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Copains d’abord chez les croque-morts

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Marin Driguez. Tous droits réservés.

Une chose est sûre, on doit tous y passer. Avec environ 9 000 décès par an en région bruxelloise et vu le vieillissement de la population, le marché des pompes funèbres est colossal. Dans le secteur, les gros acteurs jouent des coudes pour rafler la mise. Pression sur les familles, occupation de morgues, copinages avec les maisons de repos ou les hôpitaux… Bienvenue dans le business des morts.

Serge l’aura compris au moment du décès de sa mère, les pompes funèbres, c’est toute une affaire. Dans la nuit du 7 au 8 janvier 2018, il reçoit un appel du service de sécurité de l’hôpital bruxellois Chirec Delta où sa mère est soignée. Elle est décédée. S’il veut voir le corps, il devra obligatoirement appeler l’entreprise de pompes funèbres Goffinet à Uccle, à 5 kilomètres de là.

Cette entreprise n’a pas été choisie par le Chirec Delta par hasard. L’hôpital a conclu un contrat avec le grand groupe de pompes funèbres Altenloh & Greindl (A&G), comptant une quinzaine d’agences, essentiellement à Bruxelles. La morgue du Chirec appartient bien à l’hôpital mais est gérée par des agents du groupe A&G. Vous voyez la chose arriver ? Avec ses agents dans la place, rien de plus facile que de proposer aux familles des défunts les services d’une entreprise… de chez A&G. Comme les Funérailles Goffinet.

Autre institution, autre mode opératoire. Sophie (nom d’emprunt) rendait souvent visite à son père vieillissant, alors pensionnaire à la maison de repos Acacias de Molenbeek-Saint-Jean. Jusqu’au jour où le patriarche rend son dernier souffle.

Prévenue par le personnel soignant, Sophie file à la maison de repos. À son arrivée, le corps a disparu. Troublée, la fille du défunt apprend que son père a été transporté dans le funérarium de l’entreprise de pompes funèbres Forrier à Molenbeek-Saint-Jean.

Sophie a pourtant choisi une autre entreprise pour les funérailles. Petit problème : le corps ayant déjà été transféré dans le funérarium Forrier, il faut payer le trajet. Selon Sophie, la maison de repos qui, légalement, doit régler la note, ne veut pas passer à la caisse. La fille du défunt refuse également. Tant que ce n’est pas payé, les funérailles Forrier n’acceptent pas de libérer le corps. Pour Pierre Forrier, entrepreneur de cette entreprise de pompes funèbre, même si c’est la maison de repos qui a demandé le transfert, la note revient à la famille. Pour lui, c’est une manière d’assurer le paiement de la note : « Dans des cas pareils, on reste parfois avec des impayés. »

Inacceptable pour Sophie qui ne demande qu’une chose : récupérer son père pour pouvoir le prier. « Je sentais mon père pris en otage. » Encore aujourd’hui, elle enrage : « Je n’avais pas le temps de pleurer. »

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Marin Driguez. Tous droits réservés

Ci-gît la déontologie

Il existe, dans certaines maisons de repos, des ententes tacites ou régies par des contrats avec des entreprises de pompes funèbres tout comme dans certains hôpitaux. Le principe est d’octroyer la majorité du marché issu de la maison de repos à un groupe ou à une entreprise de pompes funèbres. Cela donne lieu à des situations complexes lorsque des défunts sont emmenés dans un funérarium particulier avant que la famille n’arrive.

Mais, au final, est-ce bien légal ? La loi est claire : chacun est libre de choisir ses funérailles. Sauf qu’un flou juridique embaume les pratiques du secteur funéraire.

Olivier Servais, chercheur en anthropologie à l’UCLouvain, appuie le fait qu’il y a eu une évolution des pratiques au fil du temps mais sans réel encadrement légal spécifique.

