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L’il mystérieux

Jean-Jacques Quisquater, pap(i) belge de la crypto

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Amina Bouajila. CC BY-NC-ND.

Il est un des cryptographes les plus brillants au monde. Et il est belge. Il s’appelle Jean-Jacques Quisquater. J2 Q+4e. Même son nom hésite entre énigme et formule mathématique. Mais l’équation est égale à qui ?

Expert, pionnier, un des meilleurs au monde. Les éloges se déversent en mégabytes quand le nom de Jean-Jacques Quisquater est évoqué. Il est une référence pour la cryptomonnaie, aurait anticipé la blockchain, participé à l’émergence d’une cryptographie civile moderne. Mais où situer l’apport de Jean-Jacques Quisquater dans le monde de la cryptographie ?

Quelque part à Rhode-Saint-Genèse. Sur une terrasse arrière. Avec deux chaises. Et une bouteille d’eau. Il pose deux téléphones devant lui. « Mais j’en utilise quatre. » Stratégie algorithmique pour déjouer les espions qui l’attaquent, comme la National Security Agency américaine l’a fait en 2013 ? « C’est surtout pratique pour mettre les appels commerciaux sur une liste noire. Le dernier a eu l’honnêteté de dire qu’il appelait d’Inde. » Jean-Jacques Quisquater regarde les vaches du voisin qui traquent l’ombre, le long de la clôture. « Alors d’abord un mot sur ce lieu », commence-t-il.

C’est parti pour un historique de la bicoque, des panneaux photovoltaïques installés aux ponts thermiques pourchassés, à une époque où l’on croyait le pétrole éternel. Il est comme ça, visionnaire, professoral, intense, même quand il s’agit de parler de sa citerne d’eau de pluie (capacité de 8 500 litres placée il y a 40 ans, s’il vous plaît). Livrer sa science est une sinécure. Et les journalistes n’y comprennent pas grand-chose. L’inventeur de la carte à puce, le Français Michel Ugon, est mort en décembre 2021 et pas une ligne, dit-il, « là où l’on fera une triple notice pour un acteur de théâtre ! ».

« —Vous avez peur d’être oublié ? »

« —Non. Cela ne me dérange pas. Puis je m’arrange pour ne pas être oublié. »

Le mystère Nakamoto

Son ticket pour l’éternité populaire a été composté dans le document fondateur du Bitcoin. Le créateur de la monnaie virtuelle, le mystérieux Satoshi Nakamoto – personne ne connaît sa véritable identité –, y cite neuf travaux, dont une conférence anecdotique de Quisquater. Le voilà, le couronnement de son œuvre, sa place garantie au panthéon du code ? Foutaises. « La cryptomonnaie est un projet financier, mais l’intérêt scientifique est quasi nul », clôture déjà Olivier Pereira. Cet ingénieur de formation a choisi Quisquater pour superviser sa thèse en 1998. Il a depuis intégré le Crypto Group de l’UCL. Mais « comment Nakamoto a-t-il retrouvé cette petite conférence de rien du tout ? », s’interroge tout de même Thomas Peters (du Crypto Group aussi).

Sans doute parce que Quisquater connaît le mystérieux Nakamoto. Tout au long des années nonante, quand on « passait d’un monde analogique à un univers digital, à toute vitesse », le parcours du Belge Quisquater croise des travaux qui préfigurent la blockchain, technologie de stockage et de transmission d’informations décentralisées, pierre angulaire de l’authenticité de la cryptomonnaie ou des NFT (Non-Fungible Tokens). Il travaille notamment sur l’horodatage du temps : comment authentifier un moment sur le web, ce monde où le dieu Chronos n’a pas de prise. Car, dans le monde numérique, les faux et les manipulations peuvent être parfaits. Avec l’horodatage séquentiel, si on ne peut pas labelliser les moments qui passent, on peut identifier la succession de moments et les relier entre eux. Le mot de l’époque ? Le chaînage. Tandis que le monde s’émerveille sur le fax, la blockchain s’annonce.

