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Enfants proies

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Orfée Grandhomme. CC BY-NC-ND.

En 2012, la Fédération Wallonie-Bruxelles engage un partenariat avec l’asbl Tumaini pour organiser l’adoption d’enfants congolais. Les perspectives étaient prometteuses. Le fiasco est complet. Frais excessifs, faux documents, maltraitance, vol d’enfants : c’est le pire de l’adoption.

« Je m’appelle Anna. On a écrit que j’ai 5 ans mais c’est pas vrai. J’ai 4 ans et on m’a réveillée. On est sortis de l’avion. Un long couloir bien propre. Cet aéroport gris métallique avec plein de Blancs. J’en ai jamais vu autant. Nous sommes onze enfants à être montés dans l’avion, à avoir quitté la maison Tumaini, à Kinshasa. Sans même dire au revoir à tonton Kitambo.

Nous sommes alors tous rassemblés dans une pièce, enfants noirs et parents blancs. Il y a des jeux, des présentations. Une dame porte, comme moi, une fleur sur une pancarte fixée autour du cou. Elle me parle. Je ne comprends rien. Je joue. Puis tout le monde part. Des grands Blancs avec des petits Noirs. La dame à la pancarte veut partir avec moi. Je suis la seule à pleurer. Alors le grand frère qui nous avait accompagnés pour pas que nous ayons peur de l’avion a dit de ne pas pleurer, il a dit qu’on viendrait me rechercher.

Je l’ai cru. Pendant une semaine, tous les matins, j’ai frappé la dame. Je me suis habillée, j’ai mis ma culotte, mes chaussettes, mes chaussures, mon pantalon, mon T-shirt, ma veste. J’ai noué mes cheveux dans un élastique et j’ai mis mon sac à dos. Je me suis positionnée en face de la fenêtre. Du deuxième étage de chez cette dame, on voyait bien le carrefour. J’ai attendu. Personne n’est venu me chercher. C’était pas vrai.

Quand j’ai pu parler le français. J’ai dit à la dame. “T’es pas ma maman. J’en ai une au village.” En peignant mes poupées, je lui ai raconté Gemena, mes sœurs, mes parents. Elle me disait : “Je crois que tu confonds ma chérie. C’est une dame qui s’est comportée comme une maman.” Mais c’est pas vrai. Mes parents vivent au Congo. Ma colère, c’était pour survivre. Elle est partie. Un peu. Avec le temps. La dame est devenue ma maman adoptive.

Elle a dit au journaliste qu’il peut tout raconter. Cette histoire, c’est quand même aussi la sienne. Elle a dit aussi : “Je ne veux pas qu’on la reconnaisse. Elle se souvient de beaucoup, mais c’est moi qui lui expliquerai son parcours.” C’est pour ça que, dans ce texte, on m’appellera Anna. Mais je m’appelle pas Anna. L’histoire commence avec un mensonge. Un de plus. »

Tout commence en 2011. La Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB) décide de mener des adoptions au Congo. Pari risqué. À la fin de ce récit, il y aura une directrice incarcérée, une instruction judiciaire du parquet fédéral, des enfants mal nourris, un Congolais détenu depuis 13 mois sans le moindre procès, des parents déchirés, au Congo comme en Belgique. Des enfants entre deux familles. Un beau gâchis. Et cette intervention de Rachid Madrane, l’actuel ministre de l’Aide à la jeunesse (PS), au parlement de la FWB, le 28 mars 2017 : « Une enquête interne au sein de l’administration n’a mis en évidence aucun dysfonctionnement dans le chef de la direction de l’Adoption, l’Autorité centrale communautaire (ACC) de l’administration générale de l’Aide à la jeunesse. » Reste alors cette question : si tout a fonctionné, suffit-il d’une seule personne pour que tout le système d’adoption internationale dérape ?

