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FMI ou le choc des cultures

Chaque année, une délégation du Fonds monétaire international (FMI) débarque en Belgique pour 15 jours. Objectif de cette visite : prendre la température de l’économie belge et formuler des recommandations aux autorités. Appliquées au forceps dans certains pays du monde, les recettes du FMI ont encore du mal à passer chez nous.

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Amina Bouajila. CC BY-NC-ND

C’est une journée comme on en voit peu en Belgique, de celles qui sèment la pagaille sur les routes et qui rendent de bonne humeur tous ceux qui ne doivent pas prendre la route ce jour-là. Après des mois de pluie et de grisaille, le pays s’est réveillé sous la lumière radieuse d’un beau soleil, avec 20 centimètres de neige par endroits. À Bruxelles, les bus patinent, les passants glissent et les touristes se prennent en photo sur le Mont-des-Arts. À quelques mètres de là, la Banque nationale espère que ces conditions climatiques exceptionnelles ne vont pas décourager les nombreux participants inscrits à son évènement de se déplacer.

La conférence qu’elle organise est aussi exceptionnelle qu’un jour de neige au Plat Pays. Jean-François Dauphin, chef de mission du Fonds monétaire international (FMI) pour la Belgique, est expressément venu de Washington pour exposer au public les conclusions de son dernier rapport. Comme pour tous les États membres du FMI, la Belgique fait l’objet d’un audit annuel, dans le cadre de l’article IV du traité fondateur de l’organisation. Chaque année et pendant deux semaines, une délégation passe au crible les comptes publics et rencontre tout ce que le pays compte d’institutions. Objectif de l’exercice : établir un diagnostic précis de l’état de santé macro-économique de la Belgique et formuler des re­commandations aux autorités.

Le dernier bulletin de l’élève « Belgique » n’est pas si mauvais, si l’on en croit l’exposé. « L’économie belge s’est montrée très résiliente face aux chocs des dernières années », souligne ainsi Jean-François Dauphin. Covid, guerre en Ukraine… Malgré une récession en 2020, la croissance est repartie à la hausse en 2021, mais elle a ralenti ensuite et cela devrait stagner dans les prochaines années. Le FMI a donc quelques inquiétudes pour notre pays.

La situation budgétaire s’est fortement détériorée. Avec un déficit de 5 % du PIB et une dette publique atteignant les 115 %, la Belgique dépense plus que ce qu’elle ne collecte en taxes et impôts. Or la situation ne devrait pas s’arranger dans un futur proche. Avec une population qui vieillit, les dépenses sociales de l’État vont encore augmenter. Le FMI appelle donc la Belgique à réformer d’urgence son système de retraites et de soins de santé. « Le modèle social belge permet une très bonne distribution des richesses. Mais il est coûteux et pas toujours très efficace », poursuit Jean-François Dauphin. Rien de nouveau sous le soleil. L’année dernière, dans cette même salle, le prédécesseur de M. Dauphin, Mark Horton, avait déjà présenté des recettes du même ordre.

D’année en année, les rapports se succèdent et se ressemblent étrangement. Réforme du marché du travail, ajustement budgétaire… Certains termes semblent revenir inlassablement comme des mantras sans susciter de réaction particulière dans la presse économique, fidèle au rendez-vous de ce marronnier d’hiver. « On couvre davantage ce sujet par habitude que par réel intérêt », avoue ce confrère, habitué des lieux. Le rapport du FMI n’a en effet que très peu d’impact sur le processus décisionnel et son contenu fait rarement les manchettes. Alors pourquoi un tel ramdam à l’heure où Zoom fait des merveilles ? Plongée dans les coulisses de la dernière visite.

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Amina Bouajila. CC BY-NC-ND

À quoi tu sers ?

Officiellement créé le 27 décembre 1945, à côté de la Banque mondiale, chargée de financer la reconstruction des pays frappés par le conflit, le Fonds monétaire international doit veiller à la stabilité du système financier à l’échelle globale. C’est le Belge Camille Gutt qui en fut le premier directeur général. Le FMI emploie près de 3 000 personnes de 150 nationalités, la plupart à Wash­ington, où est installé le quartier général de l’organisation.

Quand un pays traverse une crise importante, le FMI peut intervenir en lui prêtant de l’argent. Ces prêts sont généralement conditionnés à des mesures d’assainissement drastiques des finances publiques. Ce sont les fameux « Plans d’ajustement structurel ». Des pays comme la Grèce ou l’Argentine les ont expérimentés, dans la douleur, par le passé. En dehors de ces situations de crise, le rôle du FMI est surtout d’apporter son expertise et ses conseils aux gouvernements de ses 190 États membres. Les visites « Article IV » s’inscrivent dans cette logique.

