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À l’ombre des pandas

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Le zoo Pairi Daiza est le site touristique le plus populaire de Wallonie. Son fondateur Eric Domb a l’ambition girafante : il veut construire une zone hôtelière, faire venir une nouvelle route et une gare TGV. Mais les voisins du parc se rebiffent. La guerre est déclarée.

Le petit train à vapeur amorce son virage en bas du talus, traînant derrière lui un nuage de fumée blanche et une horde de touristes aux anges. Philippe contemple le spectacle d’un air blasé. Il sait qu’il reverra passer ce train vingt fois aujourd’hui, et qu’il en sera de même demain et tous les autres jours jusqu’à ce que l’hiver revienne. Les arbres qu’il voyait autrefois depuis sa fenêtre ont été abattus. L’année prochaine, un mur de huit mètres de haut devrait se dresser à la place. Un mur, et derrière lui un hôtel, pour dormir au milieu des loups et des ours polaires. De quoi appâter les foules vers le « Wilderness » : le nouveau monde que s’apprête à créer Pairi Daiza sur ses terres hennuyères.

Nous sommes à Cambron-Casteau, un petit village de l’entité de Brugelette, à mi-chemin entre Ath et Soignies. Lorsqu’il s’est installé ici, il y a vingt-cinq ans, Philippe Craps pensait avoir définitivement renoncé au bruit et aux tourments de la ville.

Le Bruxellois était loin de se douter que l’abbaye voisine, cachée derrière les arbres, allait se transformer quelques années plus tard en un parc zoologique grandiose, avec plus de cinq mille animaux exotiques et 1,8 million de visiteurs annuels, prêts à traverser tout le pays pour venir arpenter ces allées et emprunter ce petit train. Il maudit désormais tous les jours Eric Domb d’avoir jeté son dévolu sur cette région. À l’époque pourtant, peu de gens auraient misé sur la réussite d’un tel projet dans un endroit pareil.

Des perroquets à l’abbaye

C’est au début des années 90 que le jeune Eric Domb découvre le site abandonné de l’abbaye cistercienne de Cambron. Dans cette partie du Hainaut occidental, connue sous le nom de « Pays vert », on cultive une forme de convivialité rurale et une agriculture familiale fondée sur des exploitations à taille humaine, à mille lieues des bêtes sauvages et du tourisme de masse.

L’avocat bruxellois tombe sous le charme de cette abbaye en ruine, perdue au milieu des betteraves et des champs de pommes de terre. La tour branlante, les murailles en pierre, les souterrains, la crypte, l’étang et la rivière… Le jeune homme déprimé trouve un nouveau sens à sa vie dans ce lieu enchanteur et décide de le transformer en un monde féerique, capable de transmettre aux visiteurs l’amour de la nature qui l’anime depuis toujours. « Ma vie d’alors ressemblait à un long sommeil sans rêves ni cauchemars, raconte-t-il. Je considère que je suis né ce jour-là, à 32 ans, quand j’ai découvert ce lieu. Le monastère au bois dormant me murmurait “Prends-moi, tire-moi de ma léthargie, ranime-moi de ton souffle !” » Eric Domb répondra à cet appel. Son existence et celle du Pays vert ne seront plus jamais les mêmes.

Eric Domb abandonne alors le Barreau et contracte un emprunt important pour lancer son projet. Le parc « Paradisio » ouvre ses portes le 11 mai 1994. Il attire 162 000 visiteurs sur le site durant cette première saison.

À l’époque, personne ne donne cher de ce doux rêveur inexpérimenté et de son parc en chantier qui présente des oiseaux exotiques dans de grandes volières. Eric Domb, lui, continue de croire à sa destinée. Il crée la surprise cinq ans plus tard en faisant entrer « Paradisio » à la Bourse de Bruxelles, levant 400 millions de francs belges (10 millions d’euros) qui lui permettront de donner un coup de fouet au développement du parc.

OPA sur les hippos

Le flot de visiteurs ira crescendo d’année en année. Paradisio se transforme petit à petit en un véritable zoo, avec des lions, des éléphants, des hippopotames, des gorilles… En 2010, le parc prend le nom de Pairi Daiza (« Jardin clos » en vieux persan). Cinq ans plus tard, Eric Domb et son associé – le milliardaire flamand Marc Coucke – lancent une OPA sur toutes les actions en circulation, redevenant pleinement propriétaires du parc et le faisant définitivement sortir de Bourse.

