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Mourir, c’est rester

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Gaël Turine. Tous droits réservés.

L’unique cimetière multiconfessionnel de Bruxelles s’est pris le ressac des vagues consécutives de la pandémie.

Pendant neuf mois, le photographe Gaël Turine a capté la solidarité musulmane dans le deuil et la crise.

Une rangée, quarante tombes. Puis 2, 7, 13, 19, 26 autres rangées. Il y a moins d’un an, la parcelle était un terrain vague. Elle ressemble aujourd’hui à un damier macabre. De mars à fin décembre 2020, un total de 1120 personnes auront été inhumées, au cimetière multiconfessionnel d’Evere. Soit un rythme cinq fois plus important que d’habitude ! Si toutes les religions se côtoient dans la mort, ici, 94 % des 4 300 concessions sont allouées à des défunts musulmans.

De la première à la deuxième vague, le principal cimetière musulman de la capitale, enclavé dans le cimetière de Schaerbeek, n’a cessé d’être encombré. Sur la plaine, les familles circulent, les cercueils défilent et les enterrements s’enchaînent. Le deuil se fait dans l’urgence. Autour des tombeaux béants, les salat al janaza – les prières mortuaires islamiques – sont accompagnées du bruit de la pelleteuse, qui creuse et creuse inlassablement.

Hakim pilote l’engin, tandis qu’Abu Shahid dicte les instructions à une famille qui descend un cercueil dans une tombe. Plus loin, Mohammed se charge des finitions d’une sépulture et tapote doucement le monticule de terre, comme une dernière tape dans le dos avant un départ.

Les hommes font partie du noyau dur de bénévoles, ceux qui se rendent ici quotidiennement depuis les premières semaines de la crise. Excavations, inhumations, accompagnement des familles, distribution de repas… ils déchargent la petite équipe de trois employés de l’afflux soudain de défunts qu’elle n’aurait pu gérer seule, car noyée dans la paperasse.

Terre promise

« Le nombre d’enterrements est passé d’une dizaine par semaine à une dizaine par jour, commente le directeur de l’Intercommunale d’inhumation, Ludo Beckers. Depuis mars 2020, on a pu ressentir en temps réel les évolutions de la courbe des décès. » Parmi les communes particulièrement touchées par le Covid-19, se trou­vent les communes du nord de Bruxelles, où réside la majeure partie des communautés arabo-musulmanes. S’ajoute à cela la fermeture des frontières, qui a empêché tout rapatriement des corps à l’étranger, une coutume dans les familles d’origine marocaine, tunisienne, turque. Par résignation ou sous les conseils de l’Exécutif des musulmans de Belgique, elles se sont décidées à faire reposer leurs défunts, ici, en Belgique.

L’Intercommunale d’inhumation apporte une attention particulière au respect des rites funéraires islamiques. À Evere, les défunts sont enterrés dans une terre vierge – où personne n’a été inhumé avant eux –, orientés vers La Mecque, et ne seront jamais exhumés. « Ces trois critères sont essentiels dans un enterrement islamique et participent au bon déroulement du deuil », avance Abou Shahid. Le flop du cimetière musulman d’Anderlecht, où la terre n’est pas vierge, en atteste : huit défunts y ont été enterrés en quatorze ans.

« Mon père souhaitait être enterré au Maroc, avec ses frères et sœurs, explique Hanane Bafrouri. En fin de compte, je suis heureuse qu’il repose ici, près de nous. » Reconnaissante du dévouement des bénévoles et du soutien moral apporté à sa famille endeuillée, la jeune femme participe depuis lors à l’effort collectif, en mobilisant une large communauté, via les réseaux sociaux. Certains jours du printemps et de l’été 2020, près de 130 personnes ont répondu présentes. Retraités, étudiants ou travailleurs en chômage technique déblayaient les allées, nettoyaient les sépultures ou récoltaient des dons pour payer les concessions de celles et ceux qui meurent dans la solitude ou dont la famille a peu de moyens.

Tous les bénévoles interrogés expriment être portés par leur foi et un sens de la communauté. « C’est ici que commence le voyage vers Allah », explique Mohammed.

En se retrouvant chaque jour, en travaillant et se recueillant ensemble, les fossoyeurs bénévoles ont noué des relations fortes. Dans leurs échanges où le « masha’allah » côtoie le « fieu », les vannes fusent pour braver la charge émotionnelle de l’activité. « On me demande souvent si ce n’est pas déprimant de travailler dans un cimetière, dit Ludo. Je ne trouve pas. C’est un endroit où il y a du passage, des échanges, des solidarités. En fait, un cimetière, c’est un lieu de vie. »

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