Au lancement du projet, la ministre de l’époque, Evelyne Huytebroeck (Écolo), assure que toutes les garanties sont données pour des adoptions au Congo. Pendant deux ans, les missions sur le terrain, les rencontres et rapports officiels permettent d’ouvrir la voie. Cela avec le concours du professeur Ndomba Kabeya, magistrat et sommité des droits de l’enfant au Congo, qui assure le suivi des dossiers sur le plan judiciaire depuis Kinshasa.

Et surtout, il y a ce partenaire créé en 2008 : Tumaini. « Espoir » en swahili. Une de ses fondatrices, Géraldine Mathieu, est une référence académique dans les questions de filiation et d’adoption. Elle est membre du Conseil supérieur de l’adoption de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Sa seule présence au sein de l’asbl Tumaini offre des garanties de sérieux. Et, enfin, il y a Julienne Mpemba, juriste à la Région wallonne, fille de Belgique et du Congo.

Pour accompagner Tumaini, deux organismes agréés d’adoption (OAA), intermédiaires obligés pour une adoption internationale en Belgique, s’annoncent partenaires de Tumaini : Larisa et Sourires d’enfants. Tout est prêt. Sauf un plan financier prouvant que l’orphelinat basé à Kinshasa sera viable. La recherche de nouvelles collaborations par l’Autorité centrale communautaire, comme le précise son rapport d’activités de 2011-2012, s’inscrit pourtant dans « la lutte contre les profits indus, la recherche des garanties optimales sur l’adoptabilité juridique et psychosociale des enfants proposés à l’adoption, la transparence financière… » Un détail sans doute.

Dossier mal ficelé

À l’époque, un petit coup d’œil aux documents internes de l’asbl Tumaini aurait-il suffi à abîmer la confiance des autorités publiques ? Aucun compte annuel n’est déposé depuis quatre ans. Et un constat troublant : en 2009, le conseil d’administration de Tumaini se rassemble chez son président, Rufin Makoso, à Marche-les-Dames. Les adoptions sont déjà évoquées, mais Tumaini mène alors surtout des projets de parrainage. Cent vingt-cinq euros par an et vous assurez la scolarité d’un enfant. Dix enfants sont déjà pris en charge. C’est en tout cas ce qu’a expliqué Julienne Mpemba au journaliste de Passe-Partout, l’hebdo gratuit du groupe L’Avenir, qui, très intéressé, demande à suivre le projet. Problème, acté dans le procès-verbal de l’assemblée générale : s’il y a bien des engagements fermes pour les parrainages, l’asbl ne soutient encore aucun enfant ! Parant au plus pressé, Julienne Mpemba fait marcher ses relations et demande à trois pastorales congolaises (de Mwenga-Kasika, d’Uvira et de Kiliba), qui travaillent avec des orphelins, de lui envoyer dans la semaine des dossiers et photos d’enfants. Vite fait, bien fait.

Fins de mois difficiles

2012. Une première vague d’adoptions est lancée. La collaboration entre la Fédération Wallonie-Bruxelles et Tumaini est louée de toutes parts. Julienne Mpemba s’installe au Congo et en profite pour lancer « Kabuya Diombelay Clement », une structure dont l’objet est d’organiser « des pèlerinages et voyages touristiques » au Congo, mais aussi la « défense des droits des femmes, des enfants et des personnes handicapées ». La mise en route est délicate. Dans un courrier privé, Julienne Mpemba informe un ami des difficultés financières auxquelles elle fait face pour monter l’orphelinat. « Des fins de mois très difficiles » pour « nourrir les enfants jusque-là sur fonds propres. » Le discours plaintif restera inchangé pendant quatre ans.

