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Le port de l’angoisse (3/3)

Anvers à la conquête du monde

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Isabelle Pateer. Tous droits réservés.

Favoriser la croissance du port d’Anvers. Attirer du nouveau trafic de marchandises. Sceller des partenariats, à travers la consultance et la formation. Telles sont les missions de Port of Antwerp International (PAI), qui est notamment actionnaire minoritaire de Porto do Açu, au Brésil, au coeur de notre enquête précédente. Depuis une quinzaine d’années, PAI a implanté Anvers un peu partout dans le monde, avec une prédilection pour Oman et l’Afrique de l’ouest.

En Belgique, le port d’Anvers est le lieu de tous les superlatifs. Second port européen, derrière Rotterdam, avec plus de 220 millions de tonnes de marchandises qui y circulent chaque année. Second complexe pétrochimique mondial (derrière Houston), qui accueille notamment Ineos ou BASF. Plus grande écluse du monde, la Kieldrechtsluis. Poumon économique du pays, avec ses 142 348 emplois directs et indirects, générés par 900 entreprises.
« Si le port n’avait pas pu continuer à croître, il y n’y aurait pas ces 150 000 emplois. On ne le comprend que trop peu ». La citation, épinglée sur le site du port, est de Jacques Vandermeiren, CEO de Havenbedrijf Antwerpen, une société anonyme de droit publique qui gère le port et dont l’unique propriétaire est la ville d’Anvers. Traduction : sans le port, la province qui l’entoure, la Flandre, voire le pays, ne seraient pas ce qu’ils sont.
La stratégie de développement du port ne se limite pas vouloir se transformer en « smart » port, modelé à l’aune des nouvelles technologiques, à accueillir les 3 milliards d’investissements controversés du géant chimique britannique Ineos pour transformer du gaz de schiste en matière première pour l’industrie plastique, ou bien à ouvrir un nouveau dock à Doel, contesté au Conseil d’état par deux associations environnementales. Anvers travaille aussi, via sa filiale Port of Antwerp International à exporter sa marque, son savoir-faire, et son capital et s’implanter dans une batterie de ports à travers la planète.

Batailles navales

À Porto do Açu (Brésil), comme nous l’avons vu dans notre enquête, le port a investi 20 millions de dollars pour monter, dès 2017, au capital de la société qui se charge des opérations de cet ambitieux projet au passé trouble, trempé dans une affaire de corruption qui a secoué le Brésil et où des centaines de familles d’agriculteurs ont perdu leurs terres, souvent sans la moindre compensation et sous la menace des autorités. Avant d’investir, « Anvers a procédé à une évaluation approfondie des risques juridiques et de réputation », nous a déclaré Tessa Major, ancienne responsable des projets portuaires occupant désormais le poste de directrice pour les affaires internationales et l’innovation du Port d’Açu.

En avril 2020, Apache et Médor ont demandé au Port d’Anvers d’accéder aux différentes études effectuées avant la validation de cet investissement. Notre demande a été refusée, à travers une longue réponse stipulant, en essence, que les documents demandés n’avaient pas de lien avec « les tâches publiques du Port d’Anvers » et que l’entrée au capital de Porto do Açu Operaçoes était en fait une « matière commerciale, c’est-à-dire la politique d’investissement qu’exerce le [port] pour attirer à Anvers des nouveaux flux de marchandises et faire croître davantage le port. » Objectif annoncé du refus : ne pas divulguer des informations financières ou commerciales sensibles, qui, rendues publiques, pourrait « nuire » au port dans la compétition commerciale avec d’autres ports rivaux dans le « range nord-européen », c’est-à-dire entre Le Havre et Hambourg. Ces ports, selon Anvers, sont aussi sur la brèche pour investir dans de nouveaux ports, y monnayer leur expertise et attirer des marchandises vers leurs terminaux.


Dans un contexte de compétition rude entre ports européens mais aussi au niveau mondial, Anvers a multiplié, ces dernières années, les partenariats à travers le monde, impliquant, selon les cas, une participation au capital, ou à la gestion et études du port ou bien à la formation du personnel.

La porte de l’Inde

Les choses sérieuses ont commencé dans un pays dont on ne parle pas souvent, le sultanat d’Oman, une pétromonarchie qui dépend du pétrole pour 74 % de ses recettes. Le 29 juin 2009, le gouvernement omani signe un accord avec une joint-venture nommée Consortium Antwerp Port pour opérer le futur port de Duqm (la Port of Duqm Company - CAP). Dans CAP, qui détient 50 % de PDC, on retrouve Port of Antwerp International et la société Rent A Port, spécialisée dans le développement d’infrastructures portuaires et dont l’actionnaire principal est le holding anversois Ackermans&Van Haren (aussi actionnaire de CFE, dont Médor a dénoncé les conditions de travail sur certains chantiers belges). Les deux partenaires sont à 50-50 dans la joint venture.

