7min

Les voies du plasma (1/2)

enquete-sang-plasma
Julie Kern Donck. CC BY-NC-ND.

Le plasma, on l’a dans le sang. Et quand il en sort, c’est pour sauver des vies, par millions chaque année. Mais face à une demande mondiale croissante, le précieux liquide se fait rare. La Belgique vise l’autosuffisance. Cet objectif passe par… l’Allemagne et la Suisse, via la multinationale CSL Behring. Le don du sang, c’est un geste gratuit dans un parcours payant. Suivez avec nous les voies du plasma belge.

Dorian, je te présente Pierre. Pierre a 21 ans, des yeux d’un bleu transparent. Il termine une formation en logopédie et il est tout le temps occupé. Plutôt du genre heureux de vivre. Il parle de ses formidables copains, sa merveilleuse amie, sa sœur adorable, sa nièce à croquer. Ne lui cherche pas des noises. Il est dans l’équipe belge de karaté de la Japanese Karate Association. C’est quelqu’un de très fort et très fragile.

Pierre, je te présente Dorian. Reste couché, Dorian. La veine, la piqûre. Tends ton bras, et voilà, le liquide rouge entre dans une machine blanche juste à côté de toi. Moustache fine, tatouages sur le bras, tu es étudiant bachelier à la Haute École libre de Bruxelles Ilya Prigogine (HELB). À côté de l’hôpital. Ça tombe bien. Même si tu es féru de littérature, que tu te tapes les classiques en ce moment (Voltaire, carrément, tu frimes un peu là), tu es venu sans livre. Tu es venu avec Sophie, une amie de classe. En deux ans, c’est la huitième fois que tu donnes sang, plaquettes ou plasma. La première fois, il y eut ce questionnaire interminable, cette confrontation bienveillante mais intimidante avec le docteur. Mais maintenant, tu es habitué. Ton sang rougit les fins tubes translucides, traverse les méandres de la centrifugeuse qui sépare les composants du sang, et te réinjecte plaquettes et globules rouges. Le plasma gonfle d’un liquide jaunâtre une poche de 650 millilitres, ainsi que cinq tubes de quelques millilitres. Bravo, Dorian, ici dans ce local de la Croix-Rouge, à l’hôpital Érasme (Bru­xelles), tu es en train de faire un don de plasma. Il va durer 45 minutes. Plus qu’il n’en faut pour expliquer le trajet de ta pochette. Et qui en profite.

Dépendance

Le plasma humain est d’un intérêt thérapeutique majeur. Ses protéines constituent la base de médicaments vitaux pour des patients hémophiles, au système immunitaire déficitaire, atteints de cirrhose ou grands brûlés. Bref, il sauve des vies. Ce liquide jaune est une matière première très demandée. Selon Thierry Burnouf, professeur à la Taipei Medical University (Taïwan) et expert en la matière, 15 millions de litres de plasma étaient récoltés dans le monde début des années 1990. Nous en sommes maintenant à 56 millions avec une demande croissante de la Chine et un marché très tendu. « Les pays émergents ne sont pas dotés de capacités de fractionnement (du sang, NDLR) et dépendent donc de produits vendus par les firmes américaines ou européennes. Ils sont toujours en manque. Quelque 80 % des hémophiles dans le monde n’ont pas de traitement. Certains pays ont des taux d’hémophiles dans leur population très bas simplement parce qu’ils font une bête chute à 3 ans et… meurent. »

Donner, c’est sauver. Dorian, tu penses que ton plasma restera à Érasme ? Tu te trompes. La pochette et les tubes sont placés dans un genre de frigo box compartimenté. Deux fois par jour, la camionnette de la Croix-Rouge vient chercher les dons et les achemine du côté de Namur.

Un mercredi. 10 h 30. C’est ici, dans le parc scientifique de Suarlée, près de Namur, que le Service du Sang francophone de la Croix-Rouge a installé ses quartiers en 2011. Dorian, le labo a fait des tests et vérifié la qualité de ton don. C’est bon. Ta pochette va patienter quelques mois dans les frigos. Mais pas d’inquiétude, le plasma congelé à moins 25 degrés est utilisable pendant 36 mois. Ton plasma pourra suivre deux voies. Soit il est viro-inactivé et c’est du plasma frais congelé directement réutilisable en transfusion pour les hôpitaux (environ 15 % du plasma récolté), soit il part faire un voyage de 1 650 kilomètres, à travers l’Allemagne et la Suisse, avant de nous revenir sous forme de médicaments.

