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La Flandre n’existe pas

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Tom Verbruggen. Tous droits réservés.

Vingt-cinq pour cent de parts de marché, plus de 600 000 spectateurs par épisode. La diffusion de Bevergem est un énorme succès pour la VRT. Pourtant, il s’agit d’un véritable pari. Bevergem est la première série télé en dialecte diffusé par la chaîne publique flamande. Et sans sous-titrage, surtout. Le linguiste Rob Belemans s’interroge sur les liens entre langue et culture populaire. Ce succès, passé totalement inaperçu côté francophone, prouve que la Flandre n’existe pas, si ce n’est comme un assemblage de parlers locaux.

La maison de production De Wereldvrede a ajouté un titre épatant à la liste des séries de qualité produites en Flandre. Les aventures d’une petite communauté dans le village fictif de Bevergem ont reçu un accueil particulièrement enthousiaste. Il faut dire que le synopsis a de quoi intriguer : « Bevergem est une série de fictions sur un village de Flandre-Occidentale peuplé d’habitants dévoyés, uniquement animés par la vanité et une ambition malavisée. Un beau jour, le comédien de stand-up Freddy De Vadder décide de s’y installer. Pourquoi ? Personne ne le sait. Lui-même n’en dit rien. Entre lui et les “Bevergemois” existe un monde de différence. » Bevergem est aussi basé sur une audace : tout tourner en dialecte local et diffuser sans sous-titre.

Même programmés quelque peu en retrait sur Canvas, les huit épisodes diffusés à partir de septembre 2015 ont tous été suivis par environ 600 000 téléspectateurs. La promo incessante de Bart Vanneste (alias Freddy De Vadder) et de ses collègues acteurs de Flandre-Occidentale y est peut-être aussi pour quelque chose. Dans pratiquement tous les talk-shows diffusés sur Één et sur Canvas, jusqu’aux dernières minutes de l’année télévisuelle, ils n’ont cessé de nous convaincre de la qualité et du caractère unique de Bevergem. Mais cette particularité est devenue une tradition plus qu’une exception : cela fait dix ans que les téléspectateurs flamands s’abreuvent en grand nombre de séries de qualité produites localement.

En se limitant à l’offre des deux chaînes de la VRT et sans compter les séries policières et judiciaires, la liste est assez impressionnante. Pas besoin de statistiques pour voir le rôle pionnier joué par la société de production Woestijnvis. Des séries comme le mythique FC De Kampioenen, qui chronique les mésaventures désopilantes d’une équipe de football pathétique ou De parelvissers, sur l’histoire trouble d’une… boîte de production à succès, ont contribué à aménager une place croissante à la fiction télévisée flamande sur la chaîne publique. Et les chaînes privées ne sont pas en reste.

L’une des dernières séries humoristiques en date, Den elfde van den elfde, diffusée en début d’année sur la Één, se situe, comme Bevergem, dans un village fictif. Mais elle se situe cette fois dans un no man’s land linguistique : les acteurs parlent une langue sans spécificité régionale extrême, entre un flamand standard et dialectal. En d’autres termes, on n’y entend pas de flamand occidental ou de limbourgeois.

Le choix des réalisateurs de Bevergem de sélectionner les acteurs pour qu’ils parlent tous leur variante locale du flamand occidental est donc d’autant plus notable. Est-ce une des raisons de la popularité de la série ? À première vue, non, car l’audience a été bien plus haute en Flandre-Occidentale que dans les autres provinces flamandes. La VRT elle-même supposait apparemment aussi que le flamand occidental non sous-titré serait un obstacle à la bonne compréhension, car elle a fait doubler entièrement un épisode (en ligne) en limbourgeois, fin octobre. Mais la question reste : pourquoi une chaîne publique qui s’impose de strictes normes linguistiques a-t-elle donné son blanc-seing à Bevergem ? Ce choix décèlerait-il inconsciemment un changement dans le regard posé sur la culture populaire en Flandre ? Qu’en attendons-nous (NDLR : le spectateur flamand) au juste ?

