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Migrations : l’obsession du nord

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Volksraadpleging. Artiste inconnu. (1950). Amsab-Institut d’Histoire Sociale. Gand. Tous droits réservés.

Deux journalistes flamands d’Apache cherchent à comprendre pourquoi l’accueil de migrants crispe chez eux et moins chez nous.

En Flandre, la Nieuw-Vlaamse Alliantie (N-VA) et le Vlaams Belang (VB) s’ingénient à faire de la migration l’enjeu des élections du 26 mai. En Belgique francophone, en revanche, les forces politiques cherchant à tirer profit des craintes migratoires sont quasi inexistantes. Cette différence entre les deux parties du pays n’est pas nouvelle, mais le fossé semble se creuser. Les francophones se seraient-ils accoutumés, au cours des 150 dernières années, à l’arrivée de migrants – dont la première vague était constituée d’ouvriers et d’agriculteurs flamands – de sorte qu’il existerait une hospitalité propre à la Wallonie et qui ferait défaut aux Flamands ? La situation socio-économique différente joue-t-elle un rôle ? Ou les politiciens nationalistes flamands de droite et d’extrême droite sont-ils tout simplement plus habiles à attiser les sentiments profonds ?

Le résultat des élections provinciales du 14 octobre 2018 fait immédiatement apparaître la différence entre la Flandre et la Belgique francophone. Avec le Vlaams Belang et la N-VA, la Flandre compte deux partis qui mènent une campagne très active sur le thème de la migration, et qui ont recueilli respectivement, à l’échelle de la Flandre, 13,1 et 25,1 % des voix. Dans certaines communes – essentiellement en province d’Anvers –, ils atteignent même très largement la majorité absolue. Il y a des endroits où les deux partis ont convaincu plus de 60 % de l’électorat. Pas facile de déterminer dans quelle mesure les électeurs ont voté VB ou N-VA en raison de leur discours sur les migrations. Reste une certitude : au cours des mois qui ont suivi les élections communales, tant le VB que la N-VA ont tenté de donner une place encore plus prépondérante à la question des étrangers. Au point de claquer la porte du gouvernement fédéral dans le cas de la N-VA, en refusant de signer le pacte de Marrakech.

Alors qu’en Flandre, près de quatre électeurs sur dix ont voté N-VA ou VB, en Belgique francophone, les partis populistes et d’extrême droite, cherchant à surfer sur la question des migrations, ont fait de la figuration. Le Parti populaire de Mischaël Modrikamen n’a obtenu que quelques maigres pour cent. Les petits partis d’extrême droite comme Nation ou Agir ont fait pire encore. Avant le scrutin, le groupe antifasciste RésistanceS avait déjà signalé, chiffres à la clé, que le nombre de listes d’extrême droite et le nombre de candidats sur ces listes avaient diminué à Bruxelles et en Wallonie par rapport à 2006 et 2012.

Accoutumance

Selon Guido Fonteyn, « spécialiste de la Wallonie » pour les Flamands, si la migration semble peu émouvoir l’électorat en Belgique francophone, c’est avant tout en raison de facteurs économiques. L’ancien journaliste du Standaard fait observer que la Wallonie est confrontée depuis bien plus longtemps que la Flandre à la migration, ce qui a engendré une sorte d’accoutumance. « Le succès de l’industrie wallonne a attiré un grand nombre de Flamands. Il y avait du travail en Wallonie et des centaines de milliers de Flamands sont partis s’y installer. Après sont arrivés les Italiens. Il suffit de regarder les noms de famille de nombreux francophones de Belgique pour comprendre que leurs racines se trouvent en Flandre ou en Italie. Pour les Wallons, la migration est un phénomène présent depuis des générations. Pour les Flamands, la situation est différente. »

Le publiciste Tom Naegels est moins convaincu de l’impact de ce pan d’histoire sur l’attitude à l’égard des migrations. Écrivant actuellement une histoire migratoire de la Belgique, il met en garde face à ce qu’il appelle le « mythe de la tolérance ». « La Wallonie est effectivement confrontée à la migration depuis plus longtemps que la Flandre, mais cela n’implique pas automatiquement une plus grande tolérance à l’égard des migrants. Croire que ces premiers flux migratoires en provenance de Flandre puis d’Italie se sont déroulés sans heurts relève du mythe absolu. Il existe pléthore de témoignages de racisme effréné, à l’encontre tant des Flamands que des Italiens. Ce n’est que quand les immigrés flamands et italiens ont intégré la classe moyenne que le racisme s’est dissipé, lentement mais sûrement. »

