Bébés placés : Accrochez-vous, détachez-les !
Les « pouponnières » hébergent plus de 400 jeunes enfants séparés de leurs parents et pris en charge par les services publics. Médor a enquêté sur ces centres, dans lesquels enfants et personnel sont victimes de maltraitances structurelles… dans l’indifférence quasi générale. Bébés attachés, personnel harassé : à travers son journal, Joséphine nous éclaire sur cette réalité qui n’avait jamais été dénoncée.
4 août – Un superbe métier
Ça y est, j’ai un boulot ! Et pas n’importe lequel. À l’Hirondelle, pour assurer les sorties des bambins de 0 à 2 ans. Ils sont si mignons ! J’ai hâte de les emmener découvrir la vie, de les faire respirer et de leur offrir du bon temps en dehors de la pouponnière. Ils méritent tellement d’être chouchoutés.
Joséphine1 a 25 ans et vient d’être embauchée à la pouponnière l’Hirondelle2, un « service d’accueil spécialisé de la petite enfance » (SASPE). Subventionnés par l’Office de la naissance et de l’enfance (ONE) et par les villes, ils sont quinze en Fédération Wallonie-Bruxelles.
Ce type de service a pour particularité d’héberger des enfants de 0 à 7 ans qui ne sont pas orphelins. Ils ont encore leurs parents, mais ces derniers sont dans l’incapacité de les garder pour cause de troubles psychiatriques majeurs ou de situations de vie extrêmement compliquées. Dans la plupart des cas, ce sont les « mandants » – les services d’aide et de protection de la jeunesse ou le juge – qui négocient avec les parents un placement provisoire de l’enfant. Si ceux-ci ne sont pas coopérants, les mandants peuvent les y contraindre. Au 1er mai 2020, les SASPE accueillaient 430 enfants confiés par l’Aide à la jeunesse.
Les pouponnières ont pour mission d’accueillir l’enfant mais aussi de continuer à soutenir les parents avec l’aide des mandants en organisant des visites parents-
enfants. La philosophie de la législation veut que l’enfant ne reste pas indéfiniment en SASPE, qu’il retrouve sa famille le plus vite possible, idéalement endéans les douze mois. Dans ce cadre, SASPE, mandants et parents utilisent le temps du placement de l’enfant pour travailler conjointement à la construction du meilleur projet de vie pour celui-ci. « L’accueil en pouponnière ne signe donc pas la fin du parent », souligne Valérie Latawiec, conseillère à la direction du service d’aide à la jeunesse de Bruxelles.
Dans ce contexte, l’arrêté du 30 avril 2009 stipule que les pouponnières accueillent les enfants dans un « cadre de qualité […], de nature à favoriser leur bien-être et leur épanouissement ». Joséphine va apprendre à ses dépens que cet ensemble de conditions repose en grande partie sur les moyens et la disponibilité du personnel.
1er septembre – La désillusion
Ça va faire un mois que je bosse. Je me sens encore tellement débutante, et déjà crevée. Si j’avais su que je devrais remplacer toutes les collègues absentes pour épuisement ! Y a tout le temps quelqu’un de malade et donc tout le temps des sorties annulées.
La dernière remonte à il y a quinze jours, j’ai sorti deux enfants sur les huit. Du coup, je me retrouve à devoir faire le job de mes collègues : gérer seule huit gosses de moins de 2 ans, avec deux bébés de moins de 6 mois. Les voir chaque jour agglutinés à la barrière, à attendre que je les prenne dans les bras, cela me brise le cœur. Tout à l’heure, c’était au tour d’Aya de manger, mais Dylan s’est mis à réclamer du lait. Je me suis dit que j’allais vite lui donner son biberon pour être entièrement dispo pour Aya. Elle l’a mal pris, elle a pleuré, et les autres l’ont suivie. J’étais seule, et tout le monde chialait.
Alors qu’elle n’avait pas été engagée pour cela, Joséphine passe la majorité de son temps à remplacer ses collègues absentes. « Les enfants m’ont associée aux sorties. Donc quand j’arrive dans le service, c’est la fête et, quand je dis qu’il n’y a pas de sortie, c’est l’effondrement. Ils pleurent, se jettent par terre, certains parlent et disent “dehors, dehors”. » Contrainte de faire le job de ses consœurs, elle découvre la galère de s’occuper seule de huit enfants en bas âge.
Les pouvoirs publics sont bien conscients de la difficulté de garder seul huit enfants de moins de 2 ans. Récemment, la ministre de la Petite Enfance, Bénédicte Linard (Écolo), a revu les normes des crèches pour les faire passer à une puéricultrice et demie pour sept enfants. Mais ce qui a été fait pour les crèches ne l’a pas été pour les SASPE, alors que ces derniers doivent fonctionner 24 h/24, 7j/7, et accueillir des petits privés de leur famille.
