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Vélos et gros bobos

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Ismaël Bennani. CC BY-NC-ND.

Bientôt, en Belgique, la prolifération des deux-roues fera davantage de morts sur la route que les voitures. C’est ce que prédit cet article de la presse flamande, démontrant au passage qu’au rayon vélo, la Flandre a un sérieux tour d’avance. Vite, des solutions !

Vingt-sept secondes. Pas plus. Depuis un peu plus d’un an, pendant vingt-sept secondes, le carrefour de la Londenstraat et de la Bordeauxstraat, dans le quartier anversois de l’Eilandje, est réservé exclusivement aux vélos, d’où qu’ils viennent. L’expérimentation a été baptisée Vierkant Groen (« Carré vert ») ou Alle Fietsers Tegelijk Groen (« Vert pour tous les cyclistes en même temps »).

Après ces vingt-sept secondes, le feu reste rouge pendant une minute et demie pour les cyclistes. L’attente est longue. Tellement longue qu’inévitablement, au bout de trente secondes, le premier livreur de repas guidé par algorithmes décide de passer au rouge sur son vélo électrique. D’autres le suivent. Klaxons. Doigt d’honneur.

Ce carrefour est un aménagement expérimental unique en Belgique et semble créé pour démontrer son inefficacité. Wies Callens, de l’association de défense des intérêts des cyclistes Fietsersbond, qui a plaidé pendant des années pour ce dispositif, voit les choses autrement. Il est convaincu que le feu de circulation qui représente un vélo vert entouré de quatre petites flèches vertes finira par nous sembler aussi normal que tous les autres.

« Aux Pays-Bas, on voit ce feu dans toutes les grandes villes, et le système est à un stade nettement plus avancé. Des feux intelligents mesurent les groupes de cyclistes grâce à des capteurs thermiques pour leur attribuer des secondes. À Rotterdam, certaines pistes cyclables sont équipées d’éclairages LED qui indiquent aux cyclistes à quelle vitesse ils doivent rouler pour arriver à temps au feu vert, ou si au contraire rien ne sert de se presser et mieux vaut y aller tranquillement.

À Gand, des capteurs de pluie seront bientôt installés. Quand il pleuvra, le feu donnera plus de temps aux cyclistes. Tout le monde a conscience que pour stimuler l’usage du vélo, il faut faire en sorte que les cyclistes passent moins de temps à l’arrêt sans raison. »

Le 6 avril, juste avant les vacances de Pâques et le passage en mode élections du parlement fédéral, les députés Daphné Dumery (N-VA) et Jef Van den Bergh (CD&V) ont obtenu in extremis le vote d’une révision du Code de la route inscrite et réinscrite depuis des années à l’ordre du jour de commissions successives.

Wies Callens : « Ce dispositif expérimental mis en place à Anvers n’entrait pas, jusqu’à présent, dans le cadre du code de la route. Il en sera autrement désormais. Il n’y a plus qu’à attendre la publication du nouveau code de la route au Moniteur belge, et les administrations locales pourront appliquer le système dans tout le pays. Ce code de la route modifié prévoit aussi un feu de circulation spécial qui autorise les cyclistes à passer au rouge pour tourner à droite. Actuellement, cette possibilité n’existe qu’avec un panneau de signalisation confus (un triangle rouge avec, en son centre, un vélo et une flèche jaunes allant vers l’avant ou vers la droite, NDLR). » Hors agglomération, les voitures doivent désormais laisser un mètre et demi d’espace aux cyclistes, au lieu d’un mètre jusqu’à présent. Dorénavant, les vélos-cargos peuvent aussi emprunter les rues à sens unique. « Notre code de la route était truffé d’archaïsmes. Un parent qui emmenait son enfant à l’école avec un vélo-cargo triporteur en passant par une rue à sens unique, commettait donc une infraction. Si ce vote n’avait pas eu lieu, on aurait encore dû attendre un nouveau gouvernement, un nouveau ministre et un nouveau plan stratégique. »

Pistes surchargées

De l’avis du Fietsersbond, les choses avancent trop lentement. À l’Agence flamande des routes et de la circulation, le nombre d’ingénieurs qui s’occupent des infrastructures cyclables reste marginal. Wies Callens explique : « L’espace que nous prévoyons pour les voitures en Belgique reste bien plus important que celui réservé aux vélos, mais considérez ce chiffre : en vingt ans, KBC Autolease a mis 40 000 voitures de fonction sur nos routes et, l’année dernière, elle a mis 12 000 vélos de fonction en circulation. Très souvent, ce sont des vélos électriques Speed pedelec, qui montent à 45 km/h. Cette solution est tout simplement plus intéressante, tant pour l’employeur que pour le salarié.

