Être frappé, puis frapper

Ourson et Écureuil ont eu le scoutisme chevillé au corps. Ils adoraient. Ils y ont été frappés. Puis ont frappé à leur tour. Normal. Avant la prise de conscience. Parcours d’une violence ordinaire. « Cette boule au ventre de la totémisation, j’ai 40 ans et je ne sais pas m’en départir. Elle fait partie de moi. »

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Colin Delfosse. CC BY-NC-ND

Un vendredi en matinée, Ourson vient de terminer son récit. Deux heures où de frappé, il devient frappeur, puis repenti. Cette parole lui coûte. « Le scoutisme, c’est une partie fondamentale de mon identité, une tradition familiale. » Ourson vient d’une « dynastie » de scouts. Il a été animé, animateur, membre dans la fédération des Scouts et Guides Pluralistes (SGP). Depuis des générations, sa famille passe ses dimanches un foulard autour du cou. « En mettant en lumière la rudesse du mouvement, ses dérives, j’ai l’impression de trahir mes pairs. »

Ourson est ami avec Écureuil depuis cette période des mouvements de jeunesse.

Écureuil attendait aussi le dimanche avec impatience, plutôt pour partir de chez lui. « À la maison, c’était pas top. Mes parents, ce sont des pantouflards, ils bougent pas. On n’est pas issu d’une famille ‘scoute’, mes parents ne venaient pas aux activités de l’unité. J’étais un peu jaloux des autres. »

Le pire ? Qu’on ne vienne pas te chercher

En interview individuelle, les deux amis racontent une même unité, sympa, formatrice, mais rude. « L’humiliation et les brimades étaient permanentes, raconte Écureuil, le tout caché derrière un humour pas toujours bienveillant. » Il se souvient d’un garçon noir ou d’un type efféminé qui ont encaissé durant tout leur parcours la discrimination ordinaire. « J’étais de 12 à 18 ans chez les éclaireurs. C’est une tranche d’âge large. Autant te dire que ceux qui ont six ans de moins, ce sont des insectes. »

Mais arrive le grand jour où tu peux sortir de ta chrysalide : la totémisation.

« La totémisation est top secrète, hyper flippante, raconte Ourson. Tu sais et sens que cela va être dur. On te fait vivre cette pression dans l’unité. » Le pire, c’est quand on ne vient pas te chercher, se souvient Écureuil. Des jeunes restent en rade tout le camp, ne « méritent » pas leur pseudo animalier. Ils reviennent tête basse, la honte discrète au retour du bus quand les parents, inquiets, leur demandent si « ça a été ? ».

Ourson se souvient évidemment de sa totémisation. Une fin d’après-midi, il débarque à l’intendance. « J’ai à peine levé le tissu qui servait de porte que trois ou quatre personnes me plaquent au sol, me mettent un entonnoir en bouche et y balancent café et charbon. »

La suite est une succession d’insultes et de claques jusqu’aux petites heures du matin. « Je serai poussé, roulé par terre, accroché. » La violence est ’bon enfant’jusqu’à ce qu’un coup de poing, un vrai, change la perspective. « Là, je commence à avoir peur. »

Carrément une deuxième totémisation

Après une marche de vingt kilomètres et une heure trente d’attente, couché, un saut d’eau glacé lancé sur lui en guise de couverture, Ourson arrive devant un demi-cercle composé de personnes masquées. Le spectacle peut commencer. Le grand chef arrive sur le côté et lui donne un violent coup de pied. C’est parti. Ourson fait front, termine à poil. Au terme de l’épreuve, il sera un des leurs. « On me félicite, on s’occupe de moi, on me donne une couverture, on me propose une boisson chaude. On se met alors en cercle et on fait le serment que tout ce qui s’est passé ce soir ne doit pas sortir de là. »

À son retour, Ourson est fier, il a hâte de partager l’expérience avec son père. Il raconte la violence. Son père ne bronche pas, lui rappelle qu’il ne peut surtout pas en parler aux non-totémisés comme sa mère. « J’attendais le moment, explique Ourson. Je suis devenu un homme. »

Écureuil, lui, a le sentiment d’être devenu membre d’un groupe, d’une communauté. Enfin. On l’a capturé, tabassé, et plongé dans le sac de protection d’une tonnelle, comme dans un sac à cadavre. Mais ce n’est pas grave. Au final, sa grande épreuve fut de « ne surtout pas pleurer ». « Pour moi, c’est un bon souvenir parce que j’avais besoin de faire partie de quelque chose. » Écureuil raconte un chef de patrouille (CP) qui aimait frapper. « Fallait le craindre. Pour survivre et s’intégrer, fallait fumer des clopes et des joints avec lui. Rentrer parmi les chefs et sous-chefs de patrouille (SP), c’était devenir un capo. C’est carrément une deuxième totémisation mais plus insidieuse. »

De l’autre côté de la violence

Faire partie de quelque chose, c’est être un groupe. Une bande à la vie à la mort.