Cette fervente catholique s’en remet à Dieu. Mais pas uniquement. Les OAA verseront des avances pour monter le projet et l’orphelinat reçoit 5 000 dollars par enfant adopté, la somme couvrant les frais d’accueil des enfants. La société anversoise Deme, active dans le dragage et présente en Afrique, signe la même année un don de 25 000 euros à Tumaini. Et jusqu’à la mi-2013, l’OAA Sourires d’enfants versera 45 000 dollars en tant qu’avances sur des adoptions qui, au final, ne se feront jamais…

Malgré ces « difficultés financières », l’asbl a visiblement des ambitions qui dépassent les frontières de Kinshasa. Elle demande 20 000 euros à la Fondation Roi Baudouin pour rénover une école à Mbutu Mbemba, dans le Bas-Congo. Le projet ne sera pas soutenu.

Treize enfants congolais seront adoptés en 2012 et 2013 et, à en croire l’ex-ministre Evelyne Huytebroeck, « chacune de ces adoptions a été strictement supervisée et contrôlée par l’ACC (en amont et pendant la procédure judiciaire congolaise) ». Ce contrôle de l’administration n’est plus assumé par le professeur Ndomba. Celui-ci, garant des procédures juridiques au Congo, jette l’éponge fin 2012. La raison ? Un désaccord personnel avec Tumaini sur l’organisation du suivi des dossiers. L’homme de loi n’a jamais remis en question le fond des dossiers. Pourtant, à Médor, il explique que Tumaini le trouvait « trop sévère ».

En février 2012, Evelyne Huytebroeck visite l’orphelinat, logé dans le quartier de Ngaliema (Kinshasa). L’encadrement est remarquable. Des parents belges viennent y chercher leurs enfants au mois de mai. Cela ne se passe pas sans heurts. Des frais jugés indus par les parents sont réclamés. D’autres témoignages sont plus inquiétants : « J’avais reçu des photos de deux filles différentes. Quand je suis arrivée à Kinshasa, j’ai attendu ma fille pendant quatre jours parce qu’elle était partie en excursion. À 15 mois ! Aucun enfant de mes amis n’était présent à l’orphelinat. On s’est fâchés. On a pris peur. On a tout signifié aux OAA et à l’ACC » (les organismes d’adoption et de contrôle de la Fédération Wallonie-Bruxelles, pour rappel).

Au même moment, Julienne Mpemba, au train de vie luxueux (appartement prestigieux et 4 × 4 haut de gamme), est en contact avec un partenaire américain, Journeys of the Heart, pour également organiser des adoptions. Une famille américaine se fera délester de 20 000 dollars pour un enfant, dont on leur annoncera la mort et qui sera adopté… en Belgique.

Deux plus un gratuit

Le 25 septembre 2013, le Congo impose un moratoire sur l’adoption internationale de ses enfants. Motif : des fraudes et la frayeur très chrétienne d’une adoption par des couples homosexuels. Même si tous les documents sont en ordre, la Direction générale de Migration de la RDC ne délivre plus de bons de sortie. En clair, plus un seul orphelin congolais ne quitte la mère patrie. Réagissant rapidement, la Fédération Wallonie-Bruxelles sera parmi les premières à suspendre les adoptions avec le Congo.

Les dossiers belges ne sont pas visés par les soupçons de fraude, et la confiance rè­gne entre Tumaini et la Fédération Wallonie-Bruxelles. Deux signaux inquiétants arrivent pourtant en fin d’année à Didier Dehou, directeur du service d’adoption de la FWB. D’abord, Alex raconte son expérience d’adoption avec Tumaini. Ce Belge vit à Kinshasa. Lui et son épouse ont contacté Tumaini fin 2012 pour adopter deux enfants. Les premiers contacts sont idylliques. Le couple belge paie 14 400 dollars et, un soir de février 2013, Julienne Mpemba se présente avec une nounou chez Alex. Elles portent chacune un bébé qu’elles confient au couple. Les enfants dorment et se réveilleront chez des inconnus le lendemain. On fait mieux comme approche éthique. Alex s’inquiète de l’absence de dossier médical. Selon ses dires, il recevra après plusieurs demandes les carnets de vaccination avec pesée des enfants, mais aucune autre donnée médicale.