Selon Tom Naegels, il n’y a aucun fondement à l’idée selon laquelle les Wallons sont simplement devenus plus tolérants que les Flamands au fil du temps. « Je me souviens de l’étonnement qu’ont suscité, à l’époque, les premières percées du Vlaams Blok à Anvers. Une ville portuaire exposée depuis des siècles à des influences du monde entier ne pouvait tout de même pas être xénophobe ! » Les Pays-Bas connaissent une situation analogue, estime Naegels. « Pendant des années, on a fait l’éloge de la tolérance néerlandaise. Pendant que le Vlaams Blok grandissait à vue d’œil en Flandre, les petits partis d’extrême droite restaient marginaux aux Pays-Bas. Jusqu’à ce que Pim Fortuyn fasse surface. Aujour­d’hui, c’est Geert Wilders qui endosse ce costume. Soit la fameuse tolérance a fondu comme neige au soleil, soit elle a toujours été en grande partie un mythe, et les Pays-Bas n’avaient jamais connu auparavant de politiciens d’extrême droite qui jouaient la bonne partition. »

Quelque chose de similaire pourrait être à l’œuvre en Wallonie. Les petits partis comme Agir, Nation et le Parti populaire manquent de personnalités politiques fortes et charismatiques. L’ancien Front national belge souffre du même mal. Entre eux, tout n’est que conflits et manigance. En l’absence de partis d’extrême droite significatifs, le thème de la migration flotte dans l’air, sans être récupéré. Les partis traditionnels le contournent avec soin. Quand la N-VA a fait sauter le gouvernement Michel, à la fin de l’année dernière, c’est le MR – qui est tout de même le parti traditionnel francophone le plus à droite – qui a montré son visage humain et a tenu farouchement tête.

Roger Nols et José Happart

Pourtant, il fut un temps où les partis traditionnels francophones exploitaient eux aussi sans vergogne le thème de la migration et les peurs qui l’accompagnent, même si cette approche se limitait essentiellement à l’échelon local. Dans les années 80, le bourgmestre de Schaerbeek Roger Nols menait une politique résolument hostile aux étrangers. Son refus d’inscrire des étrangers, sa tentative (ratée) d’interdire les inscriptions en arabe sur les devantures de commerces, ou encore son arrivée à l’hôtel de ville à dos de chameau et en djellaba, pourraient être tout droit sortis d’un tract du Vlaams Belang. Le plus saisissant est peut-être que son plan (illégal) de refus d’inscription des étrangers ait reçu, en 1984, grâce au ministre de l’Intérieur de l’époque Jean Gol, un fondement légal via la nouvelle loi relative aux étrangers, la fameuse « loi Gol ».

Aujourd’hui, il semble impensable que le MR du Premier ministre Charles Michel agisse de la sorte, mais Jean Gol a bien été président du PRL, l’ancêtre de l’actuel Mouvement réformateur. « Dans les années 80, la politique bruxelloise était imprégnée de racisme. On le voyait au PRL, mais dans une certaine mesure aussi au PS, relate Tom Naegels. Ce qui est étonnant, c’est qu’il n’en reste pratiquement plus rien aujour­d’hui. Bruxelles a une très forte concentration de migrants, ce qui veut dire que, comme beaucoup d’autres villes, elle offre un terreau fertile aux discours classiques d’extrême droite. Or, les partis politiques défendant ces idées y sont quasi inexistants. »

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Elections législatives et provinciales (Nols et Vandenhaute, PRL). (1985).
A.V.B. / A.S.B. Cl. Affiches 1900-339. Tous droits réservés

Naegels n’a pas d’explication immédiate à ce constat, sauf l’absence citée précédemment de personnel politique charismatique. « À Bruxelles, il n’y a tout simplement aucun parti qui politise le sujet. Certains s’y refusent pour des raisons idéologiques, là où d’autres n’y rechigneraient pas mais manquent de personnalités du niveau de Filip Dewinter ou Geert Wilders. » Jean-Benoît Pilet, professeur de sciences politiques à l’ULB, est lui aussi convaincu par cette hypothèse. « Lorsque le nationalisme est moins prégnant, comme en Belgique francophone, il est clairement plus difficile de lancer un mouvement anti-immigration. Le constat est le même dans des pays comme l’Espagne, le Portugal ou l’Allemagne. »

À cet égard, Guido Fonteyn insiste également sur le sens historiquement différent qu’a pris l’extrême droite en Belgique francophone. En Flandre, l’extrême droite est depuis toujours solidement ancrée dans le Mouvement flamand et peut s’appuyer sur ses structures robustes. Là où le nationalisme flamand est un nationalisme populaire, le rexisme de Degrelle, à l’approche de la Seconde Guerre mondiale, était fermement belgicain.

