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Quand Electrabel faisait du business avec Cosa Nostra

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osp. CC BY-SA.

Pour se fournir en électricité verte, Electrabel s’est associée en 2008 avec l’homme de paille de Matteo Messina Denaro, le parrain de la mafia sicilienne Cosa Nostra en cavale depuis 1993. Ces révélations, publiées en janvier 2016 par le site d’informa­tion flamand Apache.be, n’ont reçu aucun écho dans la presse belge. Médor les a vérifiées, recoupées et traduites en français : oui, pendant deux ans au moins, le leader du marché de l’énergie en Belgique a frayé avec la mafia sicilienne. Et les éminents dirigeants, administrateurs et réviseurs d’Electrabel n’ont rien fait pour s’y opposer.

En Belgique, Electrabel est toujours le numéro un du marché énergétique national. Mais l’entreprise, sous contrôle français depuis 2005, perd des clients à un rythme effréné et se retrouve sur le gril plus souvent qu’à son tour. Notamment pour sa politique controversée en matière de production d’énergie nucléaire, ou pour la facilité avec laquelle ses lobbyistes parviennent à obtenir des cadeaux fiscaux auprès des autorités belges. Bien sûr, l’entreprise prend part à l’engouement politiquement correct pour l’énergie « verte ». Mais il semblerait que l’électricité verte d’Electrabel ne soit pas si propre que ça.

Fin 2007, Electrabel Italia, filiale d’Electrabel, a acquis une participation de 90 % dans la société italienne WindCo, qui exploite un parc d’éoliennes dans la province sicilienne de Trapani. Electrabel le mentionne elle-même dans son rapport d’activités de 2007. Electrabel Italia a acheté 90 % des actions de WindCo à la société luxembourgeoise Lunix SA, qui était alors l’unique propriétaire de WindCo. Lunix a conservé les 10 % restants de WindCo. Plus qu’un partenaire commercial, Lunix est ainsi devenu de facto un partenaire d’affaires d’Electrabel.

Les enquêteurs de la Direction des enquêtes anti-mafia (DIA) de Palerme, l’organe de la justice italienne spécialisé dans la lutte contre la mafia, ont cependant constaté que la société luxembourgeoise Lunix SA, à sa création, était détenue à hauteur de 0,03 % par une obscure société du Panama, le paradis de la fraude fiscale où criminels et blanchisseurs d’argent aiment établir leurs sociétés écrans. Le reste est entre les mains du Sicilien Vito Nicastri et de membres de sa famille. Vito Nicastri n’est pas à proprement parler quelqu’un de particulièrement recommandable.

Le seigneur du vent

L’énergie renouvelable explose depuis une dizaine d’années en Sicile. Les parcs éoliens poussent partout. Le paysage est marqué par de longues rangées de moulins à vent blancs épousant les collines onduleuses. C’est surtout le cas à l’ouest de l’île dans la province de Trapani, soit le port d’attache de Matteo Messina Denaro, le plus important ponte de la mafia sicilienne à ne pas encore être sous les verrous.

La plupart des parcs éoliens de Sicile sont construits par Vito Nicastri, un entrepreneur de la petite ville d’Alcamo, dans cette même province de Trapani. Il y a quelques années, le Financial Times l’a baptisé le « seigneur du vent ». Entre 2002 et 2006, Nicastri est l’homme qui a obtenu le plus grand nombre de permis pour construire des parcs éoliens et produire de l’électricité éolienne en Sicile. Durant cette période, il en a engrangé des centaines. Mais la grande question est de savoir comment Nicastri est parvenu à obtenir autant de permis auprès des pouvoirs publics régionaux siciliens, et comment ce simple électricien est devenu, en l’espace de quelques années, l’un des hommes les plus riches de Sicile. Avait-il quelque chose que les autres n’avaient pas ?

La DIA de Palerme, dirigée par le colonel Giuseppe D’Agata, a répondu à cette question. Elle a établi que l’énergie verte en Sicile était en grande partie aux mains de Cosa Nostra et que Nicastri entretenait des liens « de grande proximité avec Matteo Messina Denaro ». Ce qui, selon les enquêteurs, a donné lieu à un enchevêtrement d’intérêts total avec la mafia. Nicastri a été démasqué comme étant un homme de paille et un blanchisseur d’argent de Messina Denaro, ainsi que le gestionnaire d’un empire de parcs éoliens et d’un patrimoine financier gigantesque qui n’est pas le sien, mais celui du mafioso le plus recherché du monde. Nicastri n’hésite pas à corrompre ni à user du pouvoir de nuisance de Cosa Nostra pour amener politiciens et fonctionnaires à « avoir les idées plus claires ». Et ainsi obtenir de leur part tous les permis éoliens qu’il souhaite.