Stratégiquement situé sur la mer d’Arabie, cet ancien port de pêche est devenu un appât pour les investissements internationaux. Il a l’avantage d’être à mi-chemin entre le sous-continent indien et l’Afrique de l’est, mais aussi d’éviter le détroit d’Ormuz, au sud du golfe persique, où se matérialisent les tensions entre l’Arabie Saoudite et l’Iran (ce dernier menaçant parfois de fermer le port aux tankers de pétrole venus du golfe). Pour Anvers il s’agissait surtout, à l’époque de la signature, de « s’ouvrir à l’Inde, déclarait l’ex-CEO de Rent A Port à la Libre Belgique en 2012. Anvers a perdu la bataille de la Chine, Rotterdam et Hambourg accueillent la majorité des bateaux en provenance de Chine. »

En 2012 et pour une période de 28 ans, le port d’Anvers et son acolyte Rent A Port ont donc signé un contrat pour gérer le développement du port et de la zone industrielle qui l’entoure, avec, comme objectif -clé d’en faire un hub pétrochimique dans la région. La Chine s’est déjà positionnée comme un investisseur important dans le port, dans son vaste projet de recréer les routes de la soie. Les USA ont eux d’ores et déjà un accord pour y stationner leurs navires militaires.

Le vert à Oman

Au sein du conseil d’administration de la Port of Duqm Company, on retrouve aussi Alain Bernard. Cet ex-CEO de la société de dragage et d’ingénierie maritime Deme (détenu par l’entreprise de construction CFE, propriété, elle aussi de Ackermans & Van Haaren) est dans le viseur de la justice belge, cité dans une enquête de corruption dans le cadre de l’obtention d’un contrat de dragage en Russie, aux côtés de trois autres personnes.. Deme prévoit la construction d’une usine d’hydrogène vert à Duqm, obtenu par électrolyse depuis des éoliennes ou des panneaux solaires. Une partie de cet hydrogène vert pourrait repartir vers la Belgique. Objectif : produire entre 250 et 500 MW d’énergie « dans un premier temps ».

Comme le rappelaient nos confrères d’Orient XXI en 2019, les inquiétudes des pêcheurs locaux qui seront sans doute remplacés par un programme de pêche industrielle dédiés à l’exportation, et celles des bédouins dont une partie des terres a été réquisitionnée, ne pèseront pas lourd dans la balance du projet industriel que développent le gouvernement d’Oman à Douqm, qui promet de créer 300 000 emplois dans la région.

Eux et Cotonou


En une dizaine d’années, Port of Antwerp International a conclu des contrats aux contenus variés, allant de l’étude de faisabilité à l’optimisation des ports en passant par du conseil, de la formation voire une prise en main de la gestion du projet dans une multitude de pays : Colombie, RD Congo, Mozambique, Vietnam, Philippines, Inde (quatre projets), Guinée, Côte d’Ivoire, Togo, Nigeria.

L’Afrique de l’Ouest est une région-clé pour le port d’Anvers, avec environ 17 millions de tonnes de marchandises échangées chaque année (une proportion équivalente à celle de la Chine). En Côte d’Ivoire, Anvers a noué une collaboration avec le port de San Pedro, premier mondial en matière d’exportation de cacao. En 2016, le port et la société belge Sea Invest ont investi 6 millions d’euros dans la plateforme logistique.

Continuant son expansion dans cette région, Anvers a également pris en main la gestion, depuis 2018, du port autonome de Cotonou, qui représente 80 % des recettes de l’état. À l’époque, les syndicats du port s’élevèrent contre la décision du gouvernement de céder la gestion de ce joyau public, craignant une privatisation déguisée. Anvers s’est défendu contre cette interprétation, expliquant vouloir « changer les mentalités » dans ce port dont les performances ne convainquaient pas le président béninois Patrice Talon, un homme d’affaires qui a adopté une politique de libéralisation de l’économie. À Cotonou, Anvers s’occupe notamment de former le personnel (à Anvers directement, pour certains), de réorganiser l’administration du port, de diffuser un code de bonne conduite, durant un mandat de trois ans renouvelable.

Fin 2019, Port of Antwerp International a également signé un accord de formation et consultance avec la Nigerian Port Authority, qui gèrent six ports au Nigeria, où transitent notamment le pétrole exploité au large de ses côtes.

Là-bas comme ailleurs, ce qu’Anvers amène aux yeux des autorités de ces pays, c’est un savoir-faire doublé d’une crédibilité internationale. En juillet 2019, interviewé par Jeune Afrique, l’expert en gestion portuaire français Yann Alix expliquait que bon nombre de ports observaient avec intérêt l’expérience de délégation de la gestion menée à Cotonou. Alix donnait alors un nom à ce phénomène dans lequel Anvers est à la pointe : « l’émergence d’une marchandisation de l’autorité portuaire ». Avec l’augmentation des performances comme mesure de la réussite d’une collaboration. Dans cette course aux ports, Anvers n’est pas seul. Son grand concurrent, le Port de Rotterdam, détient, lui aussi, des participations dans un port à Oman et un autre au Brésil.

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