Pairi Daiza n’en a pas fini de grandir. Il représente aujourd’hui près de 400 emplois directs et peut se targuer d’être devenu le site touristique le plus populaire de Wallonie. Pour son vingtième anniversaire, le parc s’est offert le coup de pub du siècle en faisant venir chez lui deux pandas géants prêtés par la Chine. Les deux ursidés furent accueillis à Zaventem comme de véritables chefs d’État par le Premier ministre Elio Di Rupo en personne. L’affaire alla même jusqu’à provoquer un problème communautaire avec le zoo d’Anvers qui cria à la concurrence déloyale.

Grâce à une politique d’acquisition foncière autour du domaine de Cambron, le parc va pouvoir s’étendre au-delà des murs de l’abbaye et développer de nouveaux « mondes » dans les prochaines années. Le projet « Wilderness », qui devrait voir le jour dès l’an prochain, marque une étape importante pour toute l’équipe d’Eric Domb. C’est en effet la première fois que des visiteurs vont pouvoir dormir dans l’enceinte du parc, ce qui correspondait à une demande, depuis très longtemps, d’une partie de la clientèle.

D’ici cinq à six ans, pas moins de 500 cham­bres devraient voir le jour à Pairi Daiza. Une nouvelle aventure pour le parc et une gageure pour les riverains. Dans les villages alentour, on commence à se demander sérieusement où cet étrange voisin s’arrêtera et s’il s’est fixé une limite dans sa conquête de l’espace et du temps.

Village fantôme

À Cambron-Casteau, le temps semble définitivement figé à une époque où le téléphone portable n’existait pas. La rue principale est déserte. Le dernier bar du patelin, « L’Abbaye », est fermé depuis longtemps, en témoignent la pancarte « À vendre », qui moisit à la fenêtre, et le numéro de téléphone de l’agence immobilière, qui ne doit pas sonner très souvent.

La barrière qui sépare le village du parc passe en contre-bas. Deux cigognes ont réussi à passer au travers. Elles ont pris leurs quartiers dans un champ près de la maison de Philippe Craps, et se promènent de temps en temps sur le toit des maisons, comme de vulgaires hirondelles annonçant le printemps. « Elles sont plus à l’aise ici que dans le parc, ricane Philippe Craps. Vous pouvez construire la plus belle prison du monde, les prisonniers chercheront toujours à en sortir. »

Témoins directs de la vie interne de Pairi Daiza, les habitants rivalisent d’anecdotes sur leur encombrant voisin. La plus mémorable d’entre elles est sans doute cette évasion spectaculaire d’une colonie de sapajous, ces petits singes d’Amérique centrale, qui échappèrent à la vigilance des gardiens du parc pour trouver refuge dans quelques recoins du village. « On en a retrouvé un planqué dans la cuisine du café », se souvient Philippe Craps. « Il était en train de dévaliser le frigo ! »

On n’a pas encore vu de reptiles ni de félins carnassiers dans les rues de Cambron-Casteau. Mais on entend les rugissements et les bruits de la jungle, la nuit, quand on s’endort. « Ça donne l’impression de vivre dans une contrée exotique », s’amuse Nicolas, un des voisins. Pour le reste, les habitants n’ont guère envie de rire. « Plein de gens en ont marre et quittent Cambron », explique Philippe Craps. « Le prix des maisons a complètement chuté, c’est terrible ! Plus personne ne veut subir les nuisances quotidiennes du parc. »

Chaque jour, en effet, en pleine saison, le village est traversé par des dizaines de visiteurs qui arrivent par le train. Malgré les panneaux enjoignant de respecter la tranquillité des habitants, certains font preuve d’incivilité et laissent traîner cannettes et déchets en pleine rue, les jetant parfois même dans le jardin des gens. Jusqu’à l’année dernière, on déplorait surtout un flot incessant de voitures, car les visiteurs venant du sud étaient obligés de traverser Cambron pour atteindre le parking et l’entrée du parc.

Une solution a depuis lors été trouvée. La Région wallonne a construit une nouvelle route, la « route des pandas », qui contourne le village par le sud, et permet aux voitures d’atteindre Pairi Daiza sans traverser Cambron.

Le même problème continue toutefois de se poser à Gages, un village à deux kilomètres de là, qui subit le passage des voitures venant du nord. Gages réclame aussi sa route de contournement, ce qui a provoqué une réaction en chaîne et a créé une véritable guerre de tranchées, opposant le parc, les pouvoirs publics et plusieurs comités de riverains.

Non-sens environnemental

Où que l’on se trouve sur le territoire belge, arriver jusqu’à Pairi Daiza est loin d’être une mince affaire. Une fois quittée l’autoroute E429 qui relie Bruxelles à Tournai, les automobilistes s’enfoncent dans la campagne hennuyère, enchaînant les routes à deux bandes à 50 km/h, avec pour seul méridien la tour en ruine de l’abbaye de Cambron, que l’on distingue à l’horizon.

