Poussez-vous que j’m’y mette
Civitas, catho et antivax
C’est l’histoire d’un groupuscule d’extrême droite, catho intégriste, flirtant avec l’antisémitisme, porté par un Belge au parcours politique radical. Civitas ne représente quasi personne, mais a réussi à se montrer partout dans les manifs contre les mesures sanitaires à Bruxelles et en France.
La veille, il faisait un temps de chien. De la pluie, du gris, rien qui donne vraiment envie. Alors ce dimanche 9 janvier à Bruxelles, jour de manif anti-mesures sanitaires, il a peut-être vu la météo, « sec et plein soleil », comme un ultime signe du Très-Haut… Signe de quoi ? Que ce serait son jour. Il faut dire que rayon alignement des planètes, Alain Escada fait en ce moment carton plein. Ce dimanche-là, donc, les six pancartes de son parti politique, Civitas, étaient les plus grandes du défilé, les plus visibles et, bien sûr, elles étaient parfaitement placées : en tête de cortège, idéal pour inonder ensuite réseaux sociaux et JT.
Et que dire du discours, mon Dieu, si vous aviez vu cet accueil…
Voilà, en très résumé, ce que ça donnait :
A. Escada : « Pas de liberté sans vérité ! Liberté ! »
La foule, en chœur : « Liberté ! Liberté ! Liberté ». Klaxooooons et siffleeeets.
A. Escada : « Ils veulent faire de nous des esclaves, ils veulent nous imposer l’obligation vaccinale […] Il faut refuser le totalitarisme ! »
La foule : « Ouuuuuuuuuuuuuuhhhhh ! »
A. Escada : « Les médias, menteurs, les médias, manipulateurs ».
La foule : « Ouuuuuuuuuhhhhh ! » Sifflets. Applaudissements.
A. Escada : « Les médias vous font vivre dans la peur. Il faut vous libérer des médias. Il faut casser vos télévisions. »
— « Ouaaaaiiis. »
— « Pas de victoire sans désobéissance civile. Pas de victoire sans apprendre à nous libérer de ceux qui nous rendent prisonniers. C’est-à-dire tous ces milliardaires, toutes ces multinationales, qui sont derrière tout ce qui se passe. »
— « Liberté, liberté. »
Et la foule suit en chœur : « Liberté, liberté. »
Un des organisateurs de la manif saisit le bras du tribun et le brandit bien haut : « Merci Alain ! » Le groupe « Ensemble pour la liberté », responsable de l’organisation du défilé, répète que le rassemblement est « apolitique ». Ce sont pourtant bien les organisateurs qui ont convié Alain Escada à prendre le micro, qualifiant plus tard sur Telegram son discours de « poignant ». Sur l’affiche qui appelle à manifester, le logo de Civitas, mouvement politique français qui dispose d’une branche belge, apparaît, aux côtés d’autres groupes classés à l’extrême droite (comme Feniks, composé de membres de Schild & Vrienden), complotistes ou anti-vaccination. « Les mouvements d’extrême droite sont les principaux piliers de la mobilisation, ce sont clairement eux qui la structurent », souligne Manuel Abramowicz, coordinateur de l’Observatoire belge de l’extrême droite RésistanceS. « C’est une première. Jamais on n’avait vu ça en Belgique, alors que la foule, elle, est bien plus diversifiée. »
Sur place, on trouve en effet des familles inquiètes de la vaccination pour les enfants, des citoyens réfractaires à l’idée d’une obligation vaccinale, des vaccinés inquiets pour leurs libertés… Pour certains, c’est leur première manif.
Affiches et prières
Et ça, c’est du pain bénit pour Alain Escada, l’occasion rêvée « pour ce mouvement groupusculaire d’accroître sa visibilité, de se fondre dans la masse d’une foule bigarrée », analyse Jean-Yves Camus, spécialiste de l’extrême droite européenne. En France, où le chercheur a suivi le mouvement, « Civitas ne rassemble qu’une dizaine ou une vingtaine d’aficionados à chaque manif [une proportion similaire à ce que Médor a observé à Bruxelles, NDLR], mais il parvient à couvrir d’affiches énormément d’endroits ». Depuis quelques mois, Civitas, qui revendique 2 500 adhérents en France et 60 en Belgique, organise en effet une campagne d’affichage massive dans l’Hexagone, dénonçant la « dictature sanitaire ». Des collages et tractages visibles aussi à Bruxelles, Louvain-la-Neuve ou Namur, au printemps dernier.
Mais ce dimanche 9 janvier, combien de manifestants connaissent les références que charrient ce cœur rouge surmonté d’une croix, logo de Civitas, et ce sous-titre « la voix du pays réel », bien visibles dans le cortège ? Pas grand monde.
Ces éléments résument pourtant parfaitement la ligne idéologique de Civitas. Le Pays réel ? C’est le nom du journal du mouvement rexiste de Léon Degrelle, figure majeure du fascisme et de la collaboration en Belgique. Un terme lui-même tiré d’une expression popularisée par Charles Maurras, théoricien du « nationalisme intégral » et d’un « antisémitisme d’État ».