Quelques jours plus tard, Julienne Mpemba débarque en pleurs. « Pardon Alex, pardon ! » Mais qu’est-ce qu’il y a Julienne ? « Nous nous sommes trompés de dossier, votre Sophie est séropositive. » Mais qu’Alex soit rassuré, Julienne peut… échanger l’enfant. Alex la met poliment dehors. Il la rencontrera encore une fois, pour s’expliquer, à la Pâtisserie nouvelle, endroit chic de la vie kinoise. Julienne Mpemba lui proposera un troisième bébé « gratuit » pour s’excuser. L’enfant, Céline, attendait dans la voiture avec une nounou pendant toute la discussion. Julienne Mpemba contestera les faits.

Histoire d’abîmer un peu plus la relation de confiance, Tumaini a emprunté à Alex 20 000 dollars en décembre 2012. Le prêt est supposé à très court terme, mais Alex peine à recevoir les premiers remboursements, alerte qui il peut. Le SPF Justice lui demandera de coucher par écrit son expérience, ce qu’il fera en novembre 2013 (il y a encore 4 000 dollars à rembourser). Julienne Mpemba se fendra d’une lettre de six pages pour répondre aux accusations, expliquant son engagement sans faille, elle qui « aime les enfants Tumaini » comme ses propres enfants.

Mafia et vols d’enfants

Fin décembre 2013, un autre mail tombe dans la boîte de Didier Dehou. Il est alerté par un « flash-info » de l’ONG congolaise Les Amis de Nelson Mandela pour la défense des droits humains (ANMDH). Datant du 16 décembre 2013, ce bulletin d’information mentionne que « des réseaux bien organisés qui se cachent derrière des ONG d’actions philanthropiques s’évertuent à occasionner les vols et la vente des enfants ».

Les Amis de Mandela évoquent des faits de mai 2013 et une « première enquête d’Interpol (…) vers une ONG dénommée Tumaini ». L’accusation de l’association est lourde : Tumaini volerait des enfants dans les quartiers kinois pour les placer en orphelinat et, dans un deuxième temps, « vendre les enfants à l’étranger ». Des faits qui remonteraient à mai 2013. Le 19 décembre 2013, confrontée par la police aux familles congolaises, Julienne Mpemba nie toute implication, mais elle leur promet de s’investir pour que leurs enfants volés soient retrouvés. Gageure réussie pour deux des enfants quinze jours plus tard… Un expert du Congo attire notre attention sur la difficulté d’y identifier les associations, la méfiance nécessaire à avoir, dans un climat souvent tendu, face à des accusations qui peuvent avoir pour seul objectif de nuire. Mais l’ANMDH, membre du réseau Pax Christi International, avance des faits précis. Contacté par Médor, Robert Ilunga Numbi, directeur général des ANMDH, qualifie Tumaini de « réseau mafieux qu’il fallait dénoncer ».

Ce qui est certain : le service adoption de la Fédération Wallonie-Bruxelles a bien reçu le courrier d’Alex et le dossier des Amis de Mandela. Par deux fois, il demandera des éclaircissements à Julienne Mpemba. L’ex-ministre, Evelyne Huytebroeck dit aujourd’hui n’avoir jamais été avertie de ces courriers. « Au contraire, on m’assurait que le partenaire avait toute notre confiance. J’imagine que si nous avions eu le moindre soupçon sur l’adoptabilité des enfants, la législation belge est tellement stricte que nous aurions dû stopper la procédure. »

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Orfée Grandhomme. CC BY-NC-ND

En campagne

Pour les douze familles dont les enfants sont bloqués par le moratoire congolais, la somme versée par les parents doit permet­tre à l’orphelinat de fonctionner pendant un an. Sur proposition d’Huytebroeck, la Loterie nationale octroie par ailleurs 10 000 euros à l’asbl Tumaini. Une année s’écoule, quasi sans contact, sans information, sans photos pour les familles.