Après Ghislenghien et Silly, l’automobiliste emprunte la « route de la sucrerie », nommée ainsi à l’époque florissante de l’ancienne sucrerie de Brugelette, où les camions chargés de betteraves y circulaient chaque jour dans les deux sens. C’est cette route qui, dans son dernier tronçon, traverse le village de Gages. Cette même route que les habitants aimeraient voir supprimée de l’itinéraire officiel vers Pairi Daiza.

Il y a quelques mois, les bourgmestres d’Ath, de Silly et Brugelette se sont mis d’accord avec la direction du parc pour réclamer à la Région wallonne la construction d’une nouvelle route qui éviterait les villages. Le parc payerait pour l’achat des terres à exproprier. La Région mettrait les 30 millions d’euros nécessaires à la construction de la route proprement dite.

Les habitants de Gages peuvent donc respirer. Sauf que leur demande a suscité une levée de boucliers dans le reste de la région où l’on accueille ce projet avec un mélange d’effroi et de circonspection. Si tout le monde s’accorde sur la nécessité de soulager les habitants de Gages, les habitants de Brugelette et de Gibecq se deman­dent pourquoi il est nécessaire de construire pour cela une nouvelle route de 10 kilomètres qui passerait à travers champs, exproprierait des agriculteurs et bouleverserait durablement la vie rurale de l’entité.

« Ces dernières années, on a pas mal travaillé pour mettre en valeur la dynamique rurale dans la commune », explique Andrée Vos, une habitante de Brugelette, membre de l’un des comités de riverains opposés à la route. « On a rouvert des sentiers de promenade. On a travaillé à promouvoir la mobilité douce et les produits locaux… Maintenant on devrait casser tout cela et défigurer le paysage pour construire une route qui va drainer plein de voitures vers une nature artificielle, et des animaux importés de l’autre bout du monde. C’est un non-sens environnemental ! C’est un modèle de développement à mille lieues des réalités du monde d’aujourd’hui et des impératifs de réductions de CO2 ! »

D’autant que rien ne prouve, à l’heure actuelle, que cette route résoudra les problèmes de mobilité liés au parc. « Aucune étude d’incidence n’a été faite, déplore ainsi Luc Norga, un autre mem­bre du même comité. Oui, il y a un problème à Gages et il faut construire un tronçon de déviation pour soulager ses habitants. Mais, pour le reste du projet, nous pensons qu’il est aberrant de se lancer dans la construction d’une route aussi longue sans s’appuyer sur une étude de mobilité digne de ce nom. Il y a des alternatives. On pourrait rénover la route de la sucrerie et se limiter à créer une déviation pour éviter Gages. Malheureusement la Région et le parc ne veulent pas en entendre parler. »

Le dossier a pris une ampleur démesurée dans la région. Après une campagne d’affichage, des tracts et une manifestation menée devant l’entrée du parc à la fin septembre, plusieurs membres des comités de riverains ont fait état de menaces et d’intimidation à leur encontre. Il y aurait eu du chantage à l’emploi, des tracasseries administratives… Mais ceux qui en ont fait état ont tous refusé d’être cités par peur de représailles.

Alors que les comités mènent campagne contre la route, Pairi Daiza a, de son côté, lancé une pétition pour s’assurer que le projet se concrétise. Des employés du parc, en uniforme, ont ratissé les campagnes alentour pour faire signer cette pétition. « Il n’y a qu’une toute petite minorité qui s’oppose au projet, estime ainsi Eric Domb. Et leurs arguments ne tiennent pas la route. C’est une réaction de NIMBY (“Not In My BackYard”, pas dans mon arrière-cour). Ils prétendent défendre la “ruralité” mais, en réalité, ils sont tout simplement opposés à l’existence de Pairi Daiza. Ils veulent nous empêcher d’exister et de nous développer. »

Les riverains, eux, se défendent de toute vélléité à l’encontre du parc. « Nous ne sommes pas contre Pairi Daiza, poursuit Luc Norga. Nous sommes contre la manière dont ce parc se développe et contre la manière dont la Région wallonne suit Eric Domb dans tous ses projets sans tenir compte des autres paramètres. La Région voit Pairi Daiza comme une vitrine de la Wallonie et, pour cela, elle est prête à tout, y compris à construire une route inutile au détriment des habitants et de la vie rurale. »

