du réel, mais au contraire d’amener de l’originalité, d’arrêter d’être des photographes de faits divers, et accepter de mettre les choses en scène. Le rapport au réel dans la photographie devient plus ambigu qu’avant. Mais je pense que la mise en scène, par un biais détourné, s’approche parfois davantage de quelque chose de vrai. Comme dans le travail de Max Pinckers, par exemple, qui remet en scène des vétérans de guerre Mau Mau pour dénoncer cette guerre contre l’Empire britannique, passée sous silence (voir ci-dessous).

Lui a décidé de montrer les étapes derrière la prise de vue. Dans l’idée de ne plus faire semblant, ne plus effacer le rôle du photographe, et d’expliquer – parfois – que tout ça est un processus. Mais ça pose d’autres questions, notamment celle de l’émotion.

J’ai parfois plus de mal à ressentir une émotion dans ces travaux plus complexes, où le photographe cherche à être le plus légitime possible. À vouloir approcher la réalité dans toutes ses nuances, sa finesse, parfois l’émotion passe à la trappe. Or, c’est une dimension importante, la question émotionnelle, on ne peut pas tout à fait la balayer. »

L’intelligence artificielle : « Si on ferme la porte, ça reviendra par la fenêtre. »

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Dans le projet « An Electronic Legacy », exposé à Arles en 2024, François Bellabas a pris des photos en Californie de méga-feux. En parallèle, il a créé des images artificielles de « méga-feux », comme celle-ci. Avant d’exposer le tout, pour créer des vues dystopiques et interroger la frontière entre réalité et fiction.
François Bellabas. Tous droits réservés
Georges Vercheval

« Nous sommes trompés en permanence. Mais c’est valable depuis toujours. Le photomontage a toujours existé. Tant dans les mises en situation avantageuses que pour les fausses images de guerre. Tant pour les retouches sur les portraits de nos ancêtres que sur les photos de famille des dirigeants politiques. Avec l’intelligence artificielle, ça va loin, trop loin. Mais c’est trop tard. »

Anne-Françoise Lesuisse

« Moi ça m’interroge, je n’ai pas de jugement. L’IA, je la vois comme un outil d’expression supplémentaire. Comme l’arrivée de la couleur, de la vidéo, de Phototoshop, toutes ces évolutions que la photographie a connues. Bien sûr, celle-ci est un peu particulière. Et la différence est sans doute que l’intelligence artificielle est à la portée de tout le monde. Mais certaines utilisations de l’IA sont intéressantes. Par exemple, dans les prix Découvertes à Arles cet été, l’artiste François Bellabas (voir ci-contre) a travaillé sur les méga-feux en Californie et a fait une vidéo avec l’intelligence artificielle. Là, ça donne une puissance expressive dingue. C’est une expression qui est tellement forte qu’on s’approche peut-être plus de la vérité de ce que doit être un méga-feu. »

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La doudoune du Pape, vous vous en souvenez ? François en longue veste matelassée blanche, publiée en 2023 sur Reddit, et partagée des millions de fois sur les réseaux sociaux. C’était si cool. Ça lui allait si bien. C’était un fake. Une image créée par le logiciel d’intelligence artificielle Midjourney.
Midjourney. Tous droits réservés
Anne-Françoise Lesuisse

« C’est vrai que les deepfakes, c’est hyper-troublant. Je me suis complètement fait avoir par la doudoune du Pape, par exemple ! C’est la responsabilité de la rédaction du journal et des photographes de jouer cartes sur table. Si c’est fait sciemment et que c’est dit, ça participe à l’apprentissage d’une société. Parce que si on se contente de dire « l’IA, c’est le diable », si on ferme la porte, ça va revenir par la fenêtre. D’autres l’utiliseront quand même. Du coup, la dimension pédagogique est importante, il faut apprendre à lire ces images, apprivoiser ces nouveaux outils. Le photographe est peut-être le premier garant, quelles que soient les techniques qu’il utilise, d’une éthique de travail. Ça ne veut pas dire qu’il doit être absolument lié à la réalité, mais qu’il doit proposer un travail où il est conscient de ce qu’il fait et qu’il le fait sans mentir. L’autre garant, c’est le support, l’éditeur, qui peut afficher un cadre de confiance et respecter ce cadre qu’il énonce. »

Demain, « Être là, ou ne pas être ! »

Anne-Françoise Lesuisse

« Si on regarde la presse, il n’existe aucun support qui fasse l’économie d’images. Jamais. C’est même l’inverse. On a toujours autant besoin d’images. Mais elles circulent autrement.

Elles deviennent quelque chose de moins précieux, de moins rare. C’est vrai que ça circule non-stop, c’est copié, collé, recadré, non légendé, c’est plus foutraque qu’avant. Les réseaux de distribution et de partage sont quand même vraiment élargis. Mais l’image ne se raréfie pas. »

Georges Vercheval

« La photographie garde toute son importance. Je trouve même qu’il y a de plus en plus de bons photographes, conscients de leur mission et des situations auxquelles ils font face. Et dont on a besoin. La photographie doit garder sa fonction majeure, celle de dire la vie et de documenter le monde. Être là, ou ne pas être ! »

« C’est comme si la Belgique n’avait pas le souci d’archiver son histoire nationale. »

Georges Vercheval

« La France continue à beaucoup soutenir la photo. La BNF (Bibliothèque nationale de France) a octroyé 200 bourses post-Covid de 22 000 € à des photographes pour documenter le territoire. L’État – chez nous – n’est hélas pas sur ce modèle-là. On n’a pas de département consacré à la photo qui travaillerait pour la mémoire des siècles à venir. »

Anne-Françoise Lesuisse

« C’est comme si la Belgique n’avait pas le souci d’archiver son histoire nationale. Personne ne voit la nécessité ou l’urgence de documenter le territoire. Après, la Belgique est petite et la Wallonie l’est encore plus. Et on existe seulement depuis 1830. La tradition de commandes patrimoniales n’a pas totalement disparu : les missions photographiques, notamment en lien avec l’architecture, restent d’actualité, parce qu’il y a des pouvoirs publics qui sont intéressés à documenter l’évolution de ce patrimoine. »

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