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Le port de l’angoisse (1/3)

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Vue sur une plateforme pétrolière du port, depuis la plage de Barra do Açu.

Gustavo Louzada/Porã imagens. Tous droits réservés.

Entre 2017 et 2019, le port d’Anvers a investi 20 millions de dollars dans Porto do Açu, un port privé brésilien. Objectif : augmenter les échanges avec le géant sud-américain et ses richesses naturelles. Au moment de signer, l’histoire sombre du projet n’a pas pesé lourd dans la balance. Cap sur le littoral de l’État de Rio de Janeiro, entre expulsions forcées, scandale de corruption, pêche en chute libre et promesses d’emploi revues à la baisse.

Au début du mois de mai 2019, des dockers brésiliens, casques blancs et combinaisons rouges, ont extirpé des entrailles d’un puissant navire cargo, le BBC Amethyst, une gigantesque turbine à gaz enrobée dans un emballage blanc frappé du logo Siemens. La turbine avait fait un long voyage. Posée sur une barge à Mülheim, siège des usines du géant allemand, elle avait vogué jusqu’au terminal de Katoen Natie, le géant belge de la logistique portuaire, à Anvers. Là-bas, les dockers l’avaient chargée à bord du BBC Amethyst, aux côtés d’autres matériaux. Le puissant navire battant pavillon d’Antigua-et-Barbuda leva l’ancre, traîna ses 14 000 tonnes et 153 mètres de long sur l’Atlantique et une quinzaine de jours plus tard, arriva à Porto do Açu, district de Saõ Joao de Barra, à 320 kilomètres au nord-est de Rio de Janeiro. Ce n’est pas n’importe quelle turbine qui est arrivée à Açu ce jour-là. Il s’agissait d’une des pièces-maîtresses d’un vaste projet énergétique dont la construction a démarré en 2018. Gas Natural Açu vise à importer du gaz naturel liquéfié sur le site du port, à le regazéifier sur place et à l’envoyer vers deux centrales thermo-électriques qui le transformeront en électricité. D’ici trois ans, elles doivent produire 3 giga-watts (soit, quand ça lui arrive, la pleine capacité de Tihange) et amener du courant à 14 millions de ménages brésiliens. Derrière ce projet juteux, on retrouve British Petroleum, Siemens et une société moins connue : Prumo Logistica. Détenue par le fonds d’investissement américain EIG (76 %) et Mubadala, un des fonds d’investissement de l’émirat d’Abu Dhabi, Prumo chapeaute le développement de Porto do Açu. La première des deux centrales a été notamment financée avec un prêt de 750 millions de dollars de l’International Finance Corporation (le bras financier de la Banque Mondiale).

Un partenaire clé d’Anvers

À l’arrivée de la turbine, le port d’Anvers s’est fendu d’un communiqué de presse pour saluer le bon déroulement du trajet. Une telle annonce n’arrive pas à toutes les cargaisons. Il s’agissait de la première traversée d’un navire entre Anvers et le port brésilien. « Le Brésil, première économie d’Amérique latine et la septième mondiale, est un partenaire commercial clé du port d’Anvers », soulignait le communiqué. Chaque année, 6,4 millions de tonnes de marchandises circulent entre les deux pays via les docks anversois. À Açu, le port d’Anvers a décidé de se mouiller. Cette société anonyme de droit public, entièrement détenue par la Ville d’Anvers, est actionnaire depuis 2017 dans Porto do Açu Operações, une des sociétés de Prumo Logística qui a en charge la gestion du port brésilien. L’opération s’est faite via une de ses filiales, Port of Antwerp International, qui a décidé d’injecter 20 millions de dollars, en deux fois (2017 et 2019) et contrôle aujourd’hui environ 2 % des parts de Porto do Açu Operações. Port of Antwerp International a pour mission de « renforcer des ports étrangers » en y investissant ou en monnayant de la consultance, et, donc, d’asseoir la place d’Anvers sur l’échiquier portuaire mondial. L’investissement a fait l’objet d’une évaluation approfondie, assure-t-on du côté du port. Au moment de lâcher les dix premiers millions, le conseil d’administration connaissait donc au moins en partie le passé tourmenté de Porto do Açu. Depuis 2008, le premier port privé de l’histoire du Brésil, qui se rêve en géant sud-américain, a été éclaboussé par des affaires de corruption, des dégâts environnementaux et a parié sur le transport de minerais de fer et de pétrole pour son avenir. Au milieu du « jeu », des centaines de familles ont été expulsées de force pour bâtir ce « super-port ». L’histoire commence par elles.