Dessous des cartes

Mais le fait d’armes qui rend le chercheur Quisquater respecté par sa communauté de cryptographes se niche ailleurs. Dans nos poches. Très concrètement. Olivier Pereira explique l’apport fondamental du chercheur Quisquater : « Il a permis un système de signature qui assure l’authenticité des données. En proposant de nouvelles approches de calcul, permettant de faire gagner beaucoup de temps et d’énergie, Jean-Jacques a démontré qu’il était possible de réaliser les opérations nécessaires à l’authentification par RSA sur une carte à puce en quelques dixièmes de seconde, ouvrant la voie à l’usage de cette technologie dans la vie courante : elle reste aujourd’hui couramment utilisée pour authentifier des cartes à puce ou des passeports. »

Cette réussite prend ses origines en 1977 quand Quisquater convainc l’entreprise Philips, pour laquelle il travaille, de le laisser explorer la cryptographie. C’est un nouveau Far West. À l’époque, la discipline est essentiellement militaire, mais lui sait : les cartes à puce vont envahir l’électronique civile. Et s’il y a communication, il faudra qu’il y ait sécurité. « On débutait à peine dans le domaine académique, poursuit Olivier Pereira. La toute première conférence en Belgique a eu lieu en 1982 et Jean-Jacques y était présent. Il s’est inscrit à des formations crypto aux USA, à une époque où il était déconseillé de parler de cryptographie à la douane ! » La cryptographie « profonde » n’a été légalisée en France et aux États-Unis qu’à la fin des années nonante. Mais, en Belgique, c’était « open bar ». Ce qui a ouvert le champ de tous les possibles à Quisquater et à d’autres.

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Amina Bouajila. CC BY-NC-ND

Une clé pour exister

Le hasard a fait bien peu de choses. La force de Quisquater est d’être à la jonction des mathématiques, de l’électronique, de la cryptographie et même de la Grèce antique. Et ce depuis longtemps. Au milieu des années 50. Un grenier avenue des Trembles, à Rhode-Saint-Genèse. Un petit gars y construit des postes radio, des détecteurs de présence. Il adore l’électronique. Cette chambre est un bureau, une salle de jeux et un atelier. L’espace est vaste. Le gamin ne doit pas démonter ses inventions en cours. Bien qu’ingénieur en électromécanique, son père ne passe pourtant pas la tête dans le grenier. « Cela ne l’intéressait pas trop », résume aujourd’hui l’homme de 77 ans, sans ouvrir cette porte. Il était pourtant doué. Surdoué ? De ses souvenirs d’enfance, Jean-Jacques exhume le classement de la bibliothèque communale ou ses écrits à l’Observatoire d’Uccle pour demander des détails en astronomie. Il se souvient aussi d’une solitude tenace. À cause de gros ennuis de santé, qui clouent son enfance au lit. La faute à une colonne vertébrale qui se désintègre. Dans les rangs alignés pour composer les équipes de foot, Jean-Jacques n’était sans doute pas le premier appelé. Alors déjà, la crypto devient une clé pour exister. « En 3primaire, il y avait deux clans dans la classe. Et on essayait de correspondre entre nous. Moi mon rôle, c’était de casser les codes. Il n’y avait rien de compliqué évidemment, dit-il. Des codes César ou de substitution. » Oh mhx vh srxuvxlyud dx Froohjh Vdlqw-Slhuuh d Xffoh. Gh soxv hq soxv vrsklvwltxh, edvh vxu od jhrphwulh. Mais, au bout de la scolarité, le cadenas ne s’ouvre pas.

L’ado est gravement malade. L’élève échoue à la fin de ses secondaires. « Concrètement, j’ai raté. » Injuste. Le premier de classe, Michel Staroukine, ne l’entend pas de cette oreille : il pense que Jean-Jacques Quisquater doit tenter l’examen d’entrée d’ingénieur. Celui qui deviendra médecin urgentiste raconte : « On a été quelques-uns à préparer ensemble l’examen d’entrée à l’université. J’ai proposé de former un petit groupe destiné à réviser. Surtout pour apprendre une meilleure méthode de travail. » Il se souvient d’un grand garçon, doué en sciences. Et doté d’un humour ravageur. Quisquater réussit haut la main, en juin 1963. Avant de se lancer dans les études, ses parents lui offrent un voyage en Italie et en Grèce. Il monte dans un car affrété par le Collège.

Juillet 1963. L’autocar passe par Milan, Rome, Naples. Puis arrive en Grèce.

Jean-Jacques se souvient d’un ponton de bateau où les élèves dorment. Des cieux étoilés, les repas partagés avec les marins. Et puis l’arrivée en Crète. Le musée archéologique d’Héraklion. Et là, il se retrouve devant le disque de Phaistos, cette petite galette de terre cuite, pièce unique couverte d’un mystérieux langage que personne n’a réussi à déchiffrer. Quarante-cinq signes sans réponse, envoyés à travers quatre millénaires. Jean-Jacques recompose le moment, lui filmant la pâle assiette sous verre, tandis qu’un élève reste hypnotisé par l’objet. Jean-Jacques y décèle un momentum, la révélation de deux vocations. La sienne, cryptographe subjugué par le code ancestral jamais déverrouillé. Et celle d’Yves Duhoux, qui deviendra un spécialiste mondial du disque de Phaistos. Deux destinées dessinées en une seconde. Le souvenir serait précieux pour un journaliste en mal de scènes marquantes. Malheureusement, il est… faux. Yves Duhoux ne se souvient pas de ce moment et il date sa passion pour le disque bien après ce voyage. Soit. Pour le jeune Quisquater, en tout cas, ce disque est son tube de l’été.