Je compare la situation actuelle aux premières années d’internet. On avait un modem et une connexion temporaire qui exigeait beaucoup de patience, car la bande passante était limitée. Aujourd’hui, le vélo s’approche du stade où tout le monde veut du streaming et où la 5G devient indispensable. C’est une évolution qu’il n’est plus possible d’arrêter. »

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Ismaël Bennani. CC BY-NC-ND
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Ismaël Bennani. CC BY-NC-ND

Aux Pays-Bas, une guerre fait rage sur la piste cyclable. C’est en tout cas ainsi que le quotidien néerlandais NRC Handelsblad explique deux récentes interdictions. À Amsterdam, les vélomoteurs ne peuvent plus emprunter les pistes cyclables depuis avril dernier. Ces vélos motorisés, sans obligation de port de casque, qui ne roulent en principe pas à plus de 25 km/h (mais qui dans les faits atteignent presque tous les 35 km/h), sont des engins typiquement hollandais. Ils s’adressaient à l’origine aux dames en costume traditionnel des villes d’Urk et de Scheveningen. Aujourd’hui, on en dénombre 750 000 dans l’ensemble du pays. Ils génèrent énormément de tension, en particulier dans une ville comme Amsterdam où 40 % des pistes cyclables n’atteignent pas la norme de 2 mètres de largeur. Amsterdam a déjà interdit les trottinettes en libre service, car il n’y avait simplement plus de place pour elles dans le peloton quotidien des vélos électriques, vélos-cargos, rickshaws, vélos de transport d’enfants ou skateboards.

En 2017, les Pays-Bas étaient officiellement le seul pays au monde où l’on dénombrait plus de morts à vélo que dans des accidents de voiture. L’année dernière, 678 personnes y ont perdu la vie sur la route, dont 233 se trouvaient à bord d’une voiture et 228 circulaient à vélo. Dans cette dernière catégorie, un quart des victimes roulaient sur un vélo électrique et deux tiers avaient plus de 65 ans.

À compter du 1er juillet 2019, il sera interdit d’utiliser son téléphone à vélo partout aux Pays-Bas, sous peine d’une amende de 95 euros. Le ministre de la Sécurité Ferdinand Grapperhaus a d’ores et déjà annoncé qu’il ferait respecter cette loi de façon stricte. En Belgique, le téléphone n’est pas plus autorisé à vélo qu’en voiture, même si le livreur Deliveroo lambda l’utilise constamment.

Voiturettes mortelles

Pour les personnes à mobilité réduite, il existe désormais un scooter électrique appelé « scootmobile ». On en compte déjà quelque 350 000 à 400 000 aux Pays-Bas. Ils circulent un peu partout, y compris sur les pistes cyclables, et peuvent atteindre une vitesse de 30 km/h. Ils sont considérés comme le moyen de transport le plus dangereux pour se déplacer dans la circulation. Ils se renversent, peinent à négocier les rebords des trottoirs, et leurs conducteurs, du fait de leur grand âge ou de leur handicap, ont souvent des capacités cognitives ou une vitesse de réaction réduites. L’année dernière, 44 personnes ont perdu la vie dans des accidents de scootmobile. Il y a dix ans, on n’en voyait pratiquement pas. En Belgique, on est passé sur cette période de quasi zéro à 40 000 engins en circulation. L’été dernier, la police de la petite ville allemande de Wesel a arrêté un conducteur de scootmobile âgé de 65 ans qui avait trafiqué son moteur et roulait à 50 km/h. À Hasselt, en avril dernier, un homme de 88 ans a percuté un tracteur-tondeuse avec son scootmobile. Car oui, occasionnellement, le tracteur-tondeuse revendique lui aussi sa place dans le trafic.

Les seniors veulent réinvestir le bitume. En revanche, les jeunes, s’ils doivent faire un choix, optent de plus en plus souvent pour un beau voyage que pour le permis de conduire. Dans toutes les gares, des vélos et trottinettes en libre service et leurs applications emmènent les voyageurs à bon port.

Selon Peter van der Knaap, directeur de la Fondation néerlandaise de recherche scientifique sur la sécurité routière, vu cette augmentation d’usagers sur les pistes cyclables, la situation ne va pas s’améliorer les prochaines années. « Dès lors qu’il y a des différences de vitesse, on a des dépassements. Et dès lors qu’il y a des dépassements, on a des accidents. Si nous ne prenons pas de mesures supplémentaires, le nombre de morts et de blessés à vélo ne fera qu’augmenter au cours des dix prochaines années. »

Pour Wies Callens, « ce n’est pas qu’une question de différence de vitesse. Par exemple, un vélo-cargo a un tout autre rayon de braquage qu’un vélo classique ».