Le sang et le sol

« Depuis la Seconde Guerre mondiale, il existe une sorte d’association évidente entre xénophobie et nationalisme d’extrême droite », avance l’historien Koen Aerts (Université de Gand), qui étudie la collaboration et la répression et a conçu avec la chaîne Canvas la captivante série Kinderen van de collaboratie. « L’exploitation du thème de la migration par l’extrême droite est, si l’on peut dire, parfaitement logique, et cadre parfaitement dans la pensée classique du “nous contre eux” et dans un discours fondé – dans sa forme la plus pure – sur le sang et le sol. Le Mouvement flamand était à l’origine un mouvement social, mais cette lutte sociale est aujourd’hui gagnée. En outre, la collaboration a donné au mot “flamand” une vilaine consonance pendant la Seconde Guerre mondiale. Pour la gauche, notamment, il est devenu difficile, de nos jours, de revendiquer le nationalisme flamand. »

Une partie importante du Mouvement flamand a par conséquent dérivé à droite, souvent jusqu’à l’extrémisme. Au sud du pays, des courants nationalistes et rattachistes existaient et existent toujours, mais ont été, beaucoup plus qu’en Flandre, incorporés dans les partis classiques. José Happart, l’ancien bourgmestre des Fourons, en est probablement l’exemple le plus connu. En tant que nationaliste wallon affirmé, il plaidait pour le rattachement des Fourons à la province de Liège. Tout comme le PRL a finalement accueilli le bourgmestre d’extrême droite de Schaerbeek Roger Nols dans ses rangs, le PS a ouvert ses portes à José Happart. En 1984, Happart s’est vu offrir une place sur la liste européenne du PS en tant que candidat indépendant. Peu après, il a pris sa carte du parti. Mais aujourd’hui encore, les politiciens qui jouent la carte nationaliste ou anti-migration sont incorporés dans les partis classiques. Jean-Benoît Pilet cite le cas d’Alain Destexhe (MR). « Pour glaner une réaction dans les débats sur la migration, les médias francophones sollicitent Destexhe, qui est plus critique sur le sujet que Charles Michel. Personne ne va demander l’avis du Parti populaire ou de Nation. Comme ces partis ne sont pas crédibles, ils ne reçoivent aucune tribune. »

La chercheuse néerlandaise Léonie de Jonge a mené une étude sur le rôle des médias dans le succès des partis de droite populiste dans le Benelux. Elle aussi a constaté une grande différence d’approche entre les médias flamands et francophones. « Au Luxembourg et en Wallonie, les partis de droite populiste sont mis totalement hors jeu, alors qu’en Flandre et aux Pays-Bas, les journalistes se montrent généralement plus cléments », a-t-elle affirmé au Nieuwe Reporter, une plateforme journalistique néerlandaise.

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Campagne N-VA contre le pacte migratoire reprise par le Vlaams Belang fin 2018.

Collabos versus résistants

Avant et pendant la Seconde Guerre mondiale, le Mouvement flamand et le Mouvement wallon ont fait des choix contraires qui, aujourd’hui encore, façonnent le nationalisme et l’extrême droite en Flandre et en Wallonie. C’est sans doute le moment charnière expliquant les différences actuelles. La collaboration avec l’occupant allemand, au Nord. L’entrée en résistance au Sud. Un autre basculement se situe à la fin des années 70. En Flandre, les nationalistes flamands ont mis de côté pendant une longue période leurs profils idéologiques souvent très différents en s’unissant dans la Volksunie. À Bruxelles et en Wallonie, un phénomène similaire s’est produit au sein du FDF et du Rassemblement wallon, respectivement.