La VRT et ses règles linguistiques

Ce n’est pas que l’on n’ait jamais entendu de dialectes ou d’accents régionaux à la télévision flamande, évidemment. Au contraire, la VRT/BRT a une longue tradition de dialecte et de langage marqué régionalement dans des séries de fiction. Ses feuilletons comiques ont toujours compté des personnages du peuple qui pouvaient parler un dialecte pur ou une langue intermédiaire à forte résonance régionale. C’était le casting type du personnage populaire flamand peu éduqué, et souvent un peu grossier. Mais leur idiome provenait systématiquement de la zone centrale entre Anvers, Gand, Bruxelles et Louvain. Le flamand occidental et le limbourgeois étaient toujours évités. C’est Michaël R. Roskam qui a rompu avec cette tradition en 2011 en tournant son premier film, Rundskop, intégralement en limbourgeois de Saint-Trond, sa région natale. Une brèche s’est alors ouverte pour la conception d’une série télé se déroulant de bout en bout dans un même coin de campagne flamande et dont les personnages s’expriment dans une langue régionale périphérique. Mais Roskam a sous-titré son film – Dieu merci – tandis que le casting de Bevergem a choisi de poser un geste expérimental.

Ce faisant, la VRT a aussi osé prendre des libertés par rapport à sa propre charte linguistique de 2012. Cette charte est la dernière version en date de la politique linguistique appliquée depuis des décennies par la chaîne publique, qui avait autrefois lancé des campagnes de promotion de la langue standard pour inculquer aux Flamands un néerlandais formel et distingué, mais qui s’est assouplie peu à peu à partir de la fin du XXe siècle. La charte linguistique de 2007 affirmait encore « la volonté de la VRT d’être et de rester la norme de la langue standard », mais autorisait aussi l’usage de la langue non standard « pour les personnages caricaturaux, et exclusivement en fiction, si c’est indispensable ». Selon Ruud Hendrickx, conseiller linguistique de la VRT, cette exception voulait dire que le dialecte et le langage intermédiaire avaient droit de cité dans les fictions pour adultes par souci d’authenticité. La charte linguistique de 2012, en vigueur actuellement, est encore moins stricte. Elle indique que tous les collaborateurs de la VRT « peuvent avoir un léger accent dans la langue standard », mais sans pour autant « tomber dans la langue intermédiaire et le dialecte ». Pour la fiction et l’humour, la règle veut désormais que la VRT « utilise toutes les variantes du néerlandais, en restant attentive à l’intelligibilité ».

Pourtant, on peut dire beaucoup de choses du flamand occidental de Bevergem, mais pas qu’il soit une « variante du néerlandais » – de la langue néerlandaise standard, s’entend – ni qu’il soit intelligible hors Flandre-Occidentale. Cette expérimentation de Canvas constitue donc bel et bien une entrave à la charte, mais une entrave pour laquelle les téléspectateurs flamands ne sanctionnent clairement pas la chaîne publique. Aimons-nous donc le dialecte à la télévision ? Le dialecte gagne-t-il en popularité, alors que même en Flandre-Occidentale il perd justement du terrain à cause de l’immigration intra- et internationale et des mariages linguistiquement mixtes ? Ou est-ce cette notion magique d’authenticité qui nous fait fondre collectivement ?

Ma campagne de Flandre

Non, la langue de Bevergem semble plutôt être un cas extrême de cette autodérision relativisante dont les téléspectateurs flamands ont apparemment besoin pour manifester un intérêt de masse pour la fiction humoristique télévisée. En Flandre, nous aimons par dessus tout rire de nous-mêmes, mais dans un environnement dont on peut se rassurer que l’autre ne le comprend pas et ne peut donc se moquer de nous. Toutes ces séries de fiction produites chez nous mettent systématiquement en scène des Flamands blancs archétypiques dans des décors qui font partie de notre patrimoine culturel : les courses de village, les équipes de football de café, les kermesses, les jeux populaires, le théâtre populaire, les processions, les défilés, les fanfares de village, la classe moyenne, l’entreprise agricole… Le populaire, c’est ce qui nous appartient. L’idiome flamand fonctionne ici comme une sorte de langue secrète : ceux qui ne comprennent pas suffisamment notre fiction pour en saisir les nuances n’ont pas non plus le droit de rire de nous avec nous. En ce sens, la compréhension de l’humour télévisé flamand aurait pu être le test d’intégration ultime. Si cela est vrai, la phrase du penseur calviniste du XIXe siècle Nicolaas Beets, « ce qui est véritablement populaire ne s’adresse pas seulement au Peuple, mais à Tous », ne vaut pas pour la Flandre. Ici, il faut d’abord être des nôtres avant d’avoir accès au populaire.