La perte des terres

La maison de l’éleveur Reginaldo Rodrieuz Almeida (37 ans) domine une vaste plaine de sable parsemée de buissons épineux et de cactus. Au loin, les grands hangars du port d’Açu brisent l’horizon. Des fils barbelés délimitent une zone industrielle de 90 kilomètres carrés. Derrière la clôture, dans la zone industrielle, les vaches de Reginaldo Almeida paissent. Almeida a été arrêté de nombreuses fois pour avoir emmené ses bêtes là-bas. « Ils disent que nous sommes des intrus, mais ce sont eux qui ont envahi nos terres. » Plusieurs fois, la police l’a accusé de violation du droit de propriété, alors qu’il faisait paître son troupeau sur ce qui était, naguère, ses terres familiales. Il paie même toujours un impôt pour ces trois hectares de terres que le port lui a pris il y a dix ans, à lui et ses sept frères, lors d’une vaste procédure d’expropriation. Sous le soleil brûlant, quelques-unes de ses centaines de vaches blanches et brunes ruminent. Une baratte à lait en plastique noir est remplie à ras bord. Tout en déambulant entre son bétail, l’éleveur raconte comment, soudain, sont apparus dans leur pré une clôture de barbelés et un panneau « entrée interdite ». Il se rappelle sa réaction : « Nous avons enlevé le panneau et l’avons brisé en morceaux. »

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L’agriculteur Reginaldo Rodrieuz Almeida vient juste de traire ses vaches.
Gustavo Louzada/Porã imagens. Tous droits réservés
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Du bétail paît sur une terre industrielle inutilisée juste à côté du port d’Açu.
Gustavo Louzada/Porã imagens. Tous droits réservés

Le panneau qu’il a déchiré et les clôtures arrachées ont été vite remplacés. Mais Almeida a continué à ramener son bétail sur les terres confisquées, souvent au milieu de la nuit, pour tromper les agents de sécurité et les policiers. Cette stratégie lui a valu d’être emmené plusieurs fois au poste de police, sans ménagement, avant d’être relâché le lendemain. Il aimerait bien raconter à un juge comment sa famille n’a jamais reçu d’indemnisation. Mais il n’a jamais vu de juge de sa vie. Sa mère, qui vit plus loin sur la route sablonneuse, nous montre une note qu’elle a reçue il y a plusieurs années, après avoir longtemps pressurisé un fonctionnaire. Le document indique que la propriété de 3 hectares qui lui a été confisquée valait environ 100 000 euros. Elle n’en a pas récupéré un centime.

X comme multiplication

7 900 hectares de terres ont été expropriés dès 2009, entraînant le déplacement de 1 500 familles d’agriculteurs pour permettre la construction du super-port rêvé par le milliardaire Eike Batista, qui se piqua d’incarner l’émergence du Brésil. Son groupe, qui reçut plus de 3 milliards de dollars de prêts de la banque publique brésilienne dans les années 2000, s’appelait EBX. EB pour Eike Batista. X car c’est le signe qui permet de multiplier les richesses. « J’ai un truc spécial avec la nature. Partout où je creuse, je trouve quelque chose », aimait-il raconter. EBX, c’était beaucoup de pétrole, de la logistique et des mines de fer dans l’État de Minas Gerais. En 2006, l’État de Rio de Janeiro lui offre l’opportunité de construire à Açu le premier port privé du pays. Battista promet alors d’attirer 40 milliards d’investissements. Et des emplois par dizaines de milliers. Le port est un maillon logistique dans un projet plus large. Batista veut exporter 25 millions de tonnes de fer par an en Chine, depuis ses mines de Minas Gerais. Açu est idéalement situé. Il entame en 2008 la construction d’un pipeline de 525 km de long pour acheminer les minerais. Au passage, 1 121 terrains sont expropriés. Bien vite, il revend le projet de pipeline et les mines qui vont avec pour 4,6 milliards de dollars au titan minier Anglo American, mais garde le contrôle du port.