Le 11 octobre dernier, quatre économistes du FMI débarquent donc à Zaventem avec un agenda chargé. Au menu des rencontres : le Premier ministre Alexander De Croo, plusieurs membres importants du gouvernement fédéral ou les représentants de leurs cabinets (Finances, Affaires sociales, Climat, Pensions…), les Régions, des académiques, un think tank, la FEB et les syndicats, entre autres. C’est la Banque nationale qui joue le rôle de facilitateur pour organiser les rendez-vous. Après de nombreux audits au Maghreb, en Europe de l’Est et en Amérique centrale, Jean-François Dauphin dirige pour la première fois une mission en Belgique. À charge pour lui de maîtriser parfaitement les subtilités institutionnelles de notre pays avant de faire connaissance avec ses élites.

« L’environnement de travail au sein du FMI est très compétitif, explique Igor Lebrun, responsable de la direction générale au Bureau fédéral du plan. Les membres du staff doivent constamment postuler en interne pour changer de zone géographique. Il est bien vu de ne pas s’éterniser trop longtemps sur un seul pays afin d’élargir son champ d’expertise. »

Au Bureau fédéral du plan, Igor Lebrun est un interlocuteur incontournable des missions « Article IV ». « Les gens du FMI sont un peu des collègues puisque leur métier est de faire des prévisions. Or, nous sommes l’unique institution belge dont le cœur de métier est justement de faire des prévisions, explique-t-il. Nous lisons les leurs, ils lisent les nôtres. Il est tout naturel que nous nous rencontrions. » Les rendez-vous durent toujours une heure et abordent les mêmes thématiques d’année en année. « Nous échangeons nos points de vue sur la croissance, l’inflation, l’emploi… » Avec le temps, les relations sont devenues plus étroites avec certaines délégations et les réunions se sont parfois poursuivies sur un ton plus convivial dans un restaurant du centre-ville. « Pour mener à bien leurs missions, les membres du staff du FMI suivent un text-book très formaté. Tous les grands équilibres macro-économiques sont passés en revue. »

L’agenda des rencontres peut tout de même varier d’une année à l’autre. Chaque année au printemps, le ministre des Finances et le gouverneur de la Banque nationale se rendent en effet à Washington pour participer à un « Spring Meeting » qui réunit tous les États membres du FMI et de la Banque mondiale. En marge de cet évènement, une rencontre avec les membres du desk « Belgique » permet souvent de fixer les grandes thématiques de discussion de la prochaine mission. « Ce n’est pas une décision à sens unique. Si certains sujets sont importants pour la Belgique, le ministre et le gouverneur peuvent les proposer à l’équipe du FMI. Et, inversement, le FMI peut imposer des thématiques qu’il estime essentielles », explique ainsi Luc Stevens, de la Banque nationale.

Joué d’avance

Hasard du calendrier, c’est par les syndicats que la mission 2023 entame sa tournée marathon. Depuis plusieurs années, le FMI a pour coutume de rencontrer les trois organisations syndicales pour écouter leurs points de vue sur les enjeux socio-économiques du moment. La réunion a lieu alternativement au siège de l’une d’entre elles. Après la CSC en 2022, c’est la FGTB qui accueille la réunion, au sixième étage du siège de la Centrale, rue Haute, dans le quartier des Marolles.

Encore un peu sonnés par le décalage horaire, les membres du FMI découvrent une vue imprenable sur le palais de justice et ses échafaudages. Les sourires et les poignées de main sont polis même si tout le monde a l’impression de réciter le texte d’une pièce jouée d’avance. « La réunion est toujours très sympathique, mais, neuf fois sur dix, nous sommes extrêmement déçus du résultat », explique Renaat Hanssens, conseiller au service d’études de la CSC. En 2022, les syndicats avaient largement abordé la thématique de l’indexation automatique des salaires. Le sujet se retrouve régulièrement au cœur des rapports du FMI. D’année en année, l’institution conseille à la Belgique de mettre fin à ce mécanisme qui n’existe pratiquement nulle part ailleurs en Europe.

