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CLARINVALAND

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Léo Gillet. CC BY-ND.

À Bièvre, le boss, c’est David Clarinval. Après avoir joué des coudes au sein de sa propre famille, le ministre libéral règne sans opposition. Si fort chez lui, si hésitant à l’échelon fédéral.

Des forêts, des campagnes et encore des forêts. Sur les routes rectilignes en direction de Bièvre, commune rurale de 3 000 âmes, le dépaysement est total. Coincée entre la frontière française et la province de Luxembourg, l’entité est dirigée depuis plus de vingt ans par le ministre fédéral David Clarinval. Mais en chemin, le premier Clarinval qu’on rencontre, c’est Philippe. Enfin, sur le panneau publicitaire de son entreprise, spécialisée dans la vente de sapins de Noël. L’arrivée est proche. La nationale transperce Bièvre, un des douze villages de l’entité (et aussi le plus grand). De part et d’autre du bitume, de multiples commerces, dignes d’une petite ville. En périphérie, le zoning regroupe une vingtaine de sociétés, dont Clarinval Constructions. L’entreprise familiale, fondée par le père de David, affiche plus de 11 millions d’euros de chiffre d’affaires, emploie une soixantaine de personnes et est fière de « l’ancrage local du personnel qualifié ». Dans la commune, les réalisations de cette société spécialisée dans les charpentes métalliques ne manquent pas, avec notamment une salle communale et des clubs sportifs. Le tout, sous le regard attentif de David Clarinval, propriétaire depuis 2014, gérant dès 2005. Pas mal pour asseoir son autre activité : le mayorat de l’entité. Car ici, personne n’a envie de se mettre à dos le bourgmestre-entrepreneur.

Covid oblige, c’est dans la salle de spectacle du centre culturel, vieilles pierres et poutres, que se tient le conseil communal. David Clarinval, vêtu de son inséparable costume cravate, est là. Devenu simple conseiller depuis sa montée dans l’exécutif fédéral en octobre 2019, il se fond dans le groupe. Mais dès qu’un doute envahit la salle, tous les regards se tournent vers lui. Ce lundi de juin, après une heure trente sans grands débats, les échanges se terminent dans l’indifférence. Le bourgmestre empêché est détendu. Il sait qu’ici, dans son fief, il n’a rien à craindre. Son assise et sa popularité n’ont jamais été menacées depuis son arrivée au pouvoir au terme d’une saga politico-familiale. Car oui, la politique est aussi une histoire de famille. Depuis 1960, trois Clarinval ont dirigé la commune. Depuis 2001, deux autres ont siégé au conseil de l’aide sociale. Bienvenue à Clarinvaland.

Le putsch

Nous sommes quelques mois avant les communales de 2000. David vient de commencer sa carrière en tant qu’attaché parlementaire dans l’hémicycle wallon pour le PRL (l’ancêtre du Mouvement réformateur). Il s’active dans différentes organisations locales pour se forger une popularité et un prénom au cœur de la galaxie Clarinval. Jean, son oncle, termine avec lassitude son deuxième mandat à la tête de la commune. Le tonton est PSC (rebaptisé cdH). Son coup de mou est une aubaine pour David.

Le jeune homme va voir son oncle, bien que les deux familles ne se parlent plus. Lui le « bleu » veut s’assurer que le tonton chrétien-démocrate quitte bien la politique. Il expose son envie de reprendre le flambeau. Jean ne s’oppose pas, mais avertit son neveu : il devra se débrouiller seul. Deal ! David démarche alors des colistiers du bourgmestre, rajeunit la liste.

Le libéral est confiant. Jusqu’à cette réunion. On est chez Jean Clarinval, à quelques pas de l’administration communale et d’un terrain de football à l’abandon. La campagne va basculer. Lorsque David Clarinval fait son entrée, l’ambiance est à l’image de la pièce : froide. Aucune décoration n’orne les murs, une grande table remplit l’espace. Jean est là, mais il n’est pas seul. De part et d’autre du bourgmestre PSC, une petite dizaine de personnes. David Clarinval les connaît bien. Certains sont ses futurs partenaires, d’autres des candidats évincés. Le jeune homme est surpris, un peu perdu aussi, mais il perçoit vite qu’une réunion à laquelle il n’était pas convié vient de s’achever.

