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Face au juge de paix

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Jana Vasiljevic. CC BY-NC-ND.

Le juge de paix, c’est le magistrat de la proximité, qui cherche avant tout la conciliation dans des situations où tout le monde est perdant. Son rôle : apporter une réponse juridique à un problème social. Une fonction aujourd’hui menacée.

Le juge évalue la dette impayée, 1 400 euros : « Vous comptez payer, faire un geste ? »

Le justiciable, mauvais payeur et indigent : « Oui. »

« Je vous propose de payer un peu tous les mois. D’accord ?  »

«  Oui. »

« Vous pouvez verser combien ? »

Silence embarrassé, calcul, hésitation… « 10 euros.  »

« Ah, pas plus ?  » « … » « Une fois que vous avez payé votre loyer et vos factures, il vous reste combien, par mois, pour vivre ? »

« Euh, 54 euros  »

«  … 1  »

À ce rythme-là, il faudra plus de onze ans pour rembourser la Société de distribution de l’eau. Sans compter d’éventuels frais de retard, amendes ou interventions d’huissiers.

La justice de paix ne gère, sur papier, que de « petits » contentieux civils : loyers impayés, troubles de voisinage, retards de factures… Le juge de paix peut aussi être nommé administrateur de biens d’autrui, pour des personnes incapables de gérer seules leur patrimoine et leurs dépenses. Pas de grosses sommes en jeu ici, mais souvent de grosses difficultés matérielles. Il cherche une solution par la conciliation entre les parties, pour éviter que le différend ne s’amplifie. Le juge veille aussi à optimiser l’accueil des justiciables les plus faibles, il
les écoute, se rend même parfois chez eux s’ils ne peuvent se déplacer, et garantit un échange d’arguments équilibré entre le démuni et celui qui lui réclame, par exemple, des sommes impayées.

Depuis septembre 2018, les compétences des juges de paix ont été élargies. Ils peuvent désormais traiter des affaires qui atteignent 5 000 euros (contre 2 500 aupa-
­­ravant). Il y a donc plus de dossiers intro­­duits – un mouvement à la hausse qui n’a pas été accompagné d’une augmentation de personnel. Au contraire. Une « rationalisation » a touché les sièges des juridictions. Des fermetures ont eu lieu, partout en Belgique, depuis une dizaine d’années. Les justiciables n’ont qu’à s’adapter et se déplacer. Pour certains, la justice de proximité s’est éloignée. La rationalisation a été décidée sur la base du nombre d’habitants, pas des transports publics disponibles. Certains juges doivent désormais être mobiles au sein d’une juridiction, pour siéger dans différentes justices de paix. Les temps d’audience ont été réduits, partiellement remplacés par des déplacements.

Les juges de paix ont pour livre de chevet les codes de droit. Ils se chargent d’appliquer la justice en restant à l’écoute des plus faibles. « Nous ne sommes pas des services sociaux, nous sommes des magistrats, notre rôle est de dire le droit, d’appliquer au mieux la justice, pour tous, équitablement », insiste un retraité actif. Les juges entendront si nécessaire les avis des assistants sociaux, ils en tiendront compte pour apporter une réponse juridique à un problème. Ils pourront aussi encourager un justiciable à aller consulter un service social, s’il le souhaite. Car tous les quatre juges rencontrés ont un sens social développé : tous ont insisté sur le rôle qu’ils pouvaient et devaient jouer pour lutter contre la précarité.

Moderne La Louvière

Une cité industrielle en plein bassin houiller du Centre où les emplois se déclinent plutôt au passé. À La Louvière, le surréalisme et le militantisme culturel ont marqué la ville, avec Achille Chavée, les éditions du Daily-Bul, les textes mordants de Jean Louvet, les représentations du théâtre-action… Les murs de la cité en gardent des traces : « Vous devez apprendre à lire entre les lignes de la page blanche », arbore une des nombreuses plaques de rue.

Parmi les petites maisons en briques, la justice de paix détonne dans son joli parc boisé. Son architecture moderne et récente offre à la justice une image de progrès, d’ouverture. Non loin de là, dans le centre-ville, des gilets jaunes sont pendus aux balcons d’un immeuble. Comme pour rappeler aux passants les difficultés de la vie. Au vestiaire de la justice de paix, on aurait aussi pu voir pendre des gilets jaunes. Car, devant la juge, ce sont des histoires de misère et de mal de vivre qui défilent constamment.

La salle d’audience est moderne, fonctionnelle, lumineuse. Derrière le juge, une baie vitrée invite à l’évasion. Les audiences de la justice de paix sont prévues à heures fixes. Les avocats n’y portent pas de toge. Pas de décorum particulier en justice de paix contrairement aux autres juridictions où l’on fait peser sur les épaules du justiciable tout le poids de l’institution. Ici, c’est la sobriété avant tout. Et la proximité. Entre avocats, on papote des kilomètres qu’il y a à parcourir en plus à la suite de la fermeture de certaines justices de paix. Un coût qui sera répercuté sur le client.

La juge ouvre l’audience, appelle la première affaire et cite à haute voix les noms des parties. Une femme s’approche, accompagnée de son mari. Ce n’est pas elle qui était appelée.

