Manque de bol
La céramique, ça pollue
La céramique, c’est le retour à la terre, l’artisanat local, la nouvelle passion de ta belle-mère. Mais c’est aussi le cobalt et le chrome en vente libre, la fumée toxique dans les arrière-cuisines et des risques de contamination. De l’atelier à l’assiette.
« Écorces de citron », « Myosotis » ou « Chardon » : cette gamme de pigments aux noms primesautiers est vendue sur le site d’un marchand de matériaux pour la céramique (trois magasins en Flandre, un vrai « booming business » selon l’une des vendeuses). Ni la composition ni la provenance de ces poudres colorées ne sont détaillées. Mais une chose est sûre : elles ne contiennent ni citron, ni myosotis, ni chardon.
Sous l’onglet « matières premières », ça sent déjà moins la pâquerette : oxyde de chrome (6 euros les 100 grammes) et une mention « Le chrome est toxique ! ». Oxyde de cobalt (38 euros les 250 grammes) et un avertissement « Risque mutagène, respiratoire, cancérigène ou pour la reproduction. Danger pour le milieu aquatique ».
Des avertissements apparaissent aussi pour le nickel, le manganèse ou le cuivre. Dans le magasin de Leeuw-Saint-Pierre, par contre, la grande majorité des oxydes sont vendus dans des petits pots en plastique, semblables à ceux dans lesquels on met les olives, sans aucune information sur leur toxicité. « Les clients peuvent se renseigner sur internet…, suggère la vendeuse. Et vous pensez qu’ils le font ? Ouh, ce n’est pas sûr… »
Pour faire un saladier ou un vase de leurs mains, les céramistes passent par trois grandes étapes : le travail de la terre, l’émaillage et la cuisson.
Pour la terre, pas d’inquiétude. L’argile crue a plus de vertus que la plasticine. Il y a même encore une argilière à Saint-Aubin (Florennes), pour ceux et celles qui veulent travailler la terre locale. C’est de cette étape que vient l’image d’un « retour à la nature » qui colle à la céramique.
Ensuite, il faut émailler la pièce pour la rendre étanche et lui donner sa couleur. La formation d’une couche vitrifiée durable et solide nécessite une cuisson à très haute température, autour de 1 000-1 200 degrés, parfois plus. Pour que l’émail résiste à une telle chaleur, il ne peut contenir d’éléments organiques comme des chardons ou des myosotis. Seulement des matières minérales.
Au camping
Dans les années 1990, Joëlle Swanet était professeure de sciences économiques – un travail qui commençait à l’épuiser sérieusement. Un jour, elle découvre la céramique via une affiche dans un camping. Elle essaie, accroche, mais carrément, change de vie. Elle suit des cours à l’académie, se met à acheter des matériaux et à parler poterie à la maison.
Son mari, ingénieur, y connaît justement un rayon en chimie. Il tombe des nues : tous ces produits hautement toxiques, rincés dans les éviers, manipulés sans gants, sans masque, sans précaution pour les femmes enceintes ! ? « Il était stupéfait d’apprendre que c’était en vente libre. Il y a une anomalie dans la céramique. Ce n’est pas normal qu’on puisse acheter du chrome ou du cobalt sans contrôle. » D’autant que l’on sait désormais dans quelles conditions sociales et environnementales ces minerais sont extraits.
Depuis l’époque du camping, Joëlle Swanet a fait de sa passion un métier. Elle possède un atelier à Marilles (Orp-Jauche) et enseigne à La Cambre (Bruxelles). Elle s’est aussi donné une mission : lancer l’alerte. Inlassablement, elle dissèque les études scientifiques, forme les céramistes aux bonnes pratiques, alerte sur le vide juridique.
Selon elle, la céramique est liée à plusieurs risques possibles pour la santé et l’environnement : manipulation de produits dangereux sans protection, émanations de fumées toxiques dans des lieux de vie mal ventilés (les petits fours à céramique installés dans les cuisines), rinçage des récipients ayant contenu des émaux dans les éviers ou les ruisseaux et, pour en finir avec la bonne ambiance sur les marchés d’artisanat, migration de métaux lourds dans la vaisselle.
Elle insiste aussi, compte tenu de la consommation d’énergie très élevée des fours, pour que les céramistes fassent preuve de modestie et ne cuisent que les pièces qui en valent la peine.