« L’indexation pour eux, c’est un non-sens complet, poursuit Renaat Hanssens. Dans leur logiciel de pensée, cela conduit inévitablement à de l’inflation et donc à des problèmes. L’année dernière, nous avons passé beaucoup de temps à démontrer que l’indexation automatique des salaires avait permis de protéger le pouvoir d’achat des Belges. Grâce à l’indexation, la situation est bien meilleure chez nous que dans plusieurs des pays voisins. Ils nous ont écoutés. On a même eu l’impression de les convaincre. Mais quand nous avons lu leur rapport, nous avons découvert qu’à nouveau, ils demandaient à la Belgique de supprimer l’indexation automatique des salaires à cause de l’effet sur l’inflation. C’est désespérant ! »

Même constat au moment de parler des flexi-jobs. Cette année, un tiers de la réu­nion a porté sur ce mécanisme dont la délégation ne semblait pas maîtriser toutes les dimensions, selon un des participants. « Pour nous, les flexi-jobs sont une concurrence déloyale par rapport au modèle salarial traditionnel, explique Marteen Boghaert, de la CGSLB. Nous considérons qu’il s’agit d’un subside au travail précaire. Au final dans le communiqué de presse de fin de mission, nous avons constaté que le FMI encourageait la Belgique à poursuivre dans les flexi-jobs… »

L’économie, comme toute science sociale, est une science marquée par des biais idéologiques. « C’est d’ailleurs pour cela qu’on parle d’économie politique », explique l’économiste Bruno Colmant, qui jadis a déjà participé à ces rencontres avec le FMI. D’un courant de pensée à l’autre, les points de vue peuvent considérablement diverger. « Le modèle du FMI, c’est le consensus de Washington » : un corpus de mesures décidées aux États-Unis sous la présidence de Ronald Reagan (1980-1988) concernant les moyens à mettre en œuvre pour relancer la croissance économique notamment dans les économies en difficulté. Parmi ces mesures, on retrouve la stricte discipline fiscale et une privatisation de certains services publics. « Le FMI est une émanation américaine, c’est-à-dire un pays où il n’y a pas de sécurité sociale, poursuit Bruno Colmant. C’est un modèle d’origine calviniste où l’humain doit absorber par sa propre vulnérabilité les aléas de l’économie. C’est du darwinisme social. Les modèles européens fondés sur la solidarité ne sont pas dans leur doxa. Or c’est précisément l’avenir de ce modèle social qui est au cœur du débat aujourd’hui. »

Barricadés dans l’hôtel

Lundi 16 octobre, alors que la délégation termine de dîner, un certain Abdesalem Lassoued ouvre le feu sur trois touristes suédois près de la station Yser, dans le centre-ville. La délégation reçoit l’ordre de se barricader à l’hôtel et d’attendre les instructions. La réunion initialement prévue avec des représentants du fédéral et des Régions sur le thème de l’énergie et du climat est organisée à la hâte sur Teams le lendemain matin.

Une évaluation sécuritaire a lieu, aux Nations unies, afin de décider des mesures à prendre. Quelques heures plus tard, une autre réunion est pourtant prévue, avec l’équipe de la ministre des Pensions Karine Lalieux (PS). Au cabinet de la ministre, avenue de la Toison d’Or, tout le monde est dans l’expectative. Le feu vert des Nations unies tombe finalement aux alentours de midi, juste à temps pour la délégation de prendre un taxi et arriver à l’heure pour la réunion.

Peu après son entrée en fonction, le gouvernement De Croo s’est engagé dans un important projet de réforme, qui prévoit notamment de repousser l’âge de la pension à 67 ans et de relever le niveau des pensions des personnes les plus faibles. La directrice de cabinet adjointe Celien Vanmoerkerke s’attelle à en expliquer tous les ressorts techniques. La réunion est cordiale. Et si le ton reste diplomatique, les membres du FMI répondent à leurs interlocuteurs que le modèle n’est pas soutenable. Selon eux, le pays va droit dans le mur avec ce projet. « Ils voient les chiffres avant tout, s’offusque Karine Lalieux. Tout autre indicateur qui peut être important pour la cohésion sociale n’entre pas en ligne de compte pour eux. » En 2021 déjà, la ministre s’était longuement entretenue avec le chef de mission, insistant sur la nécessité de lutter sur la pauvreté des aînés. « Rien de ce que j’ai pu dire n’est ressorti dans leur rapport. Ils écoutent, mais ils n’entendent pas ! »

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Amina Bouajila. CC BY-NC-ND

La ministre ne nie pas pour autant l’enjeu du déficit budgétaire et les coûts du vieillissement. « Bien sûr qu’il faut des finances saines, mais il y a une complexité derrière les chiffres. Les finances publiques, ce n’est pas juste réduire les pensions. C’est aussi le taux d’emploi, une fiscalité plus juste, une meilleure politique migratoire… Faire de la politique, c’est plus complexe qu’un tableau à deux chiffres. »