Julienne Mpemba donne peu signe de vie. Est-elle trop occupée par sa campagne électorale ? Elle se présente sur les listes du Parti socialiste aux élections européennes de mai 2014, 8e de liste derrière Marie Arena et Marc Tarabella. Mais ces locomotives ne parviendront pas à faire décoller la popularité de la Belgo-Congolaise : elle récolte 116 voix. Pas dépitée pour autant, elle continuera à militer au sein de la section namuroise socialiste.

Côté adoption et majorité changeante oblige, Evelyne Huytebroeck (Écolo) cède son poste de ministre à Rachid Madrane (PS). Au sein du nouveau cabinet, c’est Eric Mercenier, chef cab adjoint, qui reprend le dossier « Tumaini ». Ce passionné de voile voit se lever la tempête fin 2014. Il reste alors douze enfants à sortir du Congo.

En novembre, les parents reçoivent une deuxième photo de leur enfant. La maman d’Anna ne reconnaît pas la fille adoptive qu’on lui annonçait. L’OAA Larisa tempère, met cela sur le coup de l’émotion. En décembre, une épidémie de fièvre typhoïde inquiète les autorités belges, qui décident de visiter l’orphelinat. Il manque une information pratique à l’employée de l’ambassade belge et à Kathryn Brahy, déléguée générale Wallonie-Bruxelles à Kinshasa : l’adresse de l’orphelinat. Il a déménagé et… Julienne Mpemba refuse de donner la nouvelle adresse. On a perdu la trace des douze enfants. Un appel du cabinet Madrane débloquera la situation (Eric Mercenier ne s’en souvient cependant pas). Les deux rapports qui suivent sont catastrophiques : l’orphelinat a rejoint un lieu sordide. Le déménagement aurait été forcé à la suite de loyers impayés. Il y a du personnel, mais pas de moustiquaire, pas de cuisine, pas de stock de nourriture, pas de stock d’eau. Des salaires impayés. De l’électricité un jour sur deux. Et l’absence d’un cahier de comptes. Les enfants paraissent en relative bonne forme mais affaiblis. Une proposition de solution concrète est faite : placer un gestionnaire présent quotidiennement à Tumaini.

Dans la même période, les parents belges sont conviés par les autorités de la Fédération Wallonie-Bruxelles au restaurant namurois « Le Pâtanthrope ». Ils espèrent avoir enfin des nouvelles de leurs enfants. Didier Dehou et les OAA sont de la partie. Au menu : règlement de comptes. On parle argent et la rencontre est houleuse. Julienne Mpemba et Alice Copette, une amie qui tient un rôle officieux de comptable, annoncent de grosses difficultés financières. Elles réclament 350 euros par mois par enfant. Des parents acquiescent. Mais la majorité se méfie. « Nous étions dans une situation atroce, explique ce père. Quels mauvais parents étions-nous, si nous refusions aveuglément de payer cet organisme, parce que personne n’était capable de justifier le montant réclamé ? Ne pas payer nous semblait immoral, mais payer sans justification, aussi. » Au final, ce couple paiera. Les autres proposeront des récoltes de fonds ou l’envoi de nourriture. Face à cette résistance des parents, le duo Mpemba/Copette ne décolère pas.

On continue !

Tumaini déménage vers un lieu moins sordide, mais les parents sont de plus en plus inquiets. Au retour d’une mission de la Fédération Wallonie-Bruxelles sur place en février 2015 (qui constatera entre autres l’absence de rapports médicaux), la même famille ne reconnaît toujours pas son enfant sur les photos. Leur fille a poussé de deux ans en six mois. Elle est trop grande, trop différente. C’est Anna. Après plusieurs échanges avec Tumaini, l’évidence est enfin reconnue : excuses et mea culpa, il y a confusion. L’établissement accueille deux Sylvie, deux Anna, deux Françoise… Les dossiers se seraient croisés.