Une deuxième caractéristique de notre fiction humoristique est de peindre un tableau plutôt fictif de qui nous sommes. Si la ville est souvent le décor des séries dramatiques policières et judiciaires, les productions humoristiques sont généralement situées dans la campagne. Même si la Flandre est aujourd’hui la région la plus densément urbanisée d’Europe, où nature et campagne sont coincées entre agrégats de noyaux d’habitat, de zones industrielles et d’infrastructures routières, nos productions de fiction continuent à faire comme si Espace, Nature et Campagne abondaient. Il faut donner l’impression que c’est là, à la campagne, que se trouve la Flandre authentique et se jouent les situations comiques dont elle est le théâtre. Dans le sofa de notre salon douillet de maison mitoyenne de cité-dortoir, d’où nous faisons tous les jours la navette jusqu’au travail, nous nous divertissons d’une tradition inventée bien reconnaissable sur la Flandre profonde. En même temps, cette fiction crée une distance sécurisante par rapport à notre propre situation d’habitation et de vie. Car c’est là-bas, dans cette Flandre rurale bucolique peuplée de Flamands au dialecte savoureux, que toutes ces choses risibles se passent. Quand le décor devient un peu plus reconnaissable – des bureaux, une petite agglomération –, l’humour cible tout de suite un public plus pointu. Le miroir est alors placé plus près du téléspectateur, pour qu’il s’y reconnaisse plus distinctement.

La langue utilisée dans toutes ces fictions populaires soutient cette construction idyllique de la Flandre authentique. La langue orale aux accents régionaux – et depuis peu, même, le dialecte pur – contribue au naturel des personnages et à leur ancrage non urbain. Ici aussi, l’effet est double : nous reconnaissons ce qui se joue en même temps que nous ressentons une distance protectrice. Car tout de même, nous ne parlons pas un patois aussi typé que celui-là. Nous sommes attachés à nos spécificités régionales et à notre diversité autochtone. C’est pourquoi nous revendiquons une géographie flamande en patchwork médiéval d’identités régionales. Nous cultivons les petites différences comme vecteurs de grandes différences identitaires. Mais, en même temps, nous sommes allergiques à toute la diversité qui vient s’ajouter à ce cocktail régional flamand depuis l’extérieur. La ville, melting-pot de cultures, représente aussi un lieu de délitement identitaire : elle n’est un décor adéquat que pour des personnages livrés à des problèmes, elle ne convient pas à la comédie.

L’exotisme local d’abord

C’est un des éléments qui expliquent la popularité de séries de fiction comme Bevergem  : au fond de nous, nous aspirons toujours à une multiplicité de régions flamandes comme atomes d’un ensemble qui n’a finalement pas d’importance. Notre vision de la langue dit tout. Nous nous obstinons à refuser d’adopter réellement la langue de nos voisins néerlandais – en tout cas en dehors du discours officiel de l’hôtel de ville et des politiques linguistiques stériles – mais, en même temps, nous ne misons pas sur le développement d’une variante standard officielle du flamand (alors que ce devrait être le chapitre linguistique de l’autonomie flamande). Il semble contradictoire que les nationalistes flamands soient justement les plus fervents partisans d’une politique linguistique « grand-néerlandaise », mais c’est en réalité très parlant : une unité linguistique officielle n’est imposable en Flandre que par la norme néerlandaise. La dynamique linguistique du Flamand aspire en effet à toutes sortes de choses, mais certainement pas à une identité linguistique unique pour tous les Belges au nord de la frontière linguistique. Non, nous chérissons pleinement la diversité régionale et ses différences minimes. Comme les insurgés flamands utilisaient leur langue comme signe de reconnaissance lors des Matines de Bruges, au début du XIVe siècle, nous continuons de recourir aux différences linguistiques régionales pour distinguer le local de « l’étranger ». C’est cette distinction qui détermine qui fait partie du groupe et à quel groupe on appartient soi-même.

Donc, en fait, la Flandre n’existe pas, culturellement parlant. Entre la mer et la Meuse, il vit encore et toujours un tissu tortueux de parlers locaux. Ils se font représenter aux instances flamandes par des politiciens régionaux qui vont y défendre les intérêts politiques, économiques et (parfois) culturels de leur groupe d’électeurs local et régional. Ce ne sont donc pas des représentants du peuple flamand qui siègent au parlement flamand, mais des représentants d’habitants de toutes les régions et agglomérations majeures de Flandre.

