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« La Libre », dernière heure/ l’espoir

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David Evrard. Tous droits réservés.

Transformer un titre de presse papier en un site numérique payant : aussi facile que d’enfiler un tee-shirt moulant de geek à un brontosaure. C’est pourtant le défi auquel sont confrontés les médias traditionnels de la presse écrite. Comme tant d’autres, le groupe IPM (« La Libre Belgique  », « La Dernière Heure  ») mise sur la diversification des ressources : voyage, conciergerie, paris sportifs, achat groupé d’énergie et réseaux d’entreprise. Avec quel impact sur son journal de référence, « La Libre Belgique » ?

Martine Simonis, secrétaire générale de l’Association des journalistes professionnels (AJP), y va cash : « Pour IPM, dans les cinq prochaines années, ça passe ou ça casse. Si on regarde les journalistes salariés, les faux indépendants, la pige payée, les moyens mis à la disposition de la rédaction, tous les voyants sont au rouge. Ils sont à la corde. »

IPM, c’est « Informations & Productions Multimédia ». C’est surtout la boîte de la famille Le Hodey. Et cette boîte contient deux journaux (La Libre Belgique et La Dernière Heure), une radio (DH/Twizz radio) et des participations dans d’autres organes de presse (Paris-Match à 50 %, l’agence Belga, RTL, Libération en France et le Courrier international).

Quand on lui prédit la mise en bière de ses titres de presse, François Le Hodey, administrateur délégué du groupe, esquisse un sourire. « Pour tout le secteur de la presse, les années seront critiques jusqu’à 2024-2026. À ce moment, la presse francophone aura des difficultés à livrer les journaux papier. Dans notre plan, nous devons être prêts, soit à ce que des concurrents arrêtent un journal, soit à ce que nous devions le faire nous-mêmes. » Et d’ajouter, joueur : « Mais La Libre sera probablement le dernier journal à s’arrêter. »

Nécessaire diversité

Les Cassandre du groupe IPM, bien plus nombreuses que la seule Martine Simonis, ont pourtant quelques arguments à fournir.

Face à l’épais groupe Rossel (Le Soir, Le Soir Mag, Sudpresse, L’Écho/Tijd, Vlan, RTL,…), les titres d’IPM ont le désavantage d’avoir un matelas de lecteurs moins fourni. Et s’ils tombent de moins haut, ils risquent de toucher le sol plus vite. Sur l’année 2016-2017, tous les quotidiens et hebdomadaires francophones enregistraient une baisse de leur diffusion payante (papier + digital). Pour La Libre Belgique, la dif­fusion atteignait les 33 489 exemplaires (-7,4 %). La DH à peine plus : 35 346 exemplaires (-18,2 %).

Pour réussir le passage numérique dans ce secteur en crise, La Libre Belgique – le titre référence du groupe – veut être prête à un abandon partiel ou total du papier en 2024-2026. « Nous devons avoir 100 000 abonnés numériques pour les deux titres en 2021-2022 », avance Etienne Scholasse, représentant du personnel au conseil d’entreprise. « L’imprimerie verra son personnel réduit au fur et à mesure. La rédaction ne sera a priori pas impactée. On perd la partie distribution mais la création de contenu sera toujours nécessaire. » C’est à espérer. Les premiers résultats des abonnements numériques sont encourageants, mais le défi est de taille. Et même avec 100 000 abonnés par mois, des revenus complémentaires importants seront à trouver. Ajoutez à cela des rentrées publicitaires en dessous des prévisions et vous comprendrez pourquoi IPM diversifie à tout va ses activités commerciales.

Les ruptures rentables

Les lecteurs de la DH en ligne ne peuvent plus ignorer la présence de la marque « betFirst », de la société Sagevas, propriété d’IPM. Son nom s’affiche dans le menu du titre à côté d’onglets d’informations comme « actu » ou « sport ». BetFirst est un bel exemple d’ouverture des métiers du groupe, estime François Le Hodey. « Nous ne sommes pas enfermés dans un périmètre d’activités. Ce qui intéresse IPM, ce sont les ruptures technologiques qui créent des opportunités. On veut développer le groupe, la croissance est importante pour nous et une manière de l’atteindre, c’est de trouver ces ruptures dans lesquelles on a de l’expertise ou des synergies que l’on peut exploiter. »

Aujourd’hui, la société de paris sportifs affiche une croissance insolente en passant d’un chiffre d’affaires de 90 à 122 millions d’euros en un an. « 90 % des mises sont redistribuées aux joueurs, tempère Etienne Scholasse. Ce que cela rapporte est faible. » De toute façon, les espoirs de voir betFirst renflouer les caisses des médias seront vite douchés : « Chaque business unit doit être rentable. Il n’y a pas d’idée que l’une soit payée par l’autre », assure François Le Hodey. Devenir rentable, cela ne va pas être de la tarte pour les projets intégrés dans LaLibre.be. Conciergerie, voyages, Mr Énergie et autres projets commerciaux sont supposés rapporter à IPM près d’un million d’euros par an en 2018.