Et le cœur surmonté d’une croix ? Une référence directe aux guerres de Vendée. Il symbolise la lutte armée des chouans, des catholiques, royalistes, opposés à la Révolution française… et par extension, aux valeurs républicaines.
Théocratie
Civitas, né en 1999 sous la forme d’un institut, puis devenu parti politique en France en 2016, a un objectif : « La restauration de la royauté sociale de Notre Seigneur Jésus Christ ». Comprenez l’installation d’une théocratie catholique, un régime politique où le pouvoir est détenu par l’Église, considérée comme la « seule véritable religion ». Cet « institut » est la branche politique du catholicisme intégriste le plus radical, réfractaire aux avancées modernistes de l’Église. Son mode d’action, tourné d’abord vers le lobbying, s’inspire directement du mouvement du pétainiste Jean Ousset, qui entendait former une élite de « catholiques » engagés dans toutes les strates de la société, pour diffuser largement ses idées.
Les dadas de Civitas : la lutte contre la « christianophobie », l’opposition au mariage homosexuel, à la procréation médicalement assistée, à l’euthanasie, mais aussi la lutte contre « l’islamisation » de la société. Cette dernière décennie, il a réussi quelques coups médiatiques. Vous souvenez-vous de ces cohortes priant et hurlant au blasphème, à la sortie des représentations de la pièce de théâtre Sur le concept du visage du fils de Dieu, de Romeo Castellucci, en Belgique et en France ? C’était en 2011, et c’était signé Civitas. Ou plus récemment, les prières devant l’église des Dominicains à Bruxelles – doublées d’envois de mails aux organisateurs – pour tenter de faire annuler le concert de la Suédoise Anna von Hausswolff, jugé satanique ? Civitas était de la partie. L’institut s’était aussi ouvert une fenêtre de tir médiatique au début de la mobilisation contre le mariage homosexuel en 2012 en France, avec des slogans virulents du type : « Aujourd’hui, le mariage homo. Demain, la polygamie ? »
Quant au Belge Alain Escada, il trace sa route depuis longtemps dans la frange politique la plus radicale. Né en 1970, l’homme fait ses premières armes en politique dans les rangs de la droite belgicaine, avant de se tourner vers le Front national de Belgique, une dissidence du Front national, dont il devient le porte-parole au milieu des années 1990. Il se rapproche ensuite du FN belge, et français. Le groupe belge Nation est également un de ses compagnons de route.
Cet ancien bouquiniste créera dans les années 90 la revue Polémique-Info, qui accueillera des hommages au général Pinochet ainsi qu’à un ancien de la légion SS de Wallonie. En 2007, le tribunal de Bruxelles confortera d’ailleurs les propos du journal RésistanceS qui avaient qualifié le groupe d’Escada de « néonazi » « antisémite » et de « nid de fascistes ». Le jugement indique alors qu’il existe dans Polémique-Info « des accointances fascistes incontestables, au sens le plus strict du terme ».
L’ami Le Pen
Mais c’est en développant ensuite son réseau du côté français, où la tradition intégriste est davantage ancrée qu’en Belgique, qu’Alain Escada peut développer les moyens de ses ambitions. Dès les années 2000, Alain Escada concentre ses efforts au sein de Civitas, dont il prend la présidence en 2012. Il y imprimera sa marque de fabrique, faite de radicalité politique et d’un certain sens du coup médiatique.
L’homme y tisse aussi un réseau fait de tout ce que l’Europe compte de plus ultra. Dans ses événements, on retrouve des représentants de l’extrême droite européenne radicale, comme le fondateur du parti italien néo-fasciste Forza Nuova, Roberto Fiore, admirateur affiché de Mussolini. Avec Jean-Marie Le Pen et Carl Lang (Parti de la France), Civitas conclut une alliance pour les législatives françaises de 2017. Ce sera un fiasco dans les urnes, aucun candidat ne parvenant à se faire élire. Interrogé par Médor, Alain Escada, qui assure que son mouvement a connu un essor depuis la crise Covid, affirme que son objectif actuel est de « s’enraciner localement, à l’échelon municipal, essentiellement en France ». La Belgique, avec ses maigres 60 adhérents, n’est pas une priorité.
Aujourd’hui, le mouvement anti-pass sanitaire est l’occasion de revenir sur le devant de la scène…
Révolution et pensée mondialiste
Mais quel rapport entre catholicisme intégriste et l’opposition aux mesures sanitaires ?
Pour le comprendre, rien de tel que d’écouter Alain Escada lui-même. La veille de son discours du 9 janvier à Bruxelles, le tribun en a tenu un autre, devant la section parisienne de Civitas. Sa vision du monde y est limpide : « Il n’y aurait jamais eu l’expansion de la pensée mondialiste, il n’y aurait jamais eu une telle influence de ces criminels mondialistes, s’il n’y avait pas eu initialement la Révolution française [sic]. » À partir de cet événement, Escada déroule un discours basé sur le concept de « plandémie », où un complot maçonnique est à l’œuvre, où les gouvernants sont des « marionnettes », les marionnettistes étant « ces milliardaires cosmopolites [référence chère à la littérature antisémite, NDLR] qui détiennent les vraies manettes du pouvoir, qui peuvent tout financer ».