Chutes de seniors

Depuis que les comptages existent, les routes belges n’ont jamais été aussi sûres que l’année dernière. L’Institut belge pour la sécurité routière (Vias) a fait état de 440 morts, soit 35 de moins que l’année antérieure. En 1972, les victimes de la route se chiffraient aux alentours de 3 000, et au début du siècle il semblait irréaliste de croire que ce total pourrait jamais descendre sous la barre des 1 000.

Aujourd’hui, l’objectif est d’arriver à 420 décès sur les routes en 2020, et nous nous en rapprochons. Pourtant, aucun expert de la circulation ne cède à l’euphorie. Le nombre de morts à vélo est passé de 40 à 44 et le nombre de morts à moto de 64 à 71. Il semblerait qu’une tendance soit engagée et que nous emboîtions le pas aux Pays-Bas.

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Source : estimation 2018 du GRACQ.
Ismaël Bennani. CC BY-NC-ND

Pour Stef Willems (Vias) : « L’été (2018) a été exceptionnellement chaud. Les vélos et motos ont donc été plus nombreux sur les routes, ce qui s’est traduit dans les chiffres. Le nombre d’accidents de vélo a augmenté dans toutes les régions. On observe par ailleurs chez nous aussi une hausse inquiétante du nombre de décès chez les seniors. »

Mais, en fouillant dans ses statistiques jusqu’en 2005, l’institut Vias confirme que ce n’était pas qu’une question d’été chaud.

« En 2005, nous avions 1 299 accidents avec blessés impliquant uniquement des cyclistes. En 2017, ils étaient au nombre de 1 617. Il s’agit donc de cyclistes qui font des chutes ou qui se font chuter les uns les autres. Nous avons aussi une catégorie d’accidents avec blessés impliquant uniquement des cyclistes et des piétons. Là, le chiffre est passé de 256 en 2005 à 450 en 2017, soit une augmentation de 76 %. »

« Je ne parlerais pas encore de guerre sur la piste cyclable, mais la direction que nous prenons est parfaitement claire. Et n’oublions pas que les cyclistes ont tendance à ne pas déclarer un accident. Il y a donc toujours une grande sous-estimation des chiffres. La piste cyclable voit sans cesse arriver de nouvelles variantes avec leurs besoins et leurs vitesses différents. Sans compter les grands groupes de cyclotouristes qui sont d’avis qu’une sonnette de vélo nuit à l’aérodynamique. »

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Ismaël Bennani. CC BY-NC-ND

Bras cassés

Depuis l’arrivée de la trottinette en libre service, la clinique Saint-Jean de Bruxelles reçoit un ou deux cas d’accident léger chaque jour, généralement des bras et poignets cassés. Avec la trottinette, il n’est généralement besoin d’aucun autre véhicule pour se blesser. L’Université de Los Angeles a calculé que 90 % des accidents de trottinette se font en solo : la trottinette se bloque à cause d’une manœuvre brusque, et l’usager chute. L’institut Vias ne sait pas encore très bien dans quelle catégorie de ses statistiques ces nouveaux usagers doivent être rangés.

Stef Willems : « Nous nous trouvons dans une situation tout à fait nouvelle, marquée par beaucoup d’irritations et de dangers, alors même que la Flandre accusait déjà un retard historique par rapport aux Pays-Bas en matière d’aménagements pour les cyclistes. On le sent dans les courriels qui nous sont adressés, qui pointent un manque de respect mutuel, dénoncent la pression qui règne aux carrefours très fréquentés, fustigent la présence de trottinettes sur les pistes cyclables. On sent que la tension monte. »

« Dernièrement a circulé cette lettre ouverte d’un cyclotouriste qui se disait honteux du comportement des autres cyclotouristes, ces coureurs du dimanche qui jouent les professionnels en faisant des doigts d’honneur aux automobilistes qui les contournent pourtant sans broncher, et en jetant les emballages de leurs barres et gels énergétiques sur la voie publique. Ah, cette attitude du “tous sur le côté” ! Les Pays-Bas ont les vélomoteurs, nous avons les cyclotouristes. »

Mort au feu

Il y a huit ans, Stijn Wens a lancé le blog Antwerpenize, entre-temps devenu une plateforme citoyenne pour celles et ceux qui veulent vivre la ville à vélo. Lui n’est pas trop fan des feux expérimentaux dans le quartier de l’Eilandje : « On présente ce système comme un Saint-Graal qui permet aux cyclistes et piétons de traverser le carrefour sans conflits. Mais il existe des lois qui s’appliquent aux temps d’attente partout dans le monde. Quand un cycliste attend plus de trente secondes que le feu passe au vert, vient un moment où il décide de passer au rouge. Avant que les voitures ne fassent leur entrée dans les villes, il n’y avait pas de feux de circulation. Idéalement, il faudrait revenir à une ville ayant le moins de feux possible.