« Tous les business d’IPM sont fondés sur la notoriété des quotidiens, et nous proposons des offres de services à nos abonnés, qui constituent notre base de données clients, explique Etienne Scholasse. C’est assez commun comme utilisation des datas. » Posséder des médias permet des synergies. IPM investit dans une appli jogging ? La DH publie tous les mardis un supplément « jogging ». IPM développe un partenariat avec une agence de voyages ? Voici en janvier 2018 le supplément gratuit « Jack » dans La Libre, pour encourager « cette furieuse envie de découvrir le monde ».

Les dernières créatures d’IPM montrent en tout cas une volonté d’explorer de nouveaux créneaux. En mai 2017, IPM a lancé sa conciergerie. À en croire l’annonce, « un simple coup de fil à “Votre Conciergerie” vous permettra désormais de trouver une coiffeuse à domicile, une aide ménagère, quelqu’un pour faire vos courses, un coach sportif, un photographe pour votre mariage, et bien d’autres profils ». L’initiative fait rire jaune le journaliste Ernie. « C’est assez représentatif du milieu social de notre patron. Bien sûr la marque ne nous appartient pas mais il l’associe avec des produits qui déteignent sur notre activité. » Puis est arrivée en septembre 2017 La Libre NetWork, un réseau d’entreprises sur le site LaLibre.be.

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David Evrard. Tous droits réservés

Un cran trop loin ?

L’idée est « simple », selon Etienne Scho­­lasse : se servir du site pour faire de la com pour des PME. Et, au passage, « on donne des conseils pour leur promotion », ajou­­­­te-t-il.

La frontière avec la rédaction est étanche et jalousement gardée : aucun journaliste ne participe à ce contenu. Le traditionnel « commercial content » (que l’on retrouve sur tous les sites des médias) de ce réseau est augmenté d’un club média qui permet à des PME de bénéficier de l’expérience et des formations de LaLibre.be sur la transition numérique. La Libre Network est-elle déjà bradée ? Les tarifs fixés au lancement entre 3 500 (Silver), 4 400 (Gold) et 6 300 (Platinum) sont à présent à 2 500, 3 400 et 4 750 euros. L’initiative a fait frémir la société des rédacteurs (SDR). « Nous sommes extrêmement attentifs à empêcher que les contingences commerciales n’empiètent sur la ligne éditoriale, assure son président Jean-Claude Matgen. Le balisage existe. »

Et le signal est très clair sur la page d’accueil de LaLibre.be : un fond bleu, une mention explicite. L’internaute averti ne s’y trompera pas. Mais un observateur des médias sollicité par Médor a surfé sur le site de La Libre et s’est interrogé : La Libre Inspire avec son logo, sa présentation léchée, c’est aussi du « commercial content » ? La réponse est non. Mais l’hésitation révèle la confusion des genres. Comment le lecteur non averti considérera-t-il un site qui mêle les informations et les publicités ? Ces questions valent pour l’ensemble des médias. Une agence de communication (Whyte) a sondé 1 029 Belges sur leur confiance dans les réseaux sociaux. Les quotidiens et magazines sont crédibles pour 59 % des sondés, loin devant Facebook (18 %). Mais Emmanuel Goedseels, patron de Whyte, cité par Le Soir, met en garde : « La multiplication des espaces consacrés au publireportage ou au native advertising (NDLR : contenu sponsorisé par une marque) dans les médias et la difficulté de plus en plus grande qu’il y a à distinguer un contenu publicitaire d’un article d’un journaliste professionnel constituent un problème de crédibilité. »

« Si IPM ne cherchait pas à se diversifier, il commettrait une faute, assure Martine Simonis (AJP). La question, c’est surtout quel type de diversification. Et on peut se poser des questions sur les réponses apportées par le groupe. » « On a l’impression qu’ils cherchent la martingale !, explique le journaliste Fantasio. Lorsque François Le Hodey a fait le point de la situation de l’entreprise devant tout le personnel, après La Libre Network, il a beaucoup parlé de tous les projets… sauf des journaux ! C’est Denis Pierrard (NDLR : directeur général du groupe IPM) qui a dû souligner que c’était quand même encore notre cœur de métier. »

Fantasio est un peu remonté. C’est que l’année 2017 n’a pas été facile pour la rédaction. Car pour devenir rentable, il existe deux pistes : rechercher de nouvelles sources de revenus. Et réduire les coûts.

2017, année erratique

Histoire de donner le ton, dès le 20 décem­bre 2016, François Le Hodey, la responsa­ble des ressources humaines Arlette Pommier et Denis Pierrard ont présenté l’idée d’un logiciel qui contrôlerait le temps de travail des journalistes. « Ce logiciel permettra à chacun de signaler à partir de son PC qu’il commence sa journée de travail, qu’il prend une pause ou qu’il clôture sa journée », annoncent-ils dans un mail interne. Entre janvier et avril, le système devait tourner à blanc. Le projet ne sera jamais implémenté. Il serait aujourd’hui suspendu. Il a surtout été jeté dans la poubelle des mauvaises idées jamais appliquées. « C’est une lubie de Le Hodey qui ne connaît pas le métier, explique Fantasio. C’est inapplicable pour les journalistes et jette la suspicion sur les employés. »