Pour une experte du secteur de l’adoption travaillant dans un organisme agréé, les choses sont claires : « J’aurais tout arrêté. Cela aurait été un drame pour les parents. Une déchirure. Mais cela devenait trop risqué. » Mais on ne va pas tout arrêter. Le cabinet Madrane demande alors qu’une vérification approfondie des dossiers soit menée. L’administration, qui ne recevra pas les rapports, s’en remet à… Julienne Mpemba pour faire la clarté sur cette erreur. Nous sommes en avril 2015. « Nous avons tous les procès-verbaux et les documents de placement dans les dossiers, explique Geneviève Gilson, de l’asbl d’adoption Larisa. Ce sont par ailleurs des pièces requises pour les procédures. » Certains de ces documents seraient des faux.

En juin 2015, l’administration de la Fédération Wallonie-Bruxelles « maintient sa confiance » en Tumaini. Julienne Mpemba en vient pourtant à faire des calculs aberrants. Sur la base d’un budget mensuel de 10 500 euros pour l’orphelinat (30 enfants), sans décompte précis, elle réclame 56 000 euros aux parents des douze enfants toujours bloqués au Congo. La directrice se dit par ailleurs acculée par les dettes et soumise à une saisie sur salaire de 820 euros par mois. Les parents ont alors déjà payé 6 800 euros supplémentaires, s’ajoutant aux 5 000 dollars prévus par enfant (et aux 1 250 euros pour le suivi médical). La FWB, via Larisa, verse 27 000 euros à Tumaini. Soit près de trois fois le montant qu’elle aurait dû payer si elle avait respecté ses propres critères, à savoir 217 euros/mois à partir d’octobre 2014. Pour les 29 000 euros restants, bien sûr, Julienne Mpemba compte sur les parents. Et annonce très clairement les règles du jeu : ceux qui ne paieront pas n’auront pas leur enfant ! Du kidnapping annoncé et, cette fois, la FWB tremble. C’est que Julienne Mpemba a le bras aussi long que le fleuve Congo. Elle a des relations, fut ou est la maîtresse d’Évariste Bochab, ex-étudiant en droit de l’UCL mais, surtout, ex-président de l’Assemblée nationale et vice-Premier ministre de l’Intérieur et de la Sécurité du Congo. Excusez du peu.

La rançon

Le 6 juillet 2015, Koen Geens, ministre fédéral de la Justice, écrit à son collègue francophone Rachid Madrane au sujet des adoptions. Il signale les nombreuses erreurs matérielles, les documents différents remis à l’ambassade, l’omniprésence de Julienne Mpemba dans la procédure (elle est tutrice de tous les enfants) et le non-respect du principe de subsidiarité. Bref, l’État belge, un éminent ministre et à travers lui nos institutions admettent une grande incertitude sur l’origine des enfants… tout en leur souhaitant la bienvenue sur le sol belge ! Surréaliste. Pour Eric Mercenier, ce courrier du ministre est un « parapluie pour se protéger au cas où cela tournerait mal ».

Plutôt bien vu alors. En octobre, un des douze enfants rentre en Belgique. Il pèse 5,7 kilos à 2,5 ans – un cas sévère de malnutrition (lire « La double promesse » sur medor.coop). Le retour des autres est proche. En accord avec les Affaires étrangères, Eric Mercenier (cabinet Madrane) négocie. Maximum 15 000 euros pour couvrir les derniers mois. Soit le cash de la Fédération Wallonie-Bruxelles disponible à Kinshasa, équivalant à plus de 400 euros par enfant et par mois. Début novembre 2015, les enfants peuvent partir. Mais Julienne Mpem­ba les retient. Elle est accusée de rapt d’enfants. Une plainte est déposée en Belgique et les choses s’emballent.