« Je suis sa fille. »

« Vous avez une procuration pour le représenter ? »

« Non »

« Pourquoi n’est-il pas là ? »

« Il n’est même pas au courant de l’audience. Il n’est pas bien, une thrombose et Alzheimer… »

L’homme devait comparaitre pour un arriéré de loyer de 3287 euros. "Aucun paiement depuis novembre 2018", souligne l’avocate du propriétaire.

« Je veux bien payer, dit la fille. 500 euros par mois, en plus de son loyer de 432 euros. Tout ça c’est de ma faute, j’ai eu un incendie chez moi. C’est moi qui lui ai pris son argent. Je vais rembourser" lâche-t-elle en laissant couler des larmes.

« Il y a déjà eu un jugement, fustige l’avocate, et pas de paiements. »

La juge doit remettre l’affaire : la fille s’est présentée sans procuration pour représenter son père. « Allez me chercher une procuration, lance la juge pour faire avancer les choses, et vous me l’apporterez avant la fin de cette audience. » La fille acquiesce.

« Je peux voir votre carte d’identité ? », ajoute la juge clairvoyante.

« Oui, voici. »

« Mais ce n’est pas le même nom que votre père ? ! »

« Non. Maman était veuve ; il m’a reconnue. C’est un peu compliquée… »

« Vous avez un acte de reconnaissance de paternité ? »

« Euh, non, il m’a dit qu’il m’a reconnue »

Finalement, c’est un fils biologique qui viendra en fin d’audience avec une procuration. La « fille » s’engagera à payer 500 euros et le loyer de son père, chaque mois jusqu’à la prochaine audience, où une décision définitive sera prise. D’ici là, il faudra montrer sa bonne volonté à la juge et au demandeur.

Le différend locatif nourrit abondamment la justice de paix. Loyers, dégâts, garanties locatives… Il y a de tout, « des propriétaires salopards et des locataires gangsters », lâche un juge de paix.

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Jana Vasiljevic. CC BY-NC-ND

Un propriétaire bruxellois a mandaté un avocat pour plaider sa cause. Il met en location deux appartements contigus à La Louvière. L’avocat du propriétaire part dans une belle envolée : des arriérés de loyers, 3 750 euros, une rupture de contrat, pour chacun des deux appartements ! La partie défenderesse, également représentée par un avocat – ce qui n’est pas obligatoire –, détaille les faits. Un tout autre point de vue : des appartements avec des problèmes structurels d’humidité, non réglés malgré les demandes répétées des locataires. Une atmosphère malsaine, commençant à affecter la santé des habitants. Un autre juge était d’ailleurs descendu sur les lieux, accompagné d’un expert. Les problèmes d’humidité avaient clairement été identifiés. Les deux familles ne pouvaient plus rester là, sans travaux sérieux. C’est pour cela qu’ils sont partis, plaide leur avocat qui fustige aussi l’attitude arrogante d’un propriétaire bruxellois : « À Bruxelles d’autres lo­cataires vivent dans bien pire sans se plaindre », aurait-il dit, pour se justifier…

Chacun se renvoie la balle. Le juge se fera sa propre opinion, sur la base des constatations faites sur place, des expertises et des déclarations des parties.

Bruxelles n’est pas seulement la région de propriétaires peu scrupuleux. C’est aussi un chapelet de communes situées autour de Bruxelles-ville, le centre. Ixelles est une des communes du sud, verte, cosmopolite, une des plus chères de la capitale. Où il fait bon vivre. À deux pas des étangs d’Ixelles, un petit écriteau et une plaque indiquent la présence des bureaux des 1er et 2e cantons. Quelques années plus tôt, un 4e canton recevait encore des justiciables près de la place Louise, rue Ernest Allard. C’est là qu’une juge de paix et son greffier ont été assassinés en pleine audience, le 3 juin 2010. Un fait exceptionnel : jamais un double assassinat n’a été perpétré ailleurs, dans un palais de justice, en Belgique. Mais la justice de paix est un lieu ouvert, accessible. Un déséquilibré – jugé, ultérieurement, irresponsable de ses actes – s’y est introduit, une arme à la main. Il n’avait pas apprécié la décision de la juge sur un différend locatif.

Vétuste Ixelles

Actuellement, suite à une première vague de rationalisation des justices de paix, sur la base du nombre d’habitants par commune, un seul bureau subsiste. Une vieille maison, dans une rue qui débouche sur la place Sainte-Croix. Une lourde porte en bois, abîmée par les ans, un couloir sombre, froid, un escalier imposant, des écritures peintes sur les portes en bois, « greffier en chef », « salle d’audience »… Une large fissure dans la porte laisse apercevoir les bancs de la salle d’audience.

Au greffe, le personnel travaille dans un petit bureau, peu convivial et pas vraiment fonctionnel. Le lieu est toujours accessible aux justiciables, mais l’accueil pour les journalistes y est froid : « Vous ne pourrez pas suivre d’audience ! » Nous faisons remarquer que les audiences sont publiques.
« Alors, pourquoi venez-vous ? » « Pour connaître la date de la prochaine audience. » Dans le couloir, en ressortant, nous ramassons une brochure : « Le juge de paix : le juge le plus proche du citoyen »… Le juge, oui, mais son secrétariat ? Pas sûr. Le temps semble s’être arrêté il y a bien longtemps à la justice de paix d’Ixelles.