Auparavant, les funérailles étaient organisées par des agents religieux et d’autres acteurs diversifiés. Peu à peu, les défunts n’ont plus été présentés à leurs proches dans leur propre chambre mais plutôt dans des funérariums. Les pompes funèbres ont, progressivement, récupéré les différentes tâches liées aux funérailles. Pour Olivier Servais, « lorsqu’il y avait une diversité d’acteurs, ils se regardaient tous les uns les autres. Aujourd’hui, il y a une diminution du nombre d’intervenants, il y a donc moins de contrôle ». Alors qu’en France une législation stricte encadre le marché de la mort, le chercheur plaide l’urgence de « rerégulariser tout le système belge ». Selon lui, « il est capital pour le politique de réintervenir, le cadre minimal ne suffit plus ».

Pour le cas de l’hôpital Chirec Delta et du groupe A&G, Andrée Puttemans, professeure en droit du commerce à l’ULB, met les choses au clair : cette pratique ne respecte pas le Code de droit économique. Pour elle, la présence à la morgue d’agents du groupe A&G implique une influence sur le choix final des familles lorsqu’elles ne connaissent pas de pompes funèbres. Ce qui revient à qualifier, selon le Code de droit économique, ces pratiques de « déloyales tant à l’égard des concurrents qu’à l’égard des consommateurs ».

Médor a voulu donner la parole à la direction du groupe Altenloh & Greindl et à l’hôpital Chirec Delta, qui ont refusé toute interview.

Pour la Fédération des entrepreneurs de pompes funèbres de Belgique (Funebra), cette pratique déloyale n’est pas imputable au groupe A&G mais bien à l’hôpital qui sous-traite sa morgue à une société de pompes funèbres. Jean Geeurickx, trésorier de Funebra, l’affirme : Funebra n’interviendra pas auprès du groupe. Si des sanctions leur sont imposées, les entreprises d’A&G risqueraient de quitter sa fédération, un risque inutile selon lui. Et de toute façon, « si A&G s’en va de la morgue, un autre prendra sûrement sa place », ajoute Jean Geeurickx, pour qui l’urgence est ailleurs : « Il est plus que nécessaire de légiférer sur la gestion des morgues par les hôpitaux. »

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Marin Driguez. Tous droits réservés

Maisons de repos éternelles

La situation des accords entre maisons de repos et pompes funèbres est, elle aussi, en plein flou juridique. Comme les entreprises de pompes funèbres n’occupent pas les lieux dans les maisons de repos, l’analyse est différente.

Proposer à une famille de prendre une entreprise de pompes funèbres plutôt qu’une autre n’est pas illégal en Belgique. Mais la pratique enfreint le code de déontologie de la profession, qui condamne toute tentative de détournement de clientèle. Un code de déontologie rédigé par Funebra.

Cléo Duponcheel, professeure en formation d’agents de pompes funèbres à l’EFP (centre de formation en alternance PME à Bruxelles), raconte : « Lorsqu’on aborde la déontologie en cours, les élèves ricanent. Ils savent, de par leurs stages, que ça ne se passe pas comme ça et que la déontologie n’est pas respectée. »

La Fédération connaît le problème. Jean Geeurickx assure pourtant n’avoir jamais reçu de plaintes écrites et n’avoir jamais dû intervenir pour sanctionner des entreprises de pompes funèbres déviantes. Cette affirmation tranche avec ce que la même Funebra écrit noir sur blanc sur son site internet. Dans la rubrique « Que faire au moment du décès », la Fédération met en garde : « Il peut exister des ententes avec des sociétés de pompes funèbres […] Vous devez refuser et dénoncer ces recommandations faites par ces professionnels : infirmiers, ambulanciers, personnel de chambre mortuaire (morgue), employés de service public, agents de police, pompiers, etc. Ces services, non désintéressés, sont d’ailleurs, une source de profits illicites pour leurs auteurs (commissions occultes) et responsables d’une hausse de votre dépense de plusieurs centaines d’euros. » Donc aucune plainte écrite, juste la mention de commissions occultes…

À Bruxelles, les copains d’abord

Le marché des morts à Bruxelles, c’est environ 9 000 décès par an pour un peu plus de 70 entreprises de pompes funèbres. Si, selon Test-Achats, des funérailles coûtent environ entre 4 000 et 5 000 euros (2018), cela nous donne un marché à plus de 40,5 millions d’euros par an dans la capitale. Qui veut du gâteau ?