Des risques connus
« Les céramistes confirmés connaissent les risques », rassure Ludovic Recchia, directeur conservateur de Keramis, le centre de la céramique érigé sur le site de l’ancienne faïencerie Royal Boch à La Louvière. Selon lui, les principaux dangers ont déjà été identifiés depuis la période industrielle.
De nombreux métaux lourds ont ainsi été retrouvés sur le site de Royal Boch lors de sa dépollution. « Ce qui pose question, aujourd’hui, c’est l’engouement pour la céramique, le fait qu’on s’y mette partout – surtout depuis le Covid. »
Personne ne peut estimer combien de personnes pratiquent la céramique en Belgique, mais tout le monde s’accorde sur un fait : leur nombre a explosé en quelques années. L’envie de faire avec ses mains, de quitter les écrans, de trouver l’apaisement ou de fabriquer des objets du quotidien a conduit à l’installation de nombreux ateliers privés, collectifs ou individuels.
L’émission anglaise de téléréalité « The Great Pottery Throw Down » (actuellement à sa septième saison) a achevé d’allumer la passion pour l’art de la terre et du feu. La formation de ces nouveaux céramistes varie fortement d’une personne à l’autre.
Selon Ludovic Recchia, qui a étudié les filières d’enseignement de la céramique en Belgique, aujourd’hui, « le gros de la pratique se fait dans les académies ». Or, en Fédération Wallonie-Bruxelles, celles-ci sont bondées et mal financées. Certains cours du soir de céramique seraient fréquentés par plus de 40 personnes en même temps.
N’y applique-t-on pas des règles strictes en matière de protection de la santé et de l’environnement ? « La majorité des ateliers ne sont pas aux normes », assure le directeur de Keramis. De notre côté, nous avons eu également des témoignages faisant, par exemple, état d’une absence de masques ou de gants lors de la manipulation des émaux ou des déversements de produits toxiques dans les éviers, dans les académies.
Ludovic Recchia tient toutefois à relativiser : « À côté de ce que rejette l’industrie, c’est très marginal. Je ne suis pas dramatisé, mais il faudrait peut-être une feuille de route. »
Cobalt nature
En dehors des académies, les céramistes peuvent aussi s’inscrire à des cours privés, où l’accent sera plus ou moins mis sur la sécurité. Ou se fier aux podcasts et tutos qui invitent à s’y mettre seul, chez soi, sans prof et sans filet.
Sarah De Munck est céramiste amateure, mais aussi médecin et chargée de mission « santé et environnement » à la fédération des associations environnementales Canopea. Elle se dit très étonnée de voir le manque de conscience de nombreux céramistes, qui manipulent des métaux lourds à mains nues, dans leur cuisine, et nettoient les résidus avec leur éponge de vaisselle. « Ce qui est aussi inquiétant dans la céramique artisanale, c’est qu’on n’est pas sur des cuissons standardisées. Si la pièce reste poreuse, des métaux peuvent passer. » Il est donc possible qu’ils réapparaissent dans nos tisanes ou nos salades.
D’autant qu’une grande partie de notre alimentation est acide (tomates, citron, vinaigre, etc.) et risque donc d’attaquer l’émail. « Dans une démarche écoresponsable, poursuit Sarah De Munck, c’est sûr que c’est mieux de travailler avec des émaux qui ne contiennent pas de métaux lourds et rares. Le problème, c’est qu’on vous vend une couleur, pas une liste de dangers. »
Les poudres de roches ou de minerais, à dissoudre dans l’eau, sont en effet vendues sous deux formes différentes. Soit sous forme de matières premières (chrome, fer, silice…), soit sous forme d’émaux, c’est-à-dire de mélanges prêts à l’emploi assortis de noms commerciaux (« paprika » ou « rose bébé »).
Dans le premier cas, les céramistes achètent leurs produits en toute connaissance de cause, même si le « marketing nature » peut conduire à un certain aveuglement. Sur le site d’un marchand, l’antimoine, le cobalt ou le chrome apparaissent ainsi sous l’onglet « oxydes naturels ». Bien sûr, l’origine des minerais est « naturelle » (comme celle du pétrole, d’ailleurs), mais il a fallu les extraire d’une mine, quelque part en Afrique ou à l’autre bout de l’Europe, et les raffiner par un procédé industriel.