L’aîné lance les hostilités. Sans animosité, mais dans une atmosphère pesante, il demande à son neveu de réintégrer sur sa liste deux candidats qu’il a écartés. Le benjamin refuse. Un dialogue de sourds s’ensuit, puis Jean Clarinval annonce son intention de s’accrocher au pouvoir. C’est décidé, il mènera quand même la liste aux élections ! Autour de la table, personne ne pipe mot. David Clarinval est acculé. Surtout, il comprend que la démarche de son oncle est initiée par ses colistiers – mécontents de la tournure des événements et des tensions concernant les places sur la liste. Humilié, David quitte la réunion les larmes aux yeux.

Le lendemain, avec ceux qui sont restés fidèles, il termine dans l’urgence une nouvelle liste. David contre Goliath. Ici aussi, le combat tourne à l’avantage de l’outsider. Aux élections d’octobre 2000, David devance Jean Clarinval de plus de 100 voix, s’allie avec la troisième formation en lice et renvoie son oncle dans l’opposition. À 24 ans, il devient le plus jeune bourgmestre de Belgique.

Sans opposition

Dans la commune, la surprise est totale. David Clarinval, jusqu’ici sous-estimé, en profite et serre sa prise. En 2006, le libéral profite d’un rapprochement avec l’opposition, d’une troisième liste désorganisée et des ambitions d’anciens adversaires pour intégrer des renforts. Si les promesses de postes ne sont pas toujours respectées, les concernés laissent tomber. À Bièvre, on préfère gagner à moitié avec David que perdre tout contre lui.

Aux communales d’octobre 2006, Clarinval écrase la concurrence avec 1 453 voix et 11 sièges sur 13. En 2012, encore mieux : l’opposition est réduite à un seul siège. Le mayeur, lui, améliore son score personnel avec 1 508 suffrages. Il y a trois ans, il obtient le deuxième taux de pénétration de Wallonie (64 % du total des voix de préférence). Après, c’est plus facile quand on est seul en course… Car en 2018, Luc Vincent, dernier opposant, s’est retiré. Il n’y a plus qu’un seul parti à Bièvre ! Comme dans cinq autres communes wallonnes, comme en Corée du Nord.

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Léo Gillet. CC BY-ND

Une liste unique, un mayeur ultrapopulaire et désormais ministre. David Clarinval est-il seul maître à bord ? Le principal intéressé se défend de toute emprise sur ses collègues et assure regretter l’absence d’opposition. « Ouvert au dialogue et aux avis contraires », « humain et accessible », « les pieds sur terre ». Les témoignages abondent dans son sens. Reste ce moment médiatique amusant. En 2015, la télévision locale interroge une élue au sortir du conseil communal. « Quel est le rapport avec le bourgmestre ? Comment est-il ? » La conseillère, peu à l’aise face caméra, peine à dissimuler sa gêne. « Comment est-ce que je dois dire… Allez, quel rapport est-ce que j’ai avec toi, David ? », poursuit-elle, cherchant du regard son bourgmestre.

C’est sûr, David Clarinval est incontournable. Depuis sa nomination ministérielle, il continue d’occuper le terrain, s’implique dans de nombreuses réunions, répond aux SMS dans la journée et participe aux premières manifestations post-Covid, cultivant cette ultra-proximité qui a fait son succès. Une stratégie que le libéral tente de reproduire au niveau fédéral, acceptant beaucoup de sollicitations, communiquant à la moindre occasion son e-mail personnel. Sans le même succès. S’il a le bagou de la politique locale, il n’a pas la finesse du fédéral.

Né sous une bonne étoile

Sa carrière nationale n’avait rien d’évident. Mais le Biévrois a su dépasser un handicap initial : la délocalisation extrême de sa commune. Son fief est devenu son tremplin. L’enfant du pays fédère au-delà de son parti et son succès n’étonne personne dans l’Ardenne namuroise, tant l’homme vit pour la politique. « Il a aussi bénéficié de multiples circonstances favorables. Il y a eu énormément de nominations au MR, dans un groupe pas très large », note Jean-Marc Delizée (PS), député fédéral, adversaire politique dans sa circonscription.

Profitant d’un jeu de chaises musicales, Clarinval est devenu député (en 2007), il a grimpé au poste de chef de groupe parlementaire à la Chambre (en 2017), puis il a été nommé ministre du Budget et même vice-Premier ministre au sein du gouvernement d’affaires courantes piloté par Sophie Wilmès, libérale comme lui (en 2019). Le prix de sa docilité ?