Que fait un feu de circulation ? Il divise les passants entre automobilistes, cyclistes et piétons. Ces deux dernières catégories doivent s’arranger entre elles, ce qui, de manière générale, fonctionne plutôt bien. Prenez le parc Spoor Noord, à Anvers : énormément de personnes s’y croisent, à pied ou à vélo, sans le moindre problème. Un feu n’a d’utilité que pour les voitures. »

Antwerpenize mènera bientôt une action visant à proposer de la musique en live aux cyclistes qui attendent aux feux. La plateforme prépare aussi un parking surveillé pour vélos.

Stijn Wens : « Aujourd’hui, il n’est pas possible d’aller faire des achats à Anvers en laissant son vélo à un endroit où on est sûr de ne pas se le faire voler. C’est tout de même étrange, non ? Le nombre de cyclistes a explosé ces dix dernières années à Anvers, et il va continuer d’augmenter. Il n’y a pas d’autre choix. C’est le seul moyen de transport qui donne la certitude d’arriver à destination. Il nous arrive souvent, quand nous menons une action, de recevoir un coup de téléphone de l’équipe de tournage qui était en route pour venir filmer. “Désolé, on est bloqué, on ne va pas y arriver.” [rires] »

Moins de taxes

L’Europe doit encore donner sa bénédiction, mais dans le lot de modifications de lois voté en dernière minute par la Chambre le 6 avril se trouvait une diminution de la TVA de 21 à 6 % sur les achats de vélos, ce qui augmentera encore la pression sur les pistes cyclables déjà surchargées. Stijn Wens explique qu’il a aussi vu émerger un nouveau type de cycliste ces dernières années : le « Nouveau Cycliste », ou ex-automobiliste.

Stijn Wens : « On le repère tout de suite. Il pense et roule comme un automobiliste. Très pressé, très stressé. À la moindre contrariété, il traite tout le monde de tous les noms. Comme avant dans sa voiture. Il ne voit que le déplacement nécessaire, et pas la valeur ajoutée qui est qu’on ressent la ville beaucoup plus fort, qu’on découvre toutes sortes de choses qu’on n’avait jamais vues avant. »

« En ce qui me concerne, le choix du vélo n’est pas une sorte de fétichisme écologique. Le vélo est juste un mode de déplacement décontracté. Il crée une plus grande cohésion sociale. Quand on roule à vélo, on sait qu’on va arriver. Ça, il faut encore en convaincre le Nouveau Cycliste. Mais ça viendra. Au bout d’un moment, tout le monde finit par adopter la même attitude. Ce n’est qu’une question de déclic dans la tête. »

La dernière victime anversoise en date s’appelait Yapsi Espantoso Luis, un joueur de korfball de 23 ans qui a perdu la vie au début de ce mois des suites d’une chute à Deurne. Le journal expliquait qu’il avait dû percuter quelque chose en roulant sans casque sur son Speed pedelec à 45 km/h.

Stijn Wens : « Ce garçon roulait en réalité sur un vélo normal, sur une piste cyclable en très mauvais état, avec une signalisation confuse et des poteaux dangereux. Les informations erronées publiées ont ensuite été rectifiées, mais elles illustrent la manière de penser de beaucoup de gens. Un accident mortel ? C’est sûrement la faute du cycliste qui ne portait pas de casque. Le fait est qu’Anvers accuse un énorme retard dans son infrastructure cyclable. Les bandes réservées aux cyclistes doivent être beaucoup plus larges, sans quoi c’est effectivement la jungle. »

« Dernièrement a eu lieu la présentation du tunnel pour vélos sous l’Escaut, qui s’inscrit dans le fameux projet de liaison Oosterweel. Pas moins de six mètres de large ! Applaudissements. En fait, six mètres, ce n’est rien du tout. Comme il s’agit d’un tunnel à double sens, il faut compter une distance tampon de chaque côté, ce qui ne laisse déjà plus que quatre mètres. Vu l’évolution actuelle des choses – des milliers de personnes optent pour le vélo électrique pour se rendre au travail sur des distances tournant autour de quinze kilomètres –, ce tunnel n’est déjà plus paré pour affronter l’avenir avant même d’être construit. Cinq à six mille cyclistes par heure vont devoir passer par là. C’est infaisable. Idem pour la piste cyclable le long des quais. Le meilleur plan vélo ? Donner aux cyclistes l’espace réservé aux voitures. »

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