Face à cette réalité, le secteur des pouponnières se sent délaissé. Pourquoi la ministre n’améliore-t-elle pas les conditions d’accueil des enfants des SASPE si elle le fait pour ceux des crèches ? D’autant plus que les services contestent depuis plusieurs années cette norme d’une puéricultrice pour huit enfants auprès des coordinateurs « accueil » de l’ONE chargés de les visiter.
L’expérience de Joséphine n’est pas un cas isolé. « Durant sa tranche horaire (de 7 h à 15 h ou de 12 h à 20 h), la puéricultrice doit à la fois nourrir les enfants ; les soigner ; les habiller ; leur accorder un temps d’attention privilégié ; jouer avec eux ; cuisiner ; plier le linge ; faire la vaisselle ; penser aux anniversaires ; communiquer par écrit les problèmes éventuels qu’elle a repérés à propos des enfants pour assurer le suivi par les autres collègues ; écrire dans les carnets des enfants pour leur donner un peu d’affection… Leur masse de travail est invraisemblable », relève Stéphanie Buono, chef
éducatrice du SASPE « La Flèche ». Catherine Macé, sa directrice, renchérit : « Si on enlève le temps que les puéricultrices doivent consacrer à toutes ces tâches, il
leur reste seulement dix minutes pour s’occuper un peu autrement des enfants dans la collectivité. »
De son côté, l’ONE reconnaît l’inadéquation des normes SASPE. Mais ne va pas beaucoup plus loin que le constat : « La réglementation est assez mal faite. Prendre en charge un groupe de huit enfants seule, c’est de l’ordre de l’impossible. Mais l’arrêté est ce qu’il est. » Les puéricultrices font ce qu’elles peuvent, mais s’épuisent vite et tombent malades. Lors de son interview, Joséphine travaillait à l’Hirondelle depuis huit mois. Il y avait déjà eu cinq congés maladie dans l’équipe des bébés. « Chez nous, il y a quinze jours, j’avais six absentes en une semaine ! », remarque Déborah Vierendeels, chef éducatrice dans un SASPE bruxellois. Les directeurs doivent donc trouver des remplaçants, ce qui n’est pas chose aisée. C’est ainsi que des personnes comme Joséphine sont sollicitées pour accomplir des tâches qui n’étaient initialement pas prévues dans leur contrat.
25 février – « J’ai encore dû l’attacher »
Aujourd’hui avant de partir, j’ai encore dû attacher Viktor à son lit pour la nuit. Il hurlait, cela m’a déchiré le cœur. J’aimerais tellement éviter ça. Mais je n’ai pas envie qu’il lui arrive malheur. Il quitte fréquemment son lit, et mes collègues Annick et Claudia sont seules pour surveiller 64 enfants la nuit… Elles doivent donner les biberons toutes les deux heures aux bébés, elles ne sont pas disponibles pour assurer la sécurité des autres.
La nuit, selon les lieux, les puéricultrices sont deux pour 64 enfants, deux pour 56, une pour 24… et les travailleurs des pouponnières craignent pour la sécurité des petits. Ils en viennent à exercer des pratiques bien éloignées du respect des droits de l’enfant. À l’Hirondelle, on attache les plus dissipés la nuit. Dans deux autres SASPE de régions différentes, on peut en venir à fermer les portes des chambres à clé. « Elles sont ouvertes normalement. Mais, si un enfant sort pendant plusieurs nuits, se met en danger et continue de sortir malgré les avertissements, on ferme la porte à clé », avoue un membre de l’équipe psychosociale d’un des SASPE concernés.
Ces pratiques choquent. Et pourtant, les directions ne s’en cachent pas forcément. Celle de l’Hirondelle nous a même montré dans quoi les enfants étaient attachés. « On l’appelle le “sac à attache”. Il s’agit d’un montage fait maison. Ce sont des sacs de couchage sur lesquels on a intégré une attache que l’on clipse en dessous du matelas. Les enfants peuvent se retourner, s’asseoir, voire se mettre debout mais ils ne peuvent pas sortir du lit. Tous les enfants ne sont pas en sacs à attache, ce sont seulement les plus turbulents. On le fait avant tout par mesure de sécurité. » Malgré tout, ce SASPE considère qu’il s’agit principalement d’un problème lié aux peurs d’adultes. « On pense à arrêter de les attacher. Concrètement, si un enfant se lève, que peut-il se passer ? Le petit (jusqu’à 3 ans) pourra aller dans la salle de jeu, au pire pleurer et l’éducatrice l’entendra, mais il ne pourra pas faire grand-chose de plus. »
6 mai – l’épisode de trop
Maintenant c’est décidé, je pars. Je quitte ce foutu job. Hier soir, je me suis encore sentie dépassée. Aya, qui va avoir 2 ans, est revenue traumatisée d’une visite avec sa maman schizophrène. La petite se tapait la tête contre le mur ou sur le sol jusqu’à en avoir une bosse. Elle se balançait. Je voyais cet enfant en souffrance et j’en avais sept autres à gérer. Je l’ai mise dans « le coin protégé » (parc dans lequel on met les enfants difficiles). Dès que je venais trois minutes lui faire un câlin, elle s’apaisait, mais je devais repartir, et elle recommençait à se taper et à se balancer. Ce même soir, un autre enfant a fait une réaction allergique sévère à une crème au niveau de l’entre-jambes, j’ai eu très peur. Finalement, un troisième môme est sorti de son lit, a été chercher son caca dans la poubelle et l’a étalé sur toute la fenêtre. Je ne savais plus quoi faire, je savais qu’il y avait le sac à attache et je l’y ai placé. Il a crié, comme à chaque fois. Aujourd’hui, j’en peux plus, j’arrête. Je me sens maltraitée et maltraitante vis-à-vis de ces gosses.