Après s’être rallié au « clan Michel », il a été l’un des premiers à soutenir Georges-Louis Bouchez à la présidence du MR. Et, alors que les ministres Denis Ducarme, Daniel Bacquelaine ou François Bellot prennent la porte lors de la formation du nouveau gouvernement fédéral, le Biévrois, lui, est confirmé dans l’exécutif de plein exercice. Le 1er octobre 2020, il devient ministre des PME, des Classes moyennes, des Indépendants, de l’Agriculture et (même) des Affaires institutionnelles. Loyauté récompensée.

Sans avoir l’air d’y toucher, Clarinval s’impose, mais n’échappe pas aux critiques. « On a croisé le fer sur le saut d’index ou la retraite à 67 ans, raconte le socialiste Jean-Marc Delizée. Mais il intervenait peu et n’était pas bon dans les débats. Il se contentait de dire quelques généralités, puis on ne l’entendait plus. »

Jean-Claude Schingtienne, Biévrois et syndicaliste à la CSC Namur-Dinant, balance une pique : « On lui a appris des choses sur des dossiers, dont l’allocation de garantie de revenu, alors que le sujet était discuté au Parlement. » Sans grand charisme, l’Ardennais introverti, très anxieux quand il quitte sa zone de confort et peu à l’aise face aux médias, est perçu comme un politique de second plan. Il fait le job, sans plus. Semblant sous-estimer certaines réalités sociales. Comme lorsqu’il défend le projet de prison à Vresse-sur-Semois, pour lequel il s’est beaucoup impliqué. Décentré, pauvrement desservi en transports en commun, il a fait l’objet de critiques de toutes parts. David Clarinval, lui, préfère relever le nombre d’emplois créés. « Les visiteurs vont devoir prendre leur voiture ? Mais moi aussi je prends ma voiture quand je vais travailler », dit-il à Médor.

« Écolo de naissance »

Proche de Corentin de Salle, directeur du Centre Jean Gol, l’un des laboratoires à idées du MR, partageant les convictions de Georges-Louis Bouchez, épinglé comme quelqu’un de « bien » par le controversé Alain Destexhe, David Clarinval se laisse dériver sur la droite de l’échiquier politique. Libéral assumé, conservateur, il clive au sein du gouvernement fédéral, à l’image de son parti dont il défend toutes les positions.

Si ses interventions peuvent apparaître hésitantes, ses idées sur l’écologie, elles, sont bien arrêtées. En 2012, alors député fédéral et vice-président de la commission spéciale « Climat et Développement durable », il signe sur un site climatosceptique (contrepoints.org) un texte pointant le « prix social extrêmement élevé » de la politique climatique. La même année, Clarinval se qualifie de « climato-agnostique » et invite à la Chambre Drieu Godefridi et István Marko, deux personnalités climato­sceptiques. « Des débats de haute volée, avec des gens de qualité des deux côtés », vante encore aujourd’hui David Clarinval. Le climatologue Jean-Pascal Van Ypersele, longtemps vice-président du GIEC, en était. L’exact opposé du Biévrois : cet expert annonce depuis longtemps le danger des dérèglements. Un an plus tard, le libéral échangera avec lui une volée de tweets. À un internaute s’immisçant dans la discussion, le député livre un conseil lecture : Climat : 15 vérités qui dérangent. Un ouvrage considéré comme la bible des climatosceptiques. 

Aujourd’hui, David Clarinval se définit de manière opportune comme « écolo pragmatique », déroulant un discours omniprésent dans sa région. En gros, les Ardennais seraient écolos de naissance puisqu’au contact direct de la nature. Il se plaît à rappeler la présence d’éoliennes à Bièvre et sa signature à la loi Climat. Et si le vocabulaire a changé, il continue de revendiquer son côté libre penseur. « Je suis pour la science. Je donne la parole à tous ceux qui ont une opinion sur la question. Chacun tire ensuite ses conclusions. C’est ça la liberté. » Léger comme l’air ? Le ministre fédéral de l’Agriculture semble écouter certaines voix plus que d’autres. Depuis son entrée en fonction, une nouvelle dérogation pour les insecticides néonicotinoïdes (interdits par l’Union européenne depuis 2018) a été accordée, un ex-lobbyiste des pesticides a intégré son cabinet et, à plusieurs reprises, Clarinval s’est dit convaincu de la nécessité d’une révision de la législation européenne sur les OGM. « Il indique que ses actions sont guidées par l’analyse scientifique coût-bénéfice. Un discours qu’on entend depuis vingt ans, déplore Marc Fichers, secrétaire général de l’asbl Nature & Progrès, qui affirme être dans l’incapacité de décrocher un rendez-vous avec le ministre. On aimerait bien avoir un ministre de l’Agriculture qui analyse ses dossiers avec une position et une vision sur le long terme. »