Avant la sortie du rapport 2023, le FMI a fait part de ses premières conclusions aux interlocuteurs rencontrés durant la mis­sion. « Les recettes qu’ils nous proposent, c’est diminuer les pensions de 10 %. C’est exactement l’inverse de ce que ce gouvernement a décidé ! Cela veut dire que, pour eux, il faudrait diminuer d’un coup le pouvoir d’achat de 3 millions de personnes ! Ce genre de recettes ont tué la Grèce et l’Argentine. C’est effrayant qu’il n’y ait aucune remise en question de leur part ! »

Complexité institutionnelle

Comment maintenir un cap de finances publiques soutenable tout en répondant aux immenses défis qui nous attendent ? En Région wallonne, on n’a pas fini de se poser la question. « Le problème des entités fédérées, c’est qu’elles n’ont pas de moyens suffisants pour répondre aux défis qui reposent sur leurs épaules », explique Jean-Luc Crucke (Les Engagés), ancien ministre des Finances de la Wallonie (2017-2022). La complexité institutionnelle belge a donné de nombreuses compétences clés aux Régions notamment en matière de climat, d’énergie et de transports, mais leur autonomie fiscale est très limitée. Dans ce contexte, « il n’y a donc pas d’autres solutions que d’aller se financer par l’emprunt ».

Pour répondre aux préoccupations du FMI, Jean-Luc Crucke plaide pour un retour à l’équilibre budgétaire. Mais il faudrait, selon lui, retirer deux domaines de la comptabilité nationale, vu les défis actuels. « Ces deux domaines, c’est la lutte contre le réchauffement climatique et la défense nationale. Pour ces deux défis, il faut faire des investissements extrêmement importants, et donc continuer à avoir recours à l’emprunt. Mais, comme pour une entreprise, les techniques budgétaires devraient nous permettre d’amortir ces investissements sur le long terme. Or en comptabilité nationale, ce n’est malheureusement pas possible pour l’instant. »

Investir pour le climat et la défense, faire face au vieillissement de la population… À moins d’en finir avec, ou de réduire drastiquement l’État social, nos pays sont-ils condamnés à vivre au-dessus de leurs moyens ? « Vouloir lutter contre le déficit est un combat perdu d’avance, estime Bruno Colmant. Nos sociétés sont entrées dans une période très critique. Le pic de vieillissement de la population ne sera atteint qu’en 2040 ; or, nous ne sommes qu’en 2023. Les dépenses sociales ne vont donc faire qu’augmenter d’ici là, d’autant que les poches de pauvreté vont se localiser sur les tranches d’âge les plus âgées. En plus de ça, il y a une guerre à financer. Je suis convaincu qu’à l’avenir, on financera ces déficits par une canalisation forcée de l’épargne bancaire vers les États. »

Dans un futur plus ou moins proche, ce serait donc les citoyens eux-mêmes qui financeront les grands défis qui les attendent.

À la lecture du rapport du FMI, la secrétaire d’État au Budget, Alexia Bertrand (Open VLD), n’est pas surprise. « Notre déficit et notre taux d’endettement doivent diminuer. Nous devons donc continuer à réduire nos dépenses dans les années à venir. Les 0,8 % recommandés par le FMI sont conformes à notre programme de stabilité. » Mais les rapports du FMI ne sont pas pour autant pris pour parole d’Évangile. « Ils nous permettent surtout de savoir si on tient le bon cap, explique ainsi une source interne au 16 rue de la Loi. Un rapport négatif ne va pas nous amener à changer de cap radicalement. Nous le voyons avant tout comme un indicateur qui nous permet de nous situer. » Le rapport du FMI peut également être instrumentalisé par l’un ou l’autre acteur politique, sans que son impact soit vraiment déterminant sur le débat public. La Belgique n’étant pas emprunteuse auprès du FMI, ses recommandations n’ont, chez nous, aucune valeur contraignante : un luxe que ne peuvent pas se payer tous les pays du monde.

De retour à Washington, la délégation du FMI laisse donc à la Belgique un rapport de 77 pages, lequel viendra s’ajouter aux autres sur la pile, sans empêcher quiconque de dormir. Son contenu sombrera dans l’oubli jusqu’à la prochaine mission. À moins que certains extraits ne surgissent durant la campagne électorale, pour cautionner les critiques ou les propositions de l’un ou l’autre candidat.

Avec le soutien du Fonds pour le journalisme de la Fédération Wallonie-Bruxelles

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