Nicastri investit ensuite l’argent sale de Messina Denaro dans la construction de parcs éoliens qu’il revend sans tarder à de grandes entreprises énergétiques internationales comme Electrabel, lesquelles écument la planète à la recherche d’électricité verte. Ce système permet non seulement de blanchir l’argent sale de Messina Denaro, mais aussi d’assurer en prime au mafieux un coquet bénéfice « propre » sur la revente des parcs.

La DIA de Palerme désigne la société luxembourgeoise Lunix comme étant tout simplement la plaque tournante des activités criminelles de Nicastri et Messina Denaro. Les enquêteurs décrivent l’entreprise comme la chambre forte qui abrite les contrats obscurs de Nicastri et des montagnes d’argent criminel de Messina Denaro et Cosa Nostra.

En Italie, la DIA et le parquet de Palerme ont ordonné, à la fin de l’été 2010, la saisie des sociétés et des biens de Nicastri, parmi lesquels l’entreprise luxembourgeoise Lunix, partenaire d’Electrabel. Le colonel D’Agata voulait faire sauter le verrou de cette société et déterrer ses secrets, mais l’ordonnance de saisie italienne n’a pas été reconnue au Luxembourg. La justice italienne n’a donc pas pu accéder aux activités de Lunix, qui a immédiatement été liquidée par son propriétaire.

L’étrangleur de chèvres

Matteo Messina Denaro est considéré par la justice italienne comme le successeur du capo di tutti capi (le chef de tous les chefs), Bernardo Provenzano. Il est vu dans la péninsule non seulement comme un mafioso sinistre et un criminel avisé ayant bâti un gigantesque empire économique avec l’aide de dizaines d’hommes de paille, mais aussi comme un homme cruel et sanguinaire qui a des centaines de morts sur la conscience. La façon dont il s’en est un jour pris à la compagne, enceinte, d’un chef mafieux rival, dit tout. Après avoir tiré plusieurs balles dans la tête de ce concurrent devant sa compagne, il a appliqué sur elle la technique dite de l’incaprettamento, en référence à la manière dont on attache les chèvres : les mains et les pieds de la victime ont été liés ensemble derrière son dos avec une corde passant aussi autour de son cou. Après une longue lutte contre la mort, la femme finit par ne plus avoir la force de maintenir ses jambes relevées vers l’arrière, et elle s’étrangla elle-même. Par cet incaprettamento, la Cosa Nostra voulait faire passer un message : « C’était un traître et il était bête comme une chèvre. »

Mais Nicastri ne roule pas seulement pour Messina Denaro. Il fait des affaires dans le secteur des énergies renouvelables pour tous les gros bonnets de la mafia italienne, y compris Salvatore Lo Piccolo, l’ancien parrain de Cosa Nostra à Palerme. Il travaille pour les familles criminelles les plus importantes de la mafia calabraise, la ‘Ndrangheta, qui veulent elles aussi profiter des possibilités de blanchiment qu’offrent les parcs éoliens.

Corruption, extorsion et voitures de luxe

Vito Nicastri a un parcours judiciaire impressionnant. L’homme avait déjà des antécédents avant de se lancer dans les éoliennes. Dans les années 1990, il était impliqué dans le volet sicilien du grand scandale « Tagentopoli », une affaire dans laquelle lui et d’autres hommes d’affaires douteux ont versé de juteux pots-de-vin à des politiciens et des fonctionnaires en l’échange de marchés publics et de permis.

Ses activités dans le secteur de l’électricité verte lui attirent des problèmes judiciaires en permanence. En 2009, Nicastri a été arrêté une première fois dans le cadre de l’opération « Viacolvento », une enquête judiciaire qui a révélé ses liens avec un grand patron de Cosa Nostra de la province de Messine, à l’est de la Sicile.

En 2012, Nicastri s’est une nouvelle fois retrouvé en prison, après que le dossier judiciaire de l’opération « Broken Wings » du parquet de Palerme eut établi son implication dans un grand scandale de fraude, de corruption et d’extorsion à Trapani, toujours en rapport avec l’octroi de permis de production d’énergie renouvelable et de construction de parcs éoliens.

Mais c’est surtout l’opération Eolo, bouclée en 2010 par le parquet de Palerme, qui a mis au jour les relations d’affaires et financières entre Nicastri (et ses 43 sociétés et participations dans le secteur de l’énergie verte) et Messina Denaro, et qui a amené la DIA à conclure que le premier est un homme de paille du second. La DIA a alors saisi l’équivalent de 1,3 milliard d’euros de propriétés de Nicastri, à l’époque la plus importante saisie jamais réalisée en Sicile : entreprises, sociétés, comptes bancaires, voitures de luxe, villas, appartements, etc. Cette saisie a été confirmée en 2013 par un juge de Trapani, et Nicastri s’est vu imposer une assignation à résidence de trois ans lui interdisant de quitter sa ville d’Alcamo jusqu’à la fin de cette année.