Dans la foulée de ce système de pointage, Denis Pierrard annonce une économie de 10 % sur les reportages et collabora­teurs. « La vision a estomaqué les chefs de service, raconte le journaliste Ernie. C’était une approche purement comptable. Les chefs de service ont demandé une réflexion éditoriale, quitte à décider de ne plus couvrir certains sujets ou domaines, mais ce fut impossible. »

En mars, le service de relecture et correction des articles est délocalisé… en Suisse ! La société « CopieQualité » prend le relais des relecteurs de La Libre, au regret de la SDR, déplorant que la phase test ait connu avec la société suisse « des problèmes de lenteur, de méconnaissance des réalités belges mais aussi, et surtout, une communication fastidieuse avec le secrétariat de rédaction, ce qui alourdit encore la charge de travail de celui-ci ».

Quelques mois plus tard, en septembre, les lecteurs l’auront-ils remarqué, leur quotidien a perdu huit pages, passant de 64 à 56. « Cela n’a amené aucune réflexion sur le contenu ou l’offre éditoriale, explique Ernie. Fallait-il garder les pages programmes TV, les sicav, les pages Bourse ? Organisions-nous les pages autrement ? On a simplement retiré une page par service. »

Enfin en fin d’année, le supplément lifestyle et de société du week-end, « Quid », réduisait les collaborations en augmentant les pages produites par la DH. Trois départs de journalistes furent enregistrés, sans perspective de remplacement. « La direction nous a bien fait comprendre qu’il n’y aurait plus forcément de remplacement poste par poste, explique Jean-Claude Matgen. Plutôt des glissements. » Si François Le Hodey confirme que la rédaction ne sera pas renforcée, pointer une loupe sur la fin 2017 ne représenterait pas la réalité. Dans le secteur, « nous sommes les plus stables dans le temps sur le nombre de journalistes ». Les plans sociaux de Sudpresse (en 2012) ou RTL (en cours) valident l’hypothèse. « À partir d’un certain seuil, on aura de la difficulté à produire un quotidien de qualité, avance Jean-Claude Matgen. Maintenant, l’équipe me paraît relativement suffisante. Avec les forces qui restent et le dynamisme des troupes, nous parvenons encore à produire un journal de référence. Mais il ne faut plus perdre de moyens humains. »

Pour renforcer en 2018 son contenu éditorial comme La Libre le promet via son offre « premium », pas d’engagement donc, mais « une autre manière de mettre les priorités au sein de la rédaction », avance François Le Hodey. Dès septembre 2018, les journalistes donneront la primeur au site pour la sortie des infos, les meilleures d’entre elles constituant ensuite l’offre papier du lendemain.

SHowROOM et Espoirs

Il faudra entre-temps rebooster l’équipe. Evoquant 2017, « C’est la pire ambiance que j’ai connue, assure Fantasio. Seccotine parle de « dégradation globale de l’ambiance, du moral, de la motivation » et ne se voit pas terminer sa carrière à La Libre. D’une autre génération, Clark n’en est pas moins découragé. « Côté business model, on continue d’utiliser les médias (hors ligne et en ligne) au service d’intérêts économiques plus rentables. Ce n’est qu’un joli showroom qui sert à y disposer des activités commerciales, qui se révèlent, elles, rentables. »

À voir passer les engagements pour les autres projets du groupe IPM, l’avis d’Ernie est fait. « La Libre est une danseuse qui présente bien, qu’on exhibe, mais l’essentiel est ailleurs. » Et Tintin, journaliste présent sur le plateau d’IPM, d’ajouter : « Et encore. Tout est pire à la DH. » Cette rédaction n’a plus de « syndicat » (une société des rédacteurs), là où la Libre garde, à ce niveau, une organisation encore efficace, capable de résister.

C’est que La Libre a quelques solides atouts pour franchir le Rubicon numérique : des abonnements qui représentent la majorité des ventes (plus de 85 %), un lectorat aux revenus confortables, sans doute prêt à payer un peu plus pour l’information, et une équipe avec de l’expérience, des plumes d’analyse et d’investigation fortes. De plus, « IPM est totalement équipé pour gérer l’e-commerce », assure François Le Hodey. Toutes les pièces seraient en place.

L’arrivée d’un nouveau rédacteur en chef en janvier 2018, Dorian de Meeus, engendre aussi beaucoup d’espoirs. Ex-patron de Lalibre.be, plébiscité lors du vote de la rédaction, il doit faire oublier 2017 et réussir la mue numérique du titre. Personne considérée de « centre droit » dans une rédaction plutôt à gauche (qui vota à 50 % Mélenchon/Hamon lors d’un vote présidentiel fictif en avril), son arrivée n’en est pas moins saluée avec soulagement. Dorian de Meeus est perçu comme un bosseur, capable de porter une vision, de donner une direction forte. Il en faudra pour réussir le challenge des 100 000 abonnés numériques en 2021/2022. Et composer avec les initiatives commerciales d’IPM ? Fantasio reconnait une qualité à l’année 2018 qui s’ouvre : « Maintenant au moins, on sait où l’on va. »

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