Ourson et Écureuil en font partie, ils peuvent désormais assister aux épreuves de totémisation des plus jeunes. Mais un jour d’orage, les chefs leur demandent de ne pas venir assister à une totémisation. Il pleut trop. Il va pleuvoir trop. Ourson et Écureuil restent dans la tente et le « pestiféré » du groupe y passe, se prend des coups. Ourson ne sait pas exactement ce que ce jeune a vécu, mais il suspecte une « violence inouïe » : « Il l’a raconté à ses parents et ils ont porté plainte. Les chefs étaient très inquiets. On a fait corps. On est resté soudés. »

Les deux amis montent en grade. À eux d’aller cueillir les jeunes qui vont se faire totémiser. Ils se souviennent de cette fille qu’ils ont été chercher. Ça boit, ça fume les premiers joints. Ils arrivent défoncés. Elle a les yeux bandés et marche le long d’un flanc de colline escarpé. Le groupe suit un sentier qui serpente au pied de la colline. Pour se marrer, un gars la pousse. Elle dévale. Elle dévale. Jusqu’en bas. Les yeux bandés. Elle passe à côté des arbres. Ils se disent qu’elle aurait pu y passer. Elle a quelques égratignures.

« Tu reçois un pouvoir absolu, tu perds pied dans cet hyper-pouvoir », explique Ourson. « S’il fallait parler en termes pénaux, Écureuil juge qu’on en était à de la non-assistance à personne en danger ».

Ourson et Écureuil ne sont pas des psychopathes qui auraient choisi le scoutisme pour assouvir leurs pulsions. Le groupe a porté et validé leur violence. C’est aussi le groupe qui va la leur retirer. Milieu des années 2000, ils suivent des formations pour animateurs que proposent les fédérations de mouvements de jeunesse, n’y racontent pas tout — « on a du secret lourd entre nous » — mais ils ouvrent les yeux : la fédé questionne le rapport à l’alcool et le déroulement de la totémisation.

Ourson, l’homme de la dynastie scout, commence à remettre sérieusement en question les pratiques. Au premier camp après la formation, il ne parvient pas à assister à la cérémonie. « Je me suis barré avant la fin. Je ne me drape pas dans le costume du chevalier blanc, hein. Mais la réflexion faisait lentement son chemin. »

Quand il devient chef scout avec Écureuil, il réunit son staff pour discuter totémisation, pédagogie. L’objectif est de supprimer la violence physique. Le staff résiste, avance le « On a toujours fait comme ça », mais la totémisation se passe sans heurts. À tel point que se plaignent… des totémisés. Si leur initiation n’est pas trash, ne manque-t-on pas de respect aux jeunes ? « ’Y’en a qui rigolaient’ me dit-on au debriefing. Pour moi, tout devait avoir un sens, c’était fini les claques. C’était dur à tenir. »

Au point qu’Ourson ne tient pas. Il a 21 ans. La dernière cérémonie du camp arrive. Les grandes gueulent passent en dernier, c’est de bonne guerre. Beaucoup de membres de l’unité viennent assister au show, la pression est grande et les gamins sont très provocateurs. La duel est lancé.

Ourson s’approche et ouvre le bal des claques. Écureuil le voit : « inconsciemment, comme un bon suiveur, je me dis ‘Ah on peut ?’. L’un a eu droit à une double dose. Y’a prescription mais franchement si ça se passait aujourd’hui, on devrait rendre des comptes. »

Le lendemain, Ourson convoque les deux gars tabassés et s’excuse. « Je ne me souviens pas de leur réaction. »

Réelle fierté

Lors de leur dernière année, grâce aux formations, à leurs convictions, Ourson et Écureuil ont enfin réussi à proposer un rite de meilleure qualité dénué de violence physique. « Cela paraît simple et logique mais cela reste une réelle fierté. »

Aujourd’hui, Écureuil a pris ses distances avec les culottes courtes et les foulards. Ourson reste proche du mouvement. Le tabassage d’un soir, silencieux, pour permettre aux jeunes de se ‘dépasser’, il en est revenu. « Le secret, je veux bien. Mais dans la logique de surprise, de cadeau que tu tais. Ce doit être SON moment, une célébration. Tu veux qu’il ou elle se surpasse ? Si tu n’as pas réussi à organiser son dépassement toute l’année, c’est ton problème. Le jeune ne doit pas subir les carences de ton organisation. »

Cet article fait partie d’une grande enquête participative, mêlant mur de témoignages, articles par épisodes et rencontres publiques. Pour en savoir plus sur les coulisses de cette enquête et nous faire part de vos réactions, rejoignez-nous le samedi 17 juin à 18h à l’asbl Cinex (Namur).
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  1. Les éclaireurs de l’époque sont aujourd’hui répartis en deux tranches d’âge : 12-15 ans (scouts et guides) et 15-18 ans (pionniers).

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