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Rouyer jeunesse !

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Claude Rouyez. Tous droits réservés.

Les photos de Claude Rouyer mettent en scène sa progéniture au cœur de l’arboretum de Tervuren. Souvent dérangeant, son travail interroge le rapport de l’artiste à ses proches.

Certains artistes photographient des inconnus. Claude Rouyer, elle, travaille avec ses trois enfants (12, 15 et 19 ans). Quelle différence avec les albums de famille dont les clichés sépia pourrissent dans les greniers ? Claude Rouyer les fout au feu : « J’ai essayé une fois les photos de vacances : plus jamais, ça m’a terrorisée. C’est de l’archivage déprimant qui rend la mémoire figée, réductible au support. » Son truc, ce serait plutôt de « fabriquer des images » dont ses enfants incarnent les personnages. C’en est presque devenu routinier : quand maman a la vision d’une scène, elle embarque ses fils et sa fille pour une balade en forêt. À cinq minutes à vélo de chez eux, l’arboretum de Tervuren s’étend sur une centaine d’hectares, plantés au début du XXe siècle sur un terrain de Léopold II. « Avec son délire sur les colonies, il a voulu un espace rempli d’essences d’arbres du monde entier. Ça m’évoque le Moyen Âge, qui m’inspire parce que les forêts y étaient bien plus vastes, et l’homme se sentait perdu face à la nature. À l’école, on nous l’a injustement vendu comme une période sans intérêt. » La troupe n’est pas du genre à se prendre en selfie entre deux clairières, #promenade, #nature.

Plutôt à forger des saynètes étranges. Parfois, les enfants se vêtent d’un sachet en plastique, de morceaux de poupées. Souvent, ils apparaissent torse nu. Leur corps est utilisé comme « un témoignage, un repère ». L’auteure n’a aucun problème à ce que ses images procurent du malaise : « Je suis contente quand on me dit qu’elles en contiennent un peu. Je suis attentive au cadrage, à ce que ce soit beau, mais s’il n’y a que ça, ça n’a aucun intérêt. »

L’anti-selfie

Pour Gordon War, photographe et animateur à la Maison de la culture de Tournai, ce travail « parle de l’intime par un savant dispositif, avec une théâtralisation pleinement assumée. En ces temps de “selfisation” frénétique, parler de sa famille de la sorte, c’est assez rare pour être épinglé ».

Si ces photos contiennent indirectement des souvenirs personnels, elles ne constituent pas pour autant des portraits de famille. Lors d’une exposition des œuvres, comme au festival de Belo Horizonte ou à la PH21 Gallery de
Budapest, les enfants « se sentent fiers ou impliqués », indique Clau­de Rouyer. « Mais si le public les reconnaît et les interpelle, ils prennent la tangente. Pour eux, ils sont acteurs bénévoles, rien de plus, et l’image ne les montre pas en tant que personnes. » Elle s’assure de leur approbation préalable, pour éviter la gêne. Malgré ces précautions, la nudité de ses enfants a déjà provoqué des critiques : « On me dit que c’est tendancieux mais moi je ne cherche pas à les érotiser. Eux, ils ne se rendent pas compte. Pour l’instant, c’est de l’ordre du jeu. Mais moi, j’ai le recul nécessaire et ça ne m’embête pas si mon travail dérange. On est gavés d’images… alors, à quoi bon en fabriquer si elles n’ont pas d’effet ? »

« Le parcours, on s’en fout »

Cette collaboration dure depuis l’enfance, et l’artiste espère la prolonger durant l’âge adulte, « même si, depuis l’adolescence, je rame parfois un peu à les motiver ». Comme la découverte de l’arboretum, ça a commencé un peu par hasard, sans calcul (« mon parcours, on s’en fout, non ? ») : faute de place pour un atelier dans sa petite maison, Claude Rouyer trouve en l’appareil photo un outil magique pour rendre des images mentales concrètes. « Parfois, c’est très trivial. Par exemple, il neige, on se dit que ça ne risque pas de se reproduire de sitôt et hop ! on s’en sert pour un personnage de fantôme. » Ces sessions en forêt, très courtes pour rester spontanées, ne se déroulent pas toujours comme pressenti. « Il arrive que mes enfants sauvent l’image que j’avais en tête, qui ne fonctionnait pas, en faisant un truc complètement imprévu », confesse l’artiste, qui revendique cet aspect « de l’ordre du grotesque, qui est un cousin de la poésie ». Elle adore d’ailleurs le poète belge Maurice Maeterlinck, dont elle va prochainement illustrer le recueil Serres chaudes. « Ce n’est pas en allant regarder des photos que je nourris mon imaginaire mais en lisant, en contemplant des illustrations. »

Certains rapprochent d’ailleurs le travail de Claude Rouyer de l’univers des contes. Difficile de ne pas également penser à la photographe Irina Ionesco, dont la fille de 4 ans, Eva, posait nue… avant d’intenter un procès à sa mère 46 ans plus tard. Claude Rouyer, à l’inverse, fait « le maximum pour que les corps ne soient pas trop nus ou crus. Interroger la sexualité en famille serait une démarche terriblement malsaine et nous sommes très pudiques ». Après tout, de nombreux parents placardent leur progéniture sur Facebook. Dans un registre plus consumériste, sur la chaîne YouTube au million d’abonnés « Studio Bubble Tea », un père filme quotidiennement ses gamines de 9 et 4 ans tester des jouets. À l’ère du numérique, la notion de droit à l’image n’a jamais été aussi floue.

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