Après neuf mois, Joséphine a quitté l’Hirondelle. Son histoire fut dure, elle était jeune et manquait probablement d’expérience. Mais Déborah Vierendeels, dans le milieu depuis dix-sept ans, n’est pas surprise par ce dernier épisode : « On pourrait presque dire que c’est le quotidien. On fait ce qu’on peut avec ce qu’on a. On veut bien faire mais on n’est pas des pieuvres, on n’a pas huit bras. On doit faire des choix, mettre des priorités. Par ailleurs, les enfants qui étalent leur caca, ce sont des comportements qu’on peut observer de manière récurrente en pouponnière. C’est une façon pour les enfants d’exprimer leurs traumatismes. Je tiens cependant à noter que, chez moi, en aucun cas on n’attache les enfants ! Ce sont des pratiques maltraitantes. Je ne peux pas cautionner cela. »
Si Joséphine a fait le choix de s’en aller, rares sont celles qui démissionnent. Elles souffrent psychologiquement, tombent malades, en viennent parfois à réduire leur temps de travail, mais la plupart d’entre elles ne se voient pas travailler ailleurs. « C’est une vocation », explique Déborah Vierendeels. Et elle en profite pour rappeler que « certains enfants vivent bien en institution et qu’il peut s’y passer de très bons moments ». Il n’empêche que le manque de personnel demeure criant. Les conséquences sont multiples sur le développement des enfants.
« Si un enfant ne fait pas l’expérience du respect psychique et physique de la part de celui dont la tâche est de prendre soin de lui, il ne peut que se considérer comme n’ayant pas de valeur », explique Reine Vander Linden, psychologue clinicienne spécialisée en petite enfance. Et de poursuivre : « Il va commencer à se dévaloriser, ce qui l’amènera au renfermement, à la dépression, à l’agressivité, à la violence. Le monde est mauvais avec lui, il considère donc qu’il peut être mauvais avec le monde. » Dans le même ordre d’idées, certains enfants ont des parents qui ont eux-mêmes grandi en SASPE. « Nous en avons beaucoup. Le trauma peut être générationnel », confie un membre de l’équipe psychosociale d’un SASPE bruxellois.
D’autant que le placement des enfants, censé être temporaire, s’allonge. Michèle Meganck est juge au tribunal de la jeunesse de Bruxelles. Son rôle consiste à donner des perspectives d’avenir aux enfants placés. « Quand je demande qu’un enfant reçoive la visite de ses parents tous les jours et que le SASPE me répond que ce n’est pas possible, car il manque de personnel pour encadrer les visites, le projet de vie de l’enfant ou la création du lien, voire l’évaluation de ce lien sont retardés. Quand le travail du SASPE ne peut pas être fait ou pas assez vite, le projet de vie de l’enfant est impacté. » Il y a une quinzaine d’années, dans le SASPE Sainte-Adeline de Liège, la durée moyenne de placement des enfants était de onze mois et 50 % d’entre eux retournaient en famille. Maintenant, la durée moyenne est de 28 mois pour concrétiser un projet de vie.
4 août – « Je n’y croyais plus »
Il y a un an, je célébrais la signature de mon contrat à l’Hirondelle. Aujourd’hui, je fête les trois mois de mon départ. Avec le recul, je réalise que je n’ai pas que de mauvais souvenirs de cette expérience. Je me rappelle ces trois brefs moments où on était exceptionnellement deux collègues pour surveiller cinq enfants… Qu’est-ce qu’on a ri ! Je serais clairement restée si les conditions de travail avaient été meilleures. Mais je n’y croyais plus. Ma chef se battait pour un équivalent aux normes en vigueur dans les pouponnières françaises, une puéricultrice pour six enfants. Y est-elle arrivée ? Je n’en sais rien. Je lui souhaite. Tout cela est déjà si loin de moi, maintenant…
(1) Nom d’emprunt. Ce carnet intime est une évocation au plus proche des faits vécus et rapportés.
(2) Nom d’emprunt.
Avec le soutien du Fonds pour le journalisme