Car la route n’est qu’un des nombreux exem­ples auxquels les riverains font référence. Il y a quelques années, Eric Domb avait également lancé l’idée d’une gare TGV, à construire sur la ligne Bruxelles-Paris qui passe à quelques kilomètres de là. Les pouvoirs publics l’avaient suivi. « Il y a beaucoup d’exemples similaires en France, où l’on trouve des gares TGV desservies une ou deux fois par jour dans des zones très isolées, explique ainsi le ministre wallon de l’Aménagement du territoire Carlo Di Antonio (CDH). Nous avons étudié le projet à l’époque avec Elio Di Rupo et Jaqueline Galant, et nous l’avions trouvé intéressant. Cette gare aurait permis de desservir Pairi Daiza, mais elle aurait aussi servi aux habitants de la région qui auraient pu prendre le TGV pour la France directement près de chez eux, sans avoir à monter vers Bruxelles pour cela. »

Gare au frigo

Au final, le projet ne figure pas dans le plan d’investissement du nouveau ministre fédéral de la Mobilité François Bellot (MR). Il est donc au frigo pour l’instant, ce qui n’est pas le cas de la route, projet pour lequel les permis devraient être déposés avant la fin de l’année. « La prudence recommanderait sans doute de se limiter, dans un premier temps, à construire le premier tronçon – celui du contournement de Gages – et de continuer à utiliser la route de la sucrerie pendant une saison supplémentaire, poursuit Carlo Di Antonio. Mais les bourgmestres et le parc veulent avancer rapidement dans ce dossier. Cette volonté d’aller vite est aussi la raison pour laquelle nous n’avons pas effectué d’étude d’incidence. Il n’est pas obligatoire d’en réaliser une pour une voirie secondaire. Et si on en faisait une, cela retarderait encore le dossier. »

Eric Domb espère en effet pouvoir compter sur la nouvelle route dès l’an prochain, en même temps que l’ouverture de Wilderness. Le patron du parc offre d’ailleurs un prix trois fois supérieur au prix du marché aux agriculteurs possédant des terres sur le futur tracé. Une manière de contribuer à l’ouvrage que va réaliser la Région wallonne tout en s’efforçant, dit-il, d’indemniser les agriculteurs de manière juste. « Personne ne sera spolié, explique Eric Domb. Nous allons débourser 800 000 euros pour cela. Aucune exploitation ne va disparaître. On ne parle que de quelques dizaines d’hectares à exproprier. »

Mais si aucune ferme ne va disparaître, l’accès à la terre est aujourd’hui le problème numéro un dans l’agriculture, où les prix ont littéralement explosé ces dernières années. « On a déjà été exproprié pas mal ces dernières années avec la construction de la ligne TGV, maintenant c’est rebelote pour cette route. Quelle sera la prochaine étape ? », se demande Bertrand Windels, agriculteur à Gibecq, potentiellement concerné par le passage de la route.

Grignotage

« On minimise la quantité d’hectares à exproprier, mais on oublie de parler du contexte », ajoute Gwenaëlle Martin, habitante de Gibecq et coordinatrice politique à la Fédération agricole Fugea. « Les agriculteurs de la région sont pris d’un côté par l’extension de Pairi Daiza, et de l’autre par un zoning qui est également en train de s’étendre. On parle d’accaparement des terres dans les pays en voie de développement, mais il a lieu aussi chez nous de manière beaucoup plus subtile. Petit à petit on grignote les terres agricoles, et on touche directement les petites exploitations qui, comme c’est le cas dans cette région, sont dans une démarche d’agriculture à taille humaine et respectueuse de l’environnement. Il faut savoir ce qu’on veut comme modèle de développement. Promouvoir une entreprise comme Pairi Daiza au nom de l’emploi c’est bien. Mais l’agriculture, c’est aussi des emplois. Et si l’on veut des produits de qualité dans nos assiettes, il faut aussi prendre en compte la dimension agricole quand on pense au développement économique et à l’aménagement du territoire. »

Alors que le parc plaide la bonne foi et exprime une volonté d’apaisement avec ses voisins, les comités de riverains parlent de « mauvaise gouvernance » et d’intérêts privés qui prennent le dessus sur l’intérêt public. Le compte à rebours est lancé pour le dépôt des permis. Les riverains veulent à tout prix éviter que cette étape ne soit franchie. « Le jour où les permis seront déposés, il sera trop tard, estime Luc Norga. Il y aura une enquête publique, mais notre marge de manœuvre sera alors très faible. Nous ne voulons pas donner notre avis sur un tracé, nous voulons que cette route ne soit pas construite et nous voulons réfléchir à des alternatives. »

Pour faire barrage à la route, les riverains vont désormais tenter d’impliquer d’autres associations de la région dans leur combat. Pairi Daiza, lui, a fermé ses portes pour l’hiver. La bataille continue de part et d’autre. La partie est loin d’être achevée.

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