Dure rationalisation

Certaines justices de paix, comme à La Louvière, restent géographiquement proches des citoyens, non loin du centre-ville et dans un bâtiment neuf. D’autres, comme à Ixelles, restent accessibles mais sont dans un état de délabrement déplorable. Aucun investissement n’y est réalisé, car une nouvelle réforme ministérielle prévoit un regroupement de plusieurs justices de paix dans un lieu plus grand, plus vaste, plus fonctionnel autour du palais de justice de Bruxelles.

La juge de paix d’Ixelles compare cette situation à « une antenne médicale de quartier que l’on fermerait pour regrouper ses activités avec d’autres, dans un grand hôpital. La qualité du service serait maintenue, mais on y perdrait en accessibilité. Pour la justice de paix, c’est pourtant essentiel ». Plusieurs juges attestent de la difficulté des citoyens à connaître leurs droits, à les faire
valoir ou même à se défendre. Dans une jus­­tice de paix, tout est plus simple : le juge est connu, accessible, il est habitué à voir défiler des personnes peu instruites. Les locaux sont proches des gens, dans leur commune, leur quartier. Les avocats ne portent pas de toge. Et le langage utilisé est souvent celui de la vie commune. Certains juges et avocats organisent même des permanences régulières avec des justiciables pour les informer, les conseiller, leur donner accès à un avocat pro deo (gratuit), pour leur montrer qu’ici, le citoyen peut se faire entendre simplement.

La crainte des juges rencontrés est la rationalisation des coûts. Partout, pour des raisons d’économie, les justices se regroupent. En même temps, les magistrats ne sont pas nommés pour les places vacantes. À Ixelles, il y a une dizaine d’années la
justice de paix bénéficiait de deux juges. Quand on a fermé un canton, on a gardé un juge et demi, pour terminer, actuellement, avec un seul juge. Alors que le contentieux a été revu à la hausse.

« Nous sommes débordés, insiste un juge. Nous manquons de moyens, de personnel. Nous en sommes même réduits à récupérer le papier imprimé pour l’utiliser sur l’autre face. C’est à ce point-là, oui. » Un des juges rencontrés a même été rappelé, après une longue carrière. Il fait encore des remplacements, une fois par semaine, à 72 ans…

Gilets jaunes

« Les juges de paix s’occupent de problèmes qui découlent de la pauvreté », confirme Vincent Bertouille, juge de paix à Forest et magistrat de presse de l’Union royale des juges de paix et de police. Dans son bureau de Forest, il se sent bien, proche de la population, mais il a des craintes pour ses collègues et pour l’avenir. « Ce qui est essentiel
– et doit le rester –, c’est que nous sommes proches des gens, dans leur quartier, leur commune. Les justiciables ont aussi moins de difficultés à franchir la porte d’une justice de paix que celle d’un grand palais de justice, plus froid, plus imposant, plus sécurisé (portiques, vigiles, contrôles d’identité). ­Chez nous, ils peuvent exposer leur problème sans avocat, ils sont écoutés, et on cherche avec eux une solution juridique à leurs difficultés. »

Le magistrat esquisse un lien avec le mouvement des gilets jaunes : « En France, ce qu’ils critiquent le plus, c’est l’éloignement du pouvoir. » Un pouvoir qui semble inaccessible, qui prend des décisions abruptes, qui est peu à l’écoute des gens. Tout l’opposé des justices de paix. Mais dans un avenir qui pourrait être proche, la vague managériale et de rationalisation de nos institutions, promue par le gouvernement sortant, voudrait regrouper encore les justices de proximité. « En rassemblant géographiquement celles de Saint-Gilles, Uccle et Forest, ou celles d’Ixelles et de Bruxelles Centre par exemple. Pour faire des économies d’échelle sur les greffes et les bâtiments. Mais en s’éloignant géographiquement et physiquement des gens – dans un palais plus grand, moins accessible. »

Depuis 2013, les justices de proximité ont été réduites en nombre (de 229 à 162). La politique d’austérité des gouvernements successifs a aussi « passé la râpe partout : 10 % d’économies pour toutes les justices de paix. Il y a de nombreuses places vacantes en Région bruxelloise : 4 postes sur 20 sont à pourvoir. Et trois départs sont prévus prochainement. Le pire serait d’ajouter une nouvelle réorganisation du système, sur le modèle hollandais, très managérial et décrié par les juges », insiste le porte-parole de l’Union des juges de paix et de police. « Qu’on nous laisse le temps de digérer les dernières réductions et surtout qu’on garde la proximité. Une justice de paix efficace est garante de la cohésion sociale. »

En 2010, c’est une juge de paix et son greffier qui ont été assassinés. Dix ans plus tard, ce que craint la profession, c’est que toute la justice de proximité soit assassinée.

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Jana Vasiljevic. CC BY-NC-ND

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