Dans nos séries télé, nous voulons avant tout voir une confirmation de cette réalité flamande. Ce qui est populaire ici et maintenant doit nous montrer qui nous sommes par des personnages flamands reconnaissables mais qui diffèrent au minimum de nous. Pour que nous puissions rire d’une scène familière sans devoir nous identifier complètement à ceux qui la jouent. « L’imagination fonctionne », dit le slogan officiel de la Flandre. De fait. Surtout dans notre fiction télévisée. Mais pas au bénéfice d’une construction identitaire flamande. Bevergem nous apprend aussi que les dialectes périphériques peuvent pourtant très bien servir cette construction, mais qu’il faut alors qu’ils puissent être compris dans toute la Flandre – vraisemblablement par le sous-titrage. Voilà donc le nouveau défi de l’industrie de l’image flamande : utiliser le dialecte le plus exotique de Flandre et faire en sorte que les téléspectateurs extérieurs à ce biotope linguistique puissent comprendre ce qui se dit. Popularité garantie !

À la recherche d’une langue

Quatre questions à Rob Belemans, auteur du « Moment flamand » de ce numéro. Sa profession ? Linguiste, chercheur et collaborateur au FARO, l’Inteface flamande pour le patrimoine culturel.

Pourquoi un Belge francophone devrait-il s’intéresser à l’usage des langues en Flandre ?

Nous sommes tellement habitués à tourner le dos à la frontière linguistique que nous avons oublié à quel point il est intéressant de connaître ses voisins. Et à quel point nous les connaissons mal, parfois. Peu de Belges francophones savent que le flamand n’existe pas ! Il y a diverses tendances et variantes, dont certaines ont un ancrage régional. Il est bon de le garder à l’esprit. La Flandre est peut-être l’une des rares régions d’Europe où le processus de développement d’une norme linguistique propre est toujours pleinement en cours. Officiellement, nous disons que nous utilisons la langue des Pays-Bas comme lingua franca7 mais dans les faits nous parlons presque toujours une variante, que l’on qualifie de « langue intérmédiaire » flamande. Un peu comme les Autrichiens et les Suisses par rapport à l’allemand. Et sans nous en rendre bien compte, nous sommes occupés depuis plusieurs décennies à cristalliser une langue flamande suprarégionale qui pourra peut-être un jour acquérir le statut de langue sœur officielle du néerlandais.

Quelles sont les différences entre le « flamand occidental » et le néerlandais ?

En fait, le flamand occidental n’existe pas. Les dialectes de la partie méridionale des « plats pays » (sous les grandes rivières, donc comprenant le sud des Pays-Bas) sont divisés en trois grands groupes : les dialectes flamands, brabançons et limbourgeois. Dans ces groupes se trouvent des zones de transition, de superposition dont il est difficile de dire aujourd’hui à quelles familles de dialecte elles appartiennent. Au sein du groupe dialectal flamand (au sens strict de la région dialectale regroupant Flandre-Orientale, Flandre-Occidentale, Flandre zélandaise et Flandre française), il existe une différence claire entre la moitié est et la moitié ouest de la région. Sur la base de la langue orale, on peut clairement situer le village fictif de Bevergem en Flandre-Occidentale. Presque tous les acteurs étaient des Flamands occidentaux et parlaient chacun leur propre dialecte. Pour les Flamands occidentaux, des différences étaient donc bien audibles dans la bouche des différents personnages, mais la plupart des téléspectateurs n’y entendaient que du « flamand occidental ». Cette couleur locale a grandement contribué au statut culte de la série.

Pour un spectateur du Limbourg, par exemple, comprendre Bevergem, c’est difficile ?

Tout à fait. Quand deux Flamands occidentaux se parlent, il est très difficile pour un Limbourgeois de suivre la conversation et de savoir ce qui se dit précisément. L’inverse est vrai aussi. La distance entre les deux groupes de dialectes est trop grande pour pouvoir converser en dialecte. D’ailleurs, si ça n’avait pas été le cas, nous n’aurions jamais commencé à utiliser une autre langue, comme le néerlandais ou le français.

Les dialectes sont-ils en expansion ou en régression en Flandre ?

Ce n’est pas tant le nombre de dialectes qui diminue depuis cinquante mais plutôt le nombre de locuteurs. Avec la mobilité accrue, le degré de scolarisation plus élevé, la migration des travailleurs et les mariages mixtes interrégionaux ou internationaux, le nombre de familles où les enfants grandissent en parlant le dialecte local a fortement diminué. Dans les zones urbaines et dans le losange Gand-Anvers-Louvain-Bruxelles, surtout, parler le dialecte ne se fait presque plus qu’entre habitants de la plus vieille génération.

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