Palettes de plasma

Et regarde qui arrive ? Un semi-remorque immatriculé en Allemagne, et floqué des couleurs de la multinationale australienne CSL. Aujourd’hui, six palettes de plasma, les pochettes rassemblées dans des boîtes en carton, sont chargées par le conducteur, qui doit s’appeler Michaël, d’après une plaque minéralogique posée sur le tableau de bord. Boucle d’oreille et petite moustache (ah ben, tiens, comme toi, Dorian !), Michaël entoure d’un film plastique la palette, note « Suarlée » au gros marqueur noir, et la charge dans un compartiment réfrigéré. Ses gestes sont rapides et précis. Il doit encore filer à Charleroi et Yvoir. Du côté francophone du pays, trois collecteurs récoltent du plasma : la Croix-Rouge, l’Établissement de transfusion sanguine de Mont-
­­Godinne et le Don de sang à Charleroi. La veille, Michaël est passé à Gand et à Malines pour récupérer le plasma flamand. Au bout de sa tournée belge, il file en Allemagne, dans un immense entrepôt high-tech de plasma appartenant à CSL Behring.

Depuis novembre 2018, tout le plasma belge destiné à la transformation (le fractionnement) est traité par CSL Behring. C’est le résultat d’un marché public concédé par l’État belge à cette société pour une durée de quatre ans. Désolé, Dorian, je sais que tu es plutôt littéraire mais, là, je vais avancer quelques chiffres. En octobre 2018, une clé de répartition inscrite dans la loi précise à chaque collecteur belge ce qu’il doit fournir comme quantité de plasma à CSL Behring. La totalité du plasma collecté doit monter de 180 000 litres en 2018 à 208 373 litres en 2021. C’est jouable. En 2017, 186 693 litres de plasma avaient été collectés pour fractionnement, dont 95 % fourni par les deux Croix-Rouge.

En retour, la société CSL Behring fournit les protéines issues du plasma aux hôpitaux belges, sous forme de médicaments : elle couvre 50 % de leurs besoins en immunoglobulines pour administration intraveineuse et 100 % des solutions d’albumine. La Belgique, qui devait augmenter son stock de plasma de 5 % en 2018, a fait… mieux que prévu, avec 7 % d’augmentation. « Notre pays est un exemple, assure Philippe Vandekerckhove, patron de la Rode Kruis, la Croix-Rouge flamande. En immunoglobulines, des pays européens en sont à 5 % de l’autosuffisance, complètement dépendants des États-Unis. »

Bloody market

Pourquoi tendre vers l’autosuffisance via ta générosité, Dorian, et celle de tant d’autres ?

Il y a trois raisons principales.

D’abord, mettre tous les œufs dans le même panier de santé, ce n’est pas une bonne idée… Selon les chiffres de Thierry Burnouf, l’expert de la Taipei Medical University, les veines américaines fournissent 77 % du plasma dans le monde. Une crise sanitaire là-bas et bam, quatre pochettes de plasma sur cinq disparaissent. Les standards de sécurité n’ont jamais été aussi élevés, mais ce qui effraie les experts est condensé en quatre lettres : NYIV pour Not Yet Identified Virus. Malgré toutes les précautions prises, « nous ne sommes pas à l’abri d’un virus inconnu et indétectable, comme le fut le prion de la vache folle », explique la docteure Esther Neijens, responsable du don à Bruxelles pour la Croix-Rouge. « Peut-être joue-t-on à se faire peur, mais je préfère la prudence extrême. Le virus du sida (VIH) est resté un temps indétectable. »

Ensuite, dépendre d’un seul pays au niveau mondial est aussi politiquement délicat. Dorian, imagine qu’un dirigeant capricieux (appelons-le Donald) décide de rapatrier les réserves stratégiques ou de monter un mur entre le Mexique et les États-Unis, et cela impactera le volume mondial de plasma disponible. Pourquoi ? Parce que plusieurs centres de collecte, vantant les centaines de dollars à gagner en donnant son plasma, sont basés le long de la frontière mexicaine, certains à quelques centaines de mètres. Et ce, pour attirer la population nécessiteuse étrangère – leur sang étant le bienvenu, leur présence un peu moins.