Mais l’approbation du pacte d’Egmont par la Volksunie en 1977 a causé l’inévitable implosion de ce parti. À l’époque, il a été question, avant l’heure, de constituer trois Régions et de donner des droits spécifiques aux francophones de la périphérie bruxelloise, ce qui était combattu par les nationalistes flamands. Deux listes issues de cette division de la Volksunie se sont finalement unies sous le nom « Vlaams Blok ». Dans un ouvrage célèbre en Flandre, l’« Oranje Boekje », le fondateur du Blok Karel Dillen plaidait pour « le retour d’une très grande majorité de travailleurs immigrés non européens vers leur pays d’origine », et ce « dans un délai raisonnable ». Ainsi, pour la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale, un programme de parti explicitement xénophobe voyait le jour.

Le thème de la migration était donc inscrit dès le début dans les principes du Vlaams Blok. Initialement, le parti jouait principalement la carte nationaliste flamande, mais l’arrivée de Filip Dewinter a tout changé. C’est lui qui a flairé le potentiel électoral de la question des étrangers et qui l’a montée en épingle aux élections. Le 24 novembre 1991, la Flandre a connu le premier d’une longue série de dimanches noirs. Le Vlaams Blok a percé. Le lien entre le nationalisme flamand et la xénophobie, qui était resté latent pendant plusieurs décennies après la Seconde Guerre mondiale, surtout au niveau des partis politiques, a brusquement refait surface – sans avoir jamais vraiment disparu.

La force du Mouvement flamand

En Belgique francophone, l’extrême droite n’a pas, ou presque, de mouvements de jeunesse, de clubs d’étudiants, de réseaux culturels ou de cercles d’affaires comparables à ceux où sont formées les nouvelles générations de nationalistes flamands. Il n’existe pas d’organisations comme le Vlaamse Debatclub, où les désaccords politiques entre Vlaams Belang et N-VA sont mis de côté pour réfléchir ensemble à l’indépendance de la Flandre et au chemin qui doit y mener.

En Flandre, aujourd’hui encore, des centaines d’enfants de familles nationalistes se retrouvent le week-end dans les antennes de la Vlaams Nationalistische Jeugd, le mouvement de jeunesse officieux du Vlaams Belang, plutôt qu’aux scouts ou au patro. Les étudiants flamands aux affinités d’extrême droite rejoignent la NSV (l’Association des étudiants nationalistes) ou le KVHV (l’Union des étudiants catholiques flamands). Il suffit de consulter la liste des présidents et des rédacteurs en chef de leurs journaux pour constater le rôle de pépinière que joue ce réseau pour les futurs politiciens nationalistes, et souvent d’extrême droite. Ce réseau permet ce qui n’est pas possible en Belgique francophone : continuer de donner forme, par-delà les clivages entre partis politiques – principalement le Vlaams Belang et la N-VA, mais aussi, dans une moindre mesure, le CD&V et l’Open VLD –, à une interprétation de droite ou d’extrême droite de la pensée nationaliste flamande.

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Campagne électorale communale de José Happart (1988).
Hubert Grooteclaes. Fonds d’histoire du Mouvement wallon.. Tous droits réservés

La position de force de la N-VA dans le paysage politique flamand a, dans une certaine mesure, extirpé l’extrême droite des limbes. La fameuse campagne de la N-VA contre la migration, qui a nettement contribué à faire un sort à la coalition suédoise, différait très peu de la manière dont le Vlaams Belang fait sa promotion. Ce positionnement dédouane l’extrême droite.

Le thème de la migration joue à cet égard un rôle crucial. De nouvelles organisations flamandes comme le groupuscule néofasciste Schild & Vrienden de Dries Van Langenhove, sont bâties sur les mêmes fondements flamands et comptent des membres tant à la N-VA qu’au VB. Ce groupe a assuré la sécurité lors de discours de l’ex-secrétaire d’État Theo Francken (N-VA), mais, dans le même temps, Van Langenhove tirera la liste Vlaams Belang à la Chambre dans le Brabant flamand aux prochaines élections. La nouvelle génération de l’extrême droite puise à l’envi dans le thème de la migration. Elle s’inscrit également dans le mouvement international Alt-right et s’en inspire. De cette manière, le Mouvement flamand continue de jouer indirectement son rôle de terreau de l’extrême droite et du discours anti-migration qu’elle véhicule. Et la différence entre la Flandre et la Belgique francophone ne fait ainsi que s’approfondir.

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