En février 2016, une ONG congolaise, Rodechic, dénonce par voie de presse le kidnapping par Tumaini, en mai 2015, de trois enfants à Gemena, à 800 kilomètres de Kinshasa. En avril 2016, des journalistes de Het Laatste Nieuws rencontrent les parents congolais à qui on a volé un enfant. Quatre cas, dont celui d’Anna, seraient concernés. Le fixeur des journalistes, Dieu Merci Kitambo, est l’homme qui a amené les enfants à Kinshasa. Il assure qu’ils devaient revenir à Gemena, qu’il s’est fait rouler par Julienne Mpemba. Impossible de le rencontrer. Dieu Merci Kitambo est incarcéré depuis… plus de deux ans dans les geôles de l’Agence nationale des renseignements (ANR). Dans son « rapport d’audition de Sieur Kitambo Boso Dieu Merci » du 5 mai 2017, l’ANR considère qu’« il y a lieu de solliciter sa relaxe, étant donné qu’il est un plaignant sur qui ne pèse aucun indice de culpabilité ». L’avocat de Dieu Merci Kitambo invoque des interventions politiques pour maintenir son client en détention et ne pas compliquer le dossier de madame Mpemba…

Elle aussi, Julienne Mpemba, présumée innocente, est aujourd’hui maintenue en détention préventive à la prison de Marche-en-Famenne. Via son avocat, elle n’a pas souhaité donner suite à nos questions.

L’enquête du parquet fédéral en cours, sur des faits de traite des êtres humains et de faux et usage de faux, déterminera les responsabilités de chacun.

Jusqu’en octobre 2017, l’orphelinat Tumaini a continué à publier des photos d’enfants accueillis au sein de son organisation. Comment travaille-t-il ? Avec qui ? Et quels financements ? Et qui est responsable de cette débâcle ? L’absence de comptes de Tumaini, la défection du professeur Ndomba, la mauvaise expérience d’Alex, le rapport des Amis de Mandela, les témoignages des parents, les rapports catastrophiques, l’exigence de financement important, la difficulté à rencontrer les enfants et la confusion des photos n’étaient-ils pas des signaux pour éviter le dénouement tragique des adoptions via Tumaini ? Les parents n’ont cessé d’alerter les autorités publiques.

Le cabinet Huytebroeck, qui avait porté l’initiative, a passé la main. Le professeur Ndomba a quitté le projet fin 2012. Géraldine Mathieu a démissionné de l’asbl Tumaini. Les organismes agréés d’adoption ont lâché prise (et parents) dans la crise. La responsable hiérarchique du service « adoption » au niveau de l’administration, Liliane Baudart, n’a pas souhaité nous répondre et le cabinet Madrane assure que le cadre a fonctionné. Restent, encore en première ligne, le service « adoption » et Didier Dehou, son directeur. Ceux qui le côtoient décrivent un homme engagé, attentif aux deniers publics, prompt en mission à s’entasser dans un bus collectif plutôt qu’à héler un taxi. « Vous pouvez appeler à 18 heures, il est toujours là. » Et s’il ne fallait reconnaître qu’une chose à Didier Dehou, c’est de ne s’être jamais caché.

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Orfée Grandhomme. CC BY-NC-ND

2018

« Je m’appelle Anna mais vous savez que ce n’est pas vrai. J’ai 8 ans, paraît-il, et je suis depuis trois ans en Belgique. Je parle français. Je me suis habillée, maman avait préparé ma culotte, mes chaussettes, mes chaussures, mon pantalon, mon T-shirt, ma veste. Elle a noué mes cheveux dans un élastique et j’ai mis mon sac à dos. Je me suis positionnée en face de la fenêtre. Du deuxième étage de chez moi, on voit bien le carrefour. J’attends une amie.

Ma maman ne me tient pas au courant de tout, alors je ne sais pas qu’un tribunal va statuer sur mon sort. Où dois-je vivre ? Auprès de mes parents adoptifs ou de mes parents biologiques ? Quoi qu’il arrive, la personne à tout jamais meurtrie, c’est moi. »

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