« Tirez-lui dessus »

Le destin des agriculteurs riverains du futur port est scellé la nuit du réveillon 2008, alors que les futurs expropriés fêtent le Nouvel An. Le conseil municipal de São João de Barra approuve une ordonnance qui place le 5e district de zone rurale en zone industrielle. Sans la moindre concertation avec les habitants et les agriculteurs, selon un rapport de l’ONG brésilienne Homa (Human Rights and Business Centre), datant de 2015. Un décret fédéral, signé par le gouverneur de l’État de Rio, Sergio Cabral, suit l’année d’après. Les expropriations s’effectuent à une vitesse vertigineuse. En deux ans la zone est vidée. Le gouvernement et le port n’ont pas rechigné à utiliser des méthodes violentes. Des dizaines de policiers et de responsables de la sécurité armés sont régulièrement venus, à cheval, pour chasser les agriculteurs de leurs terres. « C’était Dieu et moi devant huit à dix policiers armés », racontait un paysan en 2013.

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Les ruines des maisons détruites parsèment le paysage autour de Porto do Açu.
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Le jour de l’expropriation, Wauter Alves Barreto (92 ans), un voisin d’Almeida, se retrouve face aux forces de l’ordre. « Tirez-lui dessus », n’a pas hésité à crier un policier. Ses champs, où poussaient le maxixe (une variété brésilienne de concombre) et les ananas ont été détruits par un tracteur. « Je ne remettrai plus jamais les pieds sur ma terre. » Barreto n’est pas mort, mais il ne s’est jamais remis du choc vécu ce jour-là. Le processus légal utilisé pour chasser Almeida et ses voisins comportait de sérieuses failles. Un des décrets d’expropriation a été émis avant même que la terre n’ait changé d’affectation. Il est apparu plus tard que Codin, l’organisme gouvernemental chargé de vendre les terres expropriées au port, en avait déjà revendu une partie avant même que le décret d’expropriation n’ait été publié, selon Rodrigo Pessanha, l’avocat de centaines de familles toujours en procès contre le port.

0,3 € du mètre carré

La plupart des habitants n’ont pas reçu de compensations. Et ceux qui en reçurent ont obtenu 1,90 réal (0,3 €) par mètre carré de la part de l’État, en moyenne, affirme Marcos Pedlowski, professeur de géographie à l’Université d’état du Nord Fluminense (UENF) et observateur du projet de port depuis une décennie. La perte de revenus entraînée par la dépossession de leurs terres n’a jamais été prise en compte. Selon le Human Rights and Business Centre, il s’agit d’une violation de la Constitution, qui garantit des compensations justes en cas d’expropriation.

(rendez-vous demain, pour le deuxième épisode)


Jan Walraven (éditeur d’Apache.be) a collaboré à cette enquête.

Cette enquête a été réalisée avec le soutien du Fonds Pascal Decroos voor Bijzondere Journalistiek. Info : www.fondspascaldecroos.org

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Un panneau « entrée interdite » offre de l’ombre à de jeunes veaux.
Gustavo Louzada/Porã imagens. Tous droits réservés

Cette enquête a été réalisée avec le soutien du Fonds Pascal Decroos voor Bijzondere Journalistiek. Info : www.fondspascaldecroos.org

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