Une dent contre Di Rupo

L’étudiant est de retour en Belgique. Ingénieur à l’UCL, comme voie principale. Dans l’option mathématiques appliquées, au stade des licences. Une nouvelle discipline. La honte. Son père est furieux. Il aurait préféré de « vraies » études (une autre époque quand même…). Jean-Jacques Quisquater balaie. « Mes parents m’ont donné les moyens matériels. Le reste… c’est beaucoup moins vrai. » Voilà pour la blessure. Ces balafres d’enfant qu’on croit effacer, et que l’on retrouve, tenaces, côtoyant la peau ridée.

C’est peut-être à ce père trop occupé qu’il doit son envie intarissable de transmettre. Le temps de rencontrer sa femme. Le temps d’avoir deux enfants, et le voilà en train de découper des fusées dans le jambon pour leur faire avaler sa passion. Jean-Jacques Quisquater n’a jamais cessé de vouloir vulgariser. Là où des pères expliquent péniblement l’attraction terrestre, lui publie pour ses enfants How to explain zero-knowledge protocols to your children. Ça débute avec Ali Baba, une grotte, puis Quisquater tente de simplifier un concept complexe (qui reste quand même complexe…).

Jean-Jacques Quisquater est fasciné par l’histoire des codes. Il collectionne les cadenas, explique la blockchain à l’aide des nœuds khipu des Incas. En 2017, le Mundaneum de Mons le nomme commissaire de l’exposition « Top secret, un monde à décrypter ». En six mois d’expo, ni le bourgmestre Elio Di Rupo ni ses échevins ne prendront la peine de venir, dit-il. Ça le blesse. « J’en veux beaucoup au monde politique. Ils ne savent même pas ce qu’ils ne savent pas. » Le professeur patine avec la médiocrité. Plus d’une fois lors de l’entrevue, il explique les failles pédagogiques qu’il a affrontées, cloue au pilori les profs qui « ont très mal enseigné ». « Je ne supporte pas le par-cœur. »

Ouvreur de portes

À son tour professeur invité à l’UCL en 1991, puis nommé en 1997 – à 52 ans –, Jean-Jacques Quisquater veille à être un relais. « Les exposés de Jean-Jacques, ils nous manquent, déclare François-Xavier Standaert (Crypto Group). Quisquater a supervisé son TFE entre 2001 et 2004. Il y a toujours un niveau très perché avec différents niveaux de lecture. Comme lorsqu’il expliquait l’histoire de la carte à puce. On sortait de là avec le sourire, mais un peu perplexe aussi. Avait-on bien tout compris ? » Le cryptographe à la renommée mondiale n’est pas un de ces types supérieurs qui toisent les étudiants. Les personnes rencontrées le soulignent : il encourage, soutient. Olivier Pereira se souvient. « À la fin de ma thèse, en 2004, il m’avait emmené à une conférence au MIT. Il se rend alors dans le bureau de Silvio Micali, une des dix sommités mondiales en cryptographie. “Salut Silvio, j’ai ici un étudiant qui vaut la peine.” Après une discussion de cinq minutes, Micali appelait sa secrétaire pour que j’aie une affiliation, un bureau et un ordi pour un post-doc au MIT. » « Il était très soucieux du bien-être de ses collaborateurs, se souvient Henri Massias qui l’a connu au cours de son doctorat en cryptographie à l’UCL. Il a été un guide dans mes recherches. Il avait des contacts avec les meilleurs cryptographes du monde. Il suffisait de mentionner que nous étions ses élèves pour voir s’ouvrir des portes. »

Le Français Henri Massias a cosigné le fameux article mentionné par Nakamoto, le prophète du Bitcoin. Ce texte est issu d’une petite conférence confidentielle dont les protagonistes peinent à se souvenir. Quisquater la situe à la frontière hollandaise, Massias revoit quelques sapins ardennais ou brabançons, et peut-être une centaine de personnes dans une salle. Rien de marquant. « J’ai présenté ce travail. L’article, une fois publié, n’a pas eu de reconnaissance particulière dans la communauté. Et à juste titre. » Le troisième signataire du papier, Xavier Serret-Avila, avait intégré sur le tard l’équipe. « C’était un travail correct, sans plus. Je ne pensais pas que ce serait mon passeport pour l’éternité ! » L’ancien chercheur, à présent tourné vers le sport, vit en Catalogne et se souvient d’un professeur belge un peu Tournesol, « brillant, innovateur » et qui « faisait déjà ce qu’il voulait grâce à sa renommée ».