Enfin, troisième argument pour l’autosuffisance : la sécurité sanitaire est affaiblie par le fait que le donneur est rémunéré aux États-Unis, ce qui n’a pas été ton cas, Dorian. « Le premier filtre qui diminue le risque, explique Ivan de Bouyalsky, directeur général du Service du Sang de la Croix-Rouge, c’est le recrutement du donneur, et il est certain que la qualité de cette première barrière est abaissée quand vous payez le donneur. S’il a suffisamment d’incitants pour donner, il peut être amené à mentir (lors du questionnaire médical, NDLR). » Inquiétant quand on sait qu’une partie des produits dérivés du plasma vendu en Belgique est issue de dons rémunérés (provenant des États-Unis et d’Europe).

Dorian, revenons au parcours de ton plasma. Après la Belgique, voici l’Allemagne. Après avoir été transbahuté par Michaël pendant 420 kilomètres, il est stocké au « European Plasma Logistics Centre » de CSL à Schwalmstadt. Là, ton plasma peut encore rester quelques semaines. Il est suivi à la trace, unité par unité. Des tests sont menés au Luxembourg. Ensuite, quand les plannings le permettent et que suffisamment de plasma belge est collecté, des lots congelés sont apportés à l’usine à Bern (Suisse), pour la création des produits dérivés. Sache que ton plasma n’est pas mélangé à celui d’autres nationalités. L’État belge a demandé une ligne séparée de production. Médor a demandé à visiter l’usine de CSL, ce qui fut refusé.

Retour à la maison

Au final, les 180 000 litres de plasma frais congelé en 2018 sont transformés en 932 kilos d’immunoglobulines et 3 200 kilos d’albumines. Ils sont acheminés à Marbourg, en Allemagne, au centre de dispatching de CSL, puis reviennent en Belgique par voie routière sous forme de médicaments à prendre en intraveineuse. Privigen et Alburex. Un périple de 1 500 kilomètres.

Et voilà, Dorian, ton don termine son parcours avec Pierre. Tu te souviens, le karatéka ?

Il a passé une bonne partie de son enfance dans les hôpitaux. Son sang est déficitaire en immunoglobulines G, des anticorps de surface. Du coup, gamin, un virus passait et s’arrêtait systématiquement chez lui. À coups de deux ou trois pneumonies par an, ses poumons se sont abîmés. Aujourd’hui, il est traité sous Privigen. On lui injecte l’immunoglobuline manquante. C’est indispensable pour qu’il puisse mener une vie normale. Il s’est passé du traitement, il y a de cela un an et demi. Genre crise identitaire, impossibilité d’être encore piqué. Résultat : une pneumonie a failli l’emporter. Pierre a repris son traitement. Il se rend tous les mois à l’hôpital Epicura, à Ath, près de chez lui. Là, pendant cinq heures, goutte à goutte, on lui injecte le Privigen. Il en sort un peu fatigué. Le corps doit s’acclimater. Puis Pierre peut reprendre les entraînements de karaté, courir. Il ne compte pas s’arrêter. « Quand on a une fragilité pareille, on s’entend dire qu’on est trop faible, même par des proches. Le karaté m’a maintenu debout, c’est mon exutoire. Ma manière aussi de remercier ceux qui m’ont toujours aidé, les soignants, mes parents, ma copine, mon ami Simon, le docteur Goffard, tant de personnes. » Dont toi, Dorian.

Tags

Dernière mise à jour

Un journalisme exigeant peut améliorer notre société. Voulez‑vous rejoindre notre projet ?

La communauté Médor, c’est déjà 3474 abonnés et 2020 coopérateurs

Vous avez une question sur cet article ? Une idée pour aller plus loin ?

ou écrivez à pilotes@medor.coop

Médor ne vous traque pas à travers ses cookies. Il n’en utilise que 3 maximum pour la sécurité et la navigation.
En savoir plus