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Zoning érogène

Le sex toy dans la liste de courses

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Quentin Dufour. CC BY-NC-ND.

Ajouter un sex toy à notre liste shopping du samedi après-midi. Voilà le concept, savamment marketé, de la chaîne de magasins érotiques Babylon.

Des étalages de vibromasseurs Rabbit, de culottes vibrantes et de pinces à tétons entre une enseigne HEMA et un Médiamarkt ? Le concept des magasins Babylon Loveshop est mercantilement pragmatique. On pousse la porte de celui de Gosselies, en plein cœur du zoning commercial City Nord. « Pas vraiment notre vaisseau amiral », prévient la marque. L’enseigne carolo a en effet quelques heures de route, c’est la première à avoir ouvert en Belgique après celles de Lille, Tourcoing et Calais à partir de 2006. Mais zappons pour l’instant les préliminaires. Ces 450 m2 s’ouvrent sur de la littérature érotique et un mur de lingerie. Pas de quoi baisser les yeux. « C’est assez similaire à ce que vous pouvez trouver à la Fnac ou chez Hunkemöller », confirme Maxime Figula, le responsable marketing.

En confiant ses relations publiques à cette figure BDSM bien connue – vue notamment dans Osez, téléréalité porno soft de RTL –, la marque donne le ton. Le produit érotique est une tête de gondole comme une autre. Et sa référence à Babylone, cité pervertie et dépravée selon la religion judéo-chrétienne, ne résonne plus comme un blasphème. Les temps changent. Les symboles hétéro, homo et lesbien affichés sur la devanture de chaque magasin sont là pour le rappeler. Ici, on aime visiblement varier les plaisirs, et l’inclusivité ne relève pas du cabinet de curiosités. L’une des premières étagères exposées à la vue du client le confirme. Elle présente des binders (de l’anglais « to bind », attacher, coller), ces sous-vêtements spécialement conçus pour compresser la poitrine ou le pénis des personnes transgenres. « Un père est récemment venu en acheter un pour sa fille en transition », se réjouit Maxime. Une diversité présente dans tous les rayons. Outre les produits destinés aux communautés LGBT+ – dont des godes inséminateurs –, on y trouve des sex toys pour seniors ou des dessous hardcore taille 6XL.

Fuck, c’est du belge

L’homme en noir maîtrise son sujet, son accroche narrative est impeccable. Cette chaîne ne répondrait pas seulement à une demande, elle serait le miroir de notre évolution sexuelle. Rien que ça. « On a débuté il y a près de vingt ans comme un sex shop de gare, avec des films pornos et des cabines. Un lieu masculin, purement masturbatoire, dans lequel on entrait le visage dissimulé derrière un journal. » Dans les décennies suivantes, les loveshops prennent le contre-pied. Ils investissent les beaux quartiers et s’attaquent au plaisir féminin avec des vibromasseurs au design californien exposés dans des vitrines. « On assiste depuis quelques années à une réelle dédramatisation des plaisirs charnels, poursuit Maxime. En témoigne le nombre de chroniques sexe sur les réseaux sociaux ou les médias grand public, comme celle de Maïa Mazaurette dans l’émission Quotidien. On parle toujours de la révolution sexuelle de Mai 68, mais celle que nous vivons aujourd’hui n’a rien à lui envier. La période du Covid-19 a même encore accéléré les choses. Les gens relâchent la pression, ils ont de moins en moins honte. Nos magasins sont le reflet de ces évolutions. »

Auteur et spécialiste de l’histoire de la sexualité, Didier Dillen valide : « Cette enseigne profite en effet de la démocratisation des sex toys, qui a eu un gros impact sur la sexualité, surtout féminine. Ces nouveaux stimulateurs clitoridiens ciblent une zone oubliée par les gadgets érotiques traditionnels et sont d’une efficacité redoutable. Aucun doigt ni aucune langue ne peut plus rivaliser. Un modèle a même été agréé par l’agence sanitaire US pour soigner les troubles sexuels. Cette marque surfe aussi sur ce boom technologique. » Les fabricants se frottent les mains et avancent de moins en moins à visage caché. Au fond du magasin, les godes Rocky, Roméo ou Richard de la marque The Dick affichent désormais la mention « fièrement fabriqué en Belgique ».