Extorqueur, fraudeur, corrupteur, mafieux… : Vito Nicastri n’est pas précisément quelqu’un avec qui il est bon d’être vu. Mais cela n’a pas empêché Electrabel de s’engager en affaires avec lui. En dealant avec Lunix, Electrabel est donc devenue partenaire de la mafia sicilienne. Electrabel n’aurait-elle pas dû savoir que Nicastri sentait le soufre ? L’homme traînait une sale réputation depuis les années 1990. N’est-ce pas la norme, dans le monde des affaires modernes, d’agir avec toute la prudence de rigueur et de déterminer d’abord à quel oiseau on a affaire lorsqu’on conclut un deal international ? Par exemple en réalisant une enquête dite de « due diligence » – précaution habituelle dans le monde des affaires – pour détecter d’éventuels intérêts criminels et infiltrations mafieuses ? Nicastri est-il toujours partenaire d’Electrabel aujourd’hui et est-il acceptable qu’Electrabel collabore avec un homme d’affaires mafieux en Sicile ?

Pourquoi Electrabel n’a-t-elle pas réalisé sur Lunix une enquête de « due diligence », précaution habituelle en affaires internationales ?

Étrange, car dans son rapport d’activités de 2007, Electrabel indique que WindCo est détenue à 90 % par Electrabel Italia et à 10 % par Lunix.

La porte-parole dit aussi que ce n’est pas Nicastri mais Electrabel elle-même qui a fondé la firme WindCo après avoir acheté il y a neuf ans (donc en 2007) à Lunix un permis pour la construction et l’exploitation d’un parc éolien dans les communes siciliennes de Trapani et de Salemi.

Étrange aussi, car Apache a mis la main sur un acte de la Gazzetta Ufficiale della Regione Siciliana daté du 30 septembre 2005, concernant un permis de construction et d’exploitation d’un parc éolien à Trapani et Salemi, octroyé à la firme WindCo. Ce permis a été délivré suite à une demande introduite par WindCo en décembre 2004. Trois ans, donc, avant qu’Electrabel ne « fonde » WindCo, nous dit-on.

Et, à part ça, conclut Anne-Sophie Hugé, « Electrabel n’a pas de commentaire à faire sur les éventuels problèmes que vous soulevez et qui concernent des personnes avec qui Electrabel n’est ni de près ni de loin en relation ».

Étrange, à nouveau, qu’Electrabel affirme n’être en relation « ni de près ni de loin » avec Nicastri. Electrabel stipule dans son propre rapport d’activités que Lunix – donc Nicastri – est son partenaire dans la société WindCo. Le parquet et la DIA de Palerme décrivent Lunix comme la société centrale de Nicastri, ce que confirme par ailleurs la justice milanaise, qui a elle aussi enquêté sur Nicastri et Lunix et qui désigne Nicastri et sa famille comme bénéficiaire effectif de Lunix, donc son propriétaire. Aucune relation « ni de près ni de loin », vous dites ?

Electrabel a également fait savoir que l’entreprise « démentait nos allégations et accusations très injustifiées ». Mais le relent rance ne se dissipe pas autour de l’électricité verte d’Electrabel.

Fraude et escroquerie fiscale

L’histoire ne s’arrête pas là. En février 2015, Vito Nicastri a été condamné, avec quelques-uns de ses hommes de main, à quatre ans de prison pour fraude et escroquerie au fisc italien. Des biens lui ont également été saisis pour 5,6 millions d’euros. Cette sanction est le résultat d’une procédure entamée par la justice milanaise ciblant des magouilles financières commises par Nicastri avec l’argent qu’il avait reçu d’Electrabel pour WindCo.

Nicastri a récemment été condamné à quatre ans de prison pour avoir magouillé avec l’argent qu’il avait reçu d’Electrabel pour WindCo.

Lui et ses camarades mafieux avaient en effet monté un système pour faire disparaître une partie de l’argent de la vente de WindCo par Lunix sans passer par la case impôts. Pour ce faire, ils ont prétendu qu’avant que WindCo ne soit vendue à Electrabel, Lunix avait déjà signé un contrat de vente avec l’entreprise Eryngium, établie dans le paradis fiscal de Malte. Eryngium avait donc droit à des dommages et intérêts puisque Lunix aurait rompu ce contrat unilatéralement. Et donc, Lunix a gentiment payé 10 millions d’euros à Eryngium. Mais la justice milanaise a flairé quelque chose de louche. Des magistrats se sont aperçus qu’Eryngium appartenait à un compère de Nicastri et que l’opération n’était qu’une combine pour mettre la majeure partie de l’argent à l’abri des griffes du fisc italien. Et le reverser aux caisses de Messina Denaro sans laisser de traces…

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