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Amina Bouajila. CC BY-NC-ND

L’aura de Quisquater n’a pas faibli avec sa mise à la retraite, le 1er octobre 2011. Son avis est recherché. Scruté. Sur les révolutions cryptographiques, il distingue la blockchain (qui a de multiples applications) et la cryptomonnaie. Il ne voue pas cette dernière aux gémonies. Mais l’anonymat n’y est pas garanti, assure-t-il. « Tout est tracé, donc traçable. » Selon lui, cela dit, l’usage frauduleux de cette monnaie n’est pas plus marquant qu’avec le dollar. Par contre, « la consommation énergétique est trop importante. Ce n’est pas ce que Nakamoto avait souhaité. Il parlait d’ordinateur personnel qui minait (vite dit, faire tourner son ordi toute la nuit pour créer de la cryptomonnaie), pas des fermes informatiques colossales aujourd’hui dédiées à cette seule mission. La moitié de la puissance de calcul mondiale est détenue par trois sociétés », et le visionnaire de prédire un schisme entre les bitcoins polluants et les bitcoins « verts », deux monnaies qui deviendraient irréconciliables.

Quisquater se projette aussi dans un futur plus proche. Quand on le rencontre une première fois, début mars, il termine la rédaction de deux papiers pour des médias français. « L’un pour expliquer comment les banques sont interconnectées via SWIFT, l’autre pour expliquer pourquoi la cyberattaque de la Russie n’a pas encore commencé. »

L’œil de la NSA

Quisquater en connaît un bout en termes de cyberattaque. Jusque dans sa chair informatique. En avril 2011, son ordinateur est piraté en même temps que le réseau Belgacom. « J’ai été ciblé, c’est certain. » Ça ne le fait pas trop, l’éminent cryptographe grugé sur son terrain. D’ailleurs, Jean-Jacques Quisquater trouve que sa fiche Wiki insiste trop sur ce point. Mais comme Philip Roth en son temps, il fait l’amère expérience d’un dictionnaire en ligne qui n’accepte pas les sources directes.

L’attaque était indécelable, assure Quisquater. « Tout ce qui est protégeable par vous ou moi est piratable » (« enfin surtout par moi », répondis-je). Avec son fils, cryptographe également (qui adore son paternel mais préfère ne pas s’exprimer), le père ne code pas les messages familiaux. « Soit on fait attention tout le temps, soit pas du tout et on le sait. » Et quand il le sait, Quisquater fait gaffe. Il possède un ordi non connecté, avec une imprimante dans le même local. Il consacre une tablette aux seuls voyages à l’étranger. Il communique ses messages sensibles en physique par colis scellés. Aucun message par téléphone (tant pis pour les commerciaux indiens). Et depuis 2013, il possède à la maison un ordinateur démoli avec un virus identifié. Une enquête discrète (l’opération Rubicon/Prism) cherche à savoir qui a espionné Quisquater. Menée par le Comité R, chargé de la surveillance des services de renseignement et de sécurité, elle est toujours en cours. Neuf ans plus tard. Qui veut donc en savoir tant sur Quisquater ? Beaucoup de monde ! D’abord l’Agence de sécurité nationale américaine (NSA). Médor ensuite. Et enfin les commerciaux indiens.

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  1. Cet algorithme est appelé RSA en raison des noms de famille des trois hommes qui l’ont proposé en 1977 (R. Rivest, A. Shamir et L. Adleman). Il s’agit d’un système de cryptage asymétrique qui utilise deux clés RSA, appelées paire de clés.

  2. Massachusetts Institute of Technology, la Mecque de la technologie basée à Cambridge (USA).

  3. SWIFT est une société coopérative de droit belge, détenue par ses adhérents, dont des banques, et qui sert de réseau pour faire passer les messages initiant les payements internationaux.

  4. L’écrivain a tenté de faire changer une erreur dans sa biographie sur Wiki, mais, comme le site n’accepte pas les interventions directes, Philip Roth a publié une tribune dans The New Yorker expliquant son cas et créant de facto une source secondaire qui a permis la correction de sa fiche. Pas con, Philip. Lire l’hilarant papier d’Alice Zeniter, « Faut pas faire chier Wikipédia », Live Magazine n°1, juillet 2021.

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