Il arrive que des pompes funèbres ne cachent même pas leurs ententes avec des maisons de repos. Thierry Hulsmans, des pompes funèbres à son nom, le dit sans gêne : « Nous travaillons avec plusieurs maisons de repos de la commune. C’est un arrangement qu’on a entre nous. À un moment donné, plus maintenant, j’allais jouer Saint-Nicolas dans une maison de repos. À Noël, on va déposer des pralines pour les infirmières. »

Côté hôpitaux, le cas du Chirec Delta est singulier, mais pas unique. Si à Auderghem l’hôpital a conclu un contrat signé avec le groupe A&G, d’autres hôpitaux de la capitale belge entretiennent des relations plus tacites, cachées. Selon une source anonyme, la morgue de l’hôpital Saint-Pierre entretient un lien étroit avec l’enseigne de pompes funèbres installée juste de l’autre côté de la rue. À peine à une centaine de mètres.

Médor a voulu vérifier ces informations. Direction la morgue de l’hôpital Saint-Pierre à la porte de Hal au numéro 322 de la rue Haute. La couverture employée est simple : notre père va bientôt décéder dans l’hôpital, et nous cherchons donc conseils et renseignements à propos de pompes funèbres. Une liste de ces dernières est alors demandée. Notre source a vu juste : une seule enseigne de pompes funèbres vient à la bouche du personnel présent sur place… les Funérailles Deneyer, celles de l’autre côté de la rue.

En demandant d’autres noms d’entreprise, le membre du personnel cherche alors dans une petite boîte. Trois cartes de visite sont sorties de leur récipient. La première présente l’entreprise Dignity, agissant seulement en Flandre. La deuxième indique Tumulus, une entreprise exclusivement wallonne. La dernière : les Funérailles Deneyer, même rue que l’hôpital. Pour des résidents bruxellois, le choix est vite fait.

Philippe Leroy, directeur général du CHU Saint-Pierre, tient à le préciser : « Une entente au sens institutionnel du terme avec des pompes funèbres, il n’y en a pas. » Il met surtout l’accent sur le fait qu’une enquête interne sera menée. Pour lui, ces pratiques n’ont pas leur place dans son institution.

Durant la crise du coronavirus, le problème de la répartition des morts entre pompes funèbres s’est révélé plus clairement. Certaines entreprises de pompes funèbres ont vu leurs piles de dossiers grimper sur leurs bureaux pendant que d’autres n’avaient que quelques défunts à gérer.

Thierry Hulsmans est catégorique, pendant cette crise, pas question de partager avec les collègues croque-morts. Pour cet entrepreneur, mieux valait travailler deux heures plus longtemps le soir et avoir le client pour lui : « Un client ailleurs, c’est une famille que l’on a repoussée. » Avec 90 corps supplémentaires en deux mois, c’était pourtant trop pour sa structure d’une capacité de 12. « Un week-end, j’avais 38 corps ici. » Il a dû s’organiser en entreposant les corps en trop dans un endroit réfrigéré lui appartenant à Dilbeek, la commune voisine. Un contraste avec son collègue de Molenbeek-Saint-Jean, Stroobant-Levaque, qui n’a eu que très peu de décès supplémentaires pendant la première vague en avril. De son côté, l’entreprise se refuse à travailler avec des maisons de repos ou une quelconque institution. Philippe Levaque, codirecteur de l’entreprise familiale, reste circonspect pour ne pas dénoncer ses collègues : « Faut vivre avec. »

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