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La vitesse et la fureur

A Comines, on défonce des bagnoles

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L’Austospeedway de Comines-Warneton (CAMSO pour les intimes), unique lieu de stock-car en Belgique.

Céline Challet. CC BY-NC-ND.

Adrénaline, moteurs carbonisés et crashs en cascade. Les courses de stock-car sont-elles une allégorie de notre ère industrielle déclinante ? C’est la vision de la photographe Céline Challet, partie à Comines, à la rencontre des bangers, pilotes plus cabossés par la vie que par les accidents de voiture.

Accidents et courses automobiles font rarement bon ménage. À Comines-Warneton (Hainaut), les deux ont été élevés au rang d’art. Sur le circuit de l’Auto Moto Speedway Organisation (CAMSO), l’enjeu n’est pas tant d’arriver sur la ligne d’arrivée que d’exploser ses adversaires. Taguée sur le capot d’une carcasse, l’inscription « Pas de trophée, mais un bon crash » résume toute la philosophie du lieu.

Malheureusement, il a été peu question d’accrochages et de tonneaux en 2021. Le circuit a dû fermer ses portes en novembre après une saison en demi-teinte. Dans les hangars aux alentours du circuit, l’attente est longue. Ici, banger (comprenez pilote), c’est une raison d’être. Jeff, membre des Warriors (l’équipe cominoise) depuis seize ans, en atteste : « J’ai grandi dans le stock-car avec mon père qui était lui-même pilote pendant trente ans. C’est lui qui m’a transmis cette passion. Il a arrêté pour des problèmes de santé et j’ai pris la relève. J’ai construit quelque chose que j’avais jamais eu dans la vie : une équipe. »

Contrairement à la F1 où les pilotes sont rois, le stock-car est une discipline de groupe. La course s’opère avec trois automobiles par équipe et une stratégie proche de la course cycliste : deux pilotes pour ouvrir la voie (rouler sur les adversaires), la troisième voiture qui trace sa route. « L’équipe fonctionne comme une famille. Même avec les autres pilotes de Warneton, il y a beaucoup d’entraide, raconte Jeff. Ça permet aussi de mettre des choses en commun, louer un hangar, les outils, partager le savoir-faire. »

Être banger en Belgique n’est pas une profession. Contrairement à l’Angleterre, où les compétitions peuvent être rentables, les courses belges ne rapportent rien. Éboueur, livreur, toiturier, mécanicien, la plupart des membres des Warriors ont un métier pour financer leur passion moteur.

Crash-test européen

Haut lieu des courses de stock-car wallon, le circuit de Warneton est unique en Belgique. Installé en 1980 par Roland Vandermeersch, un ancien pilote originaire d’Ypres, le circuit est d’abord pensé comme un lieu de rencontre européen. Les courses ne comptent au départ que des pilotes hollandais et allemands. Deux décennies suffiront à faire naître des vocations – 200 environ – dans toute la région, des deux côtés de la frontière : Comines, Wervicq, Menin. L’ancien bassin industriel du textile franco-belge devient accro à la tôle froissée. Dans un esprit plus proche de la kermesse que des 24 h du Mans, les courses rassemblent des pilotes et un public bigarré. Ambiance familiale malgré le hurlement des vieux moteurs et l’odeur de pneu brûlé qui se mélange à celle des barbecues en bord de piste.

Céline Challet assiste à sa première course en septembre 2020. Alors étudiante à l’école de photo Agnès Varda (Bruxelles), la photographe est d’abord sidérée par la brutalité de la compétition, qui tranche avec l’apparente bonhomie du lieu. Elle voit dans cette radicalité, dans cette agression visuelle, sonore et olfactive une forme de catharsis : « C’est un univers qui porte une forme de violence nécessaire, une violence qu’on a tous en nous, mais qu’on exprime de manière différente. » Confrontée à une communauté très masculine, la photographe s’impose peu à peu : « Dès que l’on passe plus de temps avec eux, ce sont des hommes très sensibles, fragiles, loin du stéréotype que l’on s’en fait. » Lorsque les courses s’arrêtent en pleine crise sanitaire, la photographe n’a d’autre choix que de rencontrer les pilotes à domicile pour poursuivre son travail. « Ils étaient intrigués de voir une femme s’intéresser à eux. Ils n’auraient probablement pas réagi de la même manière si j’avais été un mec. »

Céline Challet s’immerge dans leur univers : « Ce qui était complètement étonnant, c’était de comprendre à quel point tout est investi dans leurs voitures. Leurs salaires, leur temps. Ils inventent constamment des choses pour reconstruire leurs bagnoles. Tout ça prend énormément de temps pour être détruit en deux-trois minutes. » La photographe y voit une métaphore, celle de notre rapport au vivant, au monde. La bagnole, ce symbole de l’ère industrielle, mise en pièces dans l’arène, emportant avec elle la marche du monde.

Symboles involontaires de notre époque postmoderne, les bangers vont chercher une reconnaissance qu’ils n’ont plus ailleurs. Immobilisés dans leur existence, enchaînés à des petits boulots dans des villes et villages sans perspectives, ils deviennent le temps d’un week-end les héros de l’arène.

Après avoir déniché des véhicules miteux de troisième, quatrième génération à des prix planchers (de 100 € à 1 000 €), ils les rafistolent pendant des semaines, se débarrassent des pièces superflues (vitres, roue de secours) et y installent des renforts, pour en faire de véritables autos-tamponneuses tailles adultes.

Pour la reprise des courses en juin, l’équipe des Warriors s’est fixé un nouvel objectif : ils ont revendu leur matériel et investi dans de nouvelles voitures pour affronter la catégorie des Big Bangers, stade ultime des combats motorisés. Le seul but de la compétition : détruire tous ses adversaires, jusqu’au dernier. Un déluge de crashs pour une coupe en toc.

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