Mais c’est probablement le second cas – la vente sous forme d’émaux – qui est le plus problématique, aujourd’hui, dans la céramique : il n’est le plus souvent pas possible d’en connaître la composition.
Pour le céramiste débutant, qui n’a plus fait de chimie depuis l’école, il peut être tentant de craquer pour les couleurs et les effets proposés plutôt que de se lancer dans la composition de ses propres émaux, à base de matières premières. Il peut donc se retrouver, de bonne foi, à manipuler des métaux lourds, alors qu’il a acheté un si joli « rose bébé ».
Bols et assiettes
Dans ces émaux tout prêts, il existe des gammes « alimentaires » destinées à la vaisselle et qui affichent généralement une étiquette « sans plomb ». Joëlle Swanet, qui commandite des analyses de vaisselle en laboratoire, n’est pas follement convaincue : « Dans ces émaux prétendument à “usage alimentaire”, prétendument “sans plomb” parfois, tu en trouves qui contiennent du plomb. Pour ceux qui sont conformes à la réglementation, ça veut simplement dire qu’ils ne relarguent pas de plomb ni de cadmium au-delà des normes actuellement admissibles. Ça ne dit rien des autres éléments. »
Autrement dit : l’Union européenne n’a établi des seuils maximaux de migration des métaux dans l’alimentation que pour le plomb et le cadmium. Cette législation obsolète, qui date de 1984, devrait évoluer pour inclure d’autres éléments (baryum, cobalt, chrome, nickel, arsenic et aluminium) et abaisser les seuils existants. Le projet de révision est, pour l’instant, suspendu au niveau européen.
Actuellement, il n’y a donc pas de limite pour le taux de chrome ou de cobalt qui passerait de votre assiette à votre salade. L’étanchéité de l’émail dépend de sa composition et de sa cuisson, qui assureront une plus ou moins grande stabilité physique et chimique face aux attaques (griffes de couteaux, acides, alcalins, lave-vaisselle, etc).
Les céramistes les plus consciencieux choisissent dès lors souvent de se passer de certaines matières premières, pour des questions de protection de la santé ou de l’environnement, quitte à renoncer à des couleurs ou des effets qui claquent.
Dans son atelier à Hennuyères, la céramiste Marie Brisart, qui suit les recettes conseillées par Joëlle Swanet, crée ainsi des émaux à base de craie, de dolomie, de silice ou d’oxyde de fer, des poudres de roches issues de carrières européennes et réputées moins toxiques.
Elle fournit de la vaisselle pour des restaurants. Et, dans le doute, elle ne prend aucun risque : « Je ne pense pas qu’il y ait des contrôles, mais je ne voudrais pas qu’on me dise un jour qu’on a trouvé des traces de métaux lourds dedans. Je n’ai donc pas d’émaux aux couleurs extraordinaires. Je n’ai pas de vert, pas de bleu. »
La potière a trouvé son style dans la sobriété et les tons naturels. Elle fait des bacs de décantation avec toutes les eaux ayant contenu des émaux et réutilise ensuite tous les résidus pour un nouvel émaillage dont elle ne peut prédire la couleur précise.
Sa vaisselle a aussi un rendu brillant, dû à la couche de vitrification. « Les restaurants sont friands de tout ce qui est mat. C’est la grande mode. On m’en demande souvent. Mais je refuse. Ce n’est pas bon pour les contenants alimentaires. »
Tristan Philippe, potier à La Hulpe, se dit en phase avec toutes ces mises en garde et trouve son équilibre dans le choix d’un nombre limité d’émaux et une solide connaissance technique. Pour le cobalt, il a du mal à s’en passer complètement. « Sur le plan moral, c’est vrai, cela pose question. Mais je pense aussi que, de toute ma carrière, je n’en utiliserai jamais autant que ce qu’il y a dans une Tesla. »
Sur la page de son site dédiée aux formations qu’il organise, il a écrit, en grand, « Plaisir… » Il parle de « s’amuser avec les émaux » et se dit convaincu que l’apprentissage technique ne doit ni freiner l’élan ni tétaniser les céramistes.
À une législation draconienne, il préférerait d’ailleurs une petite formation obligatoire avant de pouvoir acheter certaines matières premières. Augmenter la conscience des risques et trouver le bonheur dans la maîtrise des éléments. Et, pour le reste, dans une société qui en a tellement besoin, « laisser un peu souffler ».