1 200 tours/minute

Diversité des genres, âges et morphologies, mais aussi des pratiques et des profils socio-économiques. Dans cette supérette du sexe, on trouve donc aussi bien des sex toys ultra-cheap emballés comme des jouets de foire que des Womanizer à 200 euros, des lubrifiants à l’aloe vera que des roulettes de Wartenberg, l’accessoire sadomasochiste incontournable. Et que dire de la dernière « fucking machine » à 2 000 euros, ce taureau mécanique connecté méchamment bien monté ? On se contentera de donner ses mensurations : six modes de vibration, rotation à 360°, vitesse de 1 200 tours/minute.

La stratégie marketing du groupe belge et de ses dix enseignes déployées des deux côtés de la frontière est aussi une machine de guerre. « On s’implante dans des zonings commerciaux pour ajouter le plaisir sexuel aux après-midi shopping du samedi », explique Maxime Figula. Et ce positionnement a plusieurs atouts.

« Ces zones de grande affluence permettent paradoxalement de faire ses courses plus discrètement. On se noie dans la masse, on n’achète pas un sex toy en face de son boulanger. » Ni près d’une école. Le tollé provoqué par la récente ouverture d’une enseigne Hotstore à Waterloo le rappelle. Les communes ne raffolent pas des sex shops dans leurs centres urbains. « Le foncier est également moins cher dans ces zonings et nous pouvons donc ouvrir de grandes surfaces qui renforcent la confidentialité. Dans une boutique de 500 m2, les autres clients ne vous entendent pas discuter avec la vendeuse. »

Ce mardi après-midi, en effet, les clients entrent ici comme chez Décathlon. Un couple de sexagénaires flâne au rayon fétichiste, deux jeunes bourgeoises examinent des guêpières, un quadra cherche visiblement un cadeau hot à offrir à une femme et demande conseil. La tête haute, l’air naturel. « Adopter un format identique à celui des autres grandes enseignes participe aussi à cette dédramatisation, ajoute Didier Dillen. Les clients ne sont pas dépaysés. Ce concept de moyennes surfaces d’articles érotiques avait d’ailleurs déjà été lancé en Belgique par la chaîne Pabo, connue pour son fameux catalogue. » Avant que la marque historique créée par Beate Uhse, pilote de la Luftwaffe et icône allemande du féminisme d’après-guerre, ne lâche son dernier râle sous le poids de l’e-commerce. Les trois meilleures enseignes belges étant reprises par… Babylon.

Dark Friday

Le groupe belge a-t-il les reins plus solides ? Ses bilans comptables le laissent penser. De 2019 à 2022, son chiffre d’affaires annuel a grimpé de 2,4 millions à 7,2 millions d’euros. Dans un slide détaillant ses stratégies marketing, on apprend aussi que sa meilleure arme contre la concurrence de l’e-commerce est de miser sur une offre très large. Plus de 8 500 références qui « stimulent à la hausse le taux de conversion (soit le nombre de clients – NDLR) et le panier moyen ». C’est le revers consumériste de cette démocratisation. Comme les autres grandes surfaces, l’un des business modèles de la chaîne repose sur ces très lucratifs achats d’impulsion, ceux que l’on n’avait pas prévus. Quel est le profil statistique de ces acheteurs ? Son cœur de cible est constitué des couples et des femmes entre 25 et 35 ans. Viennent ensuite les personnes LBGT+, les libertins, adeptes BDSM et, en bout de liste… les hommes hétéros. « Ce sont les plus frileux, regrette le responsable marketing, car nombre d’entre eux ont encore peur de passer pour des gays, des pervers ou des mecs qui n’arrivent pas à rencontrer des femmes. »

Omniprésente sur les réseaux sociaux, la marque multiplie les coups de com – chasse aux sex toys pour Pâques, Dark Friday, démo SM – et les partenariats avec des influenceurs. « C’est l’un des seuls moyens de nous faire connaître, car les réseaux, principalement américains, interdisent la pub de produits érotiques. » Aujourd’hui, les dix enseignes physiques et le site web avec livraison express et click&collect ne suffisent plus. Le groupe cherche des capitaux pour implanter ses magasins XXL dans de nouvelles zones géographiques. Et a récemment inauguré à Lokeren son premier distributeur automatique… de sex toys. Ce n’est plus Babylone, c’est Byzance.

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Quentin Dufour. CC BY-NC-ND
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