Ce type de discours, qui se décline volontiers dans les réseaux complotistes actuels, et se retrouve dans les manifestations anti-mesures sanitaires, « c’est une réactualisation de vieux mythes politiques bien connus, qui se sont développés principalement dans l’Église catholique, juste après l’apparition de la franc-maçonnerie, puis de la Révolution française, rappelle Jean-Philippe Schreiber, historien des religions à l’ULB. L’Église, menacée par la modernité, va développer un discours de diabolisation, dans lequel un ennemi absolu agit dans le secret pour conquérir progressivement la société par toutes les strates. À l’époque, c’est la franc-maçonnerie, puis peu à peu une force antichrétienne coalisée entre juifs et francs-maçons, qui sera incriminée ».
Antisémitisme codé
Pas étonnant que Civitas soit un artisan majeur de la propagation du slogan aux relents antisémites « Qui ? », dans les manifestations anti-pass sanitaire. Alain Escada et son groupe ont ainsi pris fait et cause pour l’ex-membre du FN Cassandre Fristot, interpellée le 7 août à Metz, après avoir brandi une pancarte « Qui ? » agrémentée de plusieurs noms de personnalités, la plupart de confession juive.
Ce « Qui ? », on l’a retrouvé à Bruxelles à l’arrière d’une affiche brandie par Civitas. Si les porteurs de ces slogans se défendent de tout antisémitisme, Jean-Philippe Schreiber est sans appel : « Cela renvoie sans aucun doute à un discours antisémite ou anti-judéomaçonnique, codé. Il fait référence à la question “À qui profite le crime ?”, une vieille antienne de la littérature complotiste. » Le tribunal correctionnel de Metz a d’ailleurs condamné Cassandre Fristot en octobre dernier pour « provocation à la haine raciale ».
Le 20 janvier, Alain Escada, lui, se faisait un « honneur » et une « joie » de nommer Cassandre Fristot responsable de la Fédération Civitas pour toute la région française du Grand Est. Jeune, très active sur les réseaux sociaux, radicale et… médiatisée : une recrue idéale pour le parti. Dans la nouvelle croisade d’Escada, la technique reste la même : chercher la visibilité, activer ses réseaux, les développer.
« À Bruxelles, les manifs ont permis de créer de nouveaux liens avec les mouvements flamands, par exemple, grâce au catholique traditionaliste Dries Goethals, du Katholiek Forum, qui a fait le pont entre les deux », signale Manuel Abramowicz, de RésistanceS. L’extrême droite belge, c’est « une nébuleuse éclatée, faite de scissions et de reformations. Tout ce petit monde est peu nombreux mais hyperactif, et crée des synergies le temps d’actions et de manifestations ».
Le retour des chouans
Bruxelles, c’est aussi le lieu idéal pour viser le niveau européen. En 2016, fort de son expérience bruxelloise et de son réseau politique européen d’extrême droite, Alain Escada avait réussi à créer un parti politique reconnu auprès du Parlement européen, la Coalition pour la vie et la famille (CVF), ainsi qu’une fondation associée, Pegasus, décrochant 300 000 euros de subventions. La CVF bénéficiait alors du soutien d’élus issus de sept pays européens, comme le Grec Christos Rigas, issu de l’ancien parti néonazi Aube dorée ou d’autres venus d’Autriche, d’Espagne ou de Slovaquie. Ces financements ne seront finalement pas octroyés, faute de garanties bancaires suffisantes pour obtenir un premier versement. Depuis, la CVF n’est plus reconnue comme parti politique européen auprès du Parlement, signale-t-on au service presse de l’institution.
Mais, dans les manifs à Bruxelles, Alain Escada continue de croiser des élus européens, avant d’immortaliser ces rencontres sur Facebook et Telegram. Ça peut toujours servir. Comme cette accolade avec le député européen Cristian Terheş, catholique et eurosceptique roumain, le 9 janvier.
Escada le dit lui-même : « Les manifestations sont nécessaires pour établir des réseaux, faire entendre notre voix, renforcer la détermination des militants. » Mais « la victoire, elle, passera par des outils de combat beaucoup plus radicaux, déterminés ». « Il faudra que nous allions chercher dans l’histoire des Cristeros, des Vendéens et des chouans ! » Pas sûr qu’il reste ici-bas suffisamment d’adorateurs de la chouannerie pour lancer l’insurrection ni parvenir à « fédérer ». Jusqu’ici, ses références et sa radicalité ont toujours confiné Escada dans les marges.
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Pour lui, le Pays réel s’oppose au pays légal, formé des « quatre États confédérés », à savoir « juifs, protestants, maçons, métèques »…
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Sur son site, Civitas demande la « fin de la laïcité », le rétablissement du catholicisme comme religion d’État, l’interdiction de la franc-maçonnerie.
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Dans son discours du 8 janvier 2022, devant la section parisienne de Civitas.
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Catholiques mexicains opposés au pouvoir anticlérical, dans les années 1920.
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