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Léo Gillet. CC BY-ND

David Clarinval continue de défendre « l’écologie bleue » qu’il a détaillée dans son livre Le fiasco énergétique, co-écrit avec Corentin de Salle, en 2014. « Les solutions vont venir de la science. Les Apôtres de la décroissance utilisent le climat pour faire passer leur message politique, qui est du communisme classique. Il est possible de combiner croissance et lutte contre le réchauffement climatique, développe le ministre, qui se plaint du traitement qui lui est réservé. Je suis sans cesse caricaturé. Ce sont toujours les mêmes lobbys d’extrême vert qui s’attaquent à moi. WWF et Oxfam sont aussi sur la liste des lobbys de la Chambre, mais on n’en parle jamais. »

Bourdes locales

Des polémiques, il y en a aussi à l’échelon local. Plusieurs fois, le libéral a gaffé par excès de confiance ou imprudence. En 2005, la commune de Bièvre dont il vient de devenir le bourgmestre est confrontée à un conflit de personnes et de structures au sein de la maison de repos Saint-Hubert. C’est délicat. Le premier échevin Luc Vincent est contesté. Clarinval pactise alors avec l’opposition pour l’écarter il y parvient. Ouf, un souci réglé. Sauf que Clarinval croit détenir des preuves écrites d’une fraude à l’INAMI, qui accableraient le premier échevin… lequel est aussi son partenaire. Premier acte.

La justice investigue et conclut sur un non-lieu. Deuxième acte : Clarinval insiste encore et laisse entendre dans la presse que « certains faits sont établis » et que l’INAMI a laissé tomber. Là, l’ex-échevin Luc Vincent, sur les bancs de l’opposition depuis les élections de 2006, voit rouge. Il attaque le bourgmestre et obtient sa condamnation pour atteinte à l’honneur. La justice pointe la légèreté du mayeur. Aujourd’hui, Clarinval finit par l’admettre : « J’ai manqué de rigueur sur ce dossier, mais j’ai payé. En argent et en réputation. » Le pauvre…

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Léo Gillet. CC BY-ND

Plus de dix ans plus tard, bis repetita. David Clarinval est en difficulté après l’attribution de plusieurs marchés publics communaux. Le problème ? L’entreprise familiale était reprise dans la liste des sous-traitants de l’offre sélectionnée. Le bourgmestre ne pouvait prendre part aux délibérations. La tutelle wallonne ouvre une enquête (classée sans suite entre-temps) conduisant le libéral à se pourfendre en excuses et à admettre sa faute politique. « L’issue du vote n’aurait pas changé, mais j’aurais dû connaître la règle et quitter la pièce. » C’est lui qui le dit.

Une constante se dégage de ces affaires. Locales ou nationales, elles ne trouvent jamais grand écho dans sa commune. Personne ne doute de la bonne foi du bourgmestre. David Clarinval, avec son air de pre­mier de classe, s’en tire sans écorchures. Ses responsabilités n’ont pourtant cessé de croître.

En Ardenne, Clarinval est vu comme l’homme politique qui a rappelé que la province de Namur ne s’arrêtait pas à Dinant. Il ramène projets et subsides à une région longtemps oubliée par les pouvoirs publics. Beaucoup se reconnaissent en lui. Son bilan à la tête de Bièvre parlant pour lui, ses rares contradicteurs renoncent à critiquer le maître des lieux – même lorsque l’enregistreur est éteint. Du bout des lèvres, on se moque de son côté pataud et de sa communication hésitante (exemple : « Les voyages gratuits en train, ça ne sera pas gratuit »). On s’agace de sa fidélité inébran­lable à la direction du MR – lui le bon soldat – ou de ses effets d’annonce avant les comités de concertation durant la pandémie. Mais à l’heure d’entrer dans l’isoloir, tout cela tombera sans doute dans l’oubli. Les Biévrois n’ont que faire de l’homme du parti et de ses prises de position à la Chambre, ils continuent de soutenir l’enfant du pays. Pour eux, il est comme sa liste. Unique.

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  1. Activité mise sur pause suite à sa nomination ministérielle.

  2. Le volet judiciaire se conclura par une transaction financière en octobre 2007, où les époux Vincent payeront aux trois communes 100 000 euros à titre d’indemnités d’occupation.

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