« C’est parce que j’adore mon unité scoute que j’ai voulu la changer »

En 2015, une unité scoute « à la mauvaise réputation » a opéré une mue. Des jeunes animateur·ices ont décidé d’en finir avec les divisions genrées et les traditions humiliantes. Comme quoi, c’est possible.

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Colin Delfosse.

«  C’est injuste de se dire que je n’ai pas eu accès à la promesse des scouts, à l’épanouissement à travers des valeurs de solidarité  ». De 2008 à 2012, Goupil a été scout dans une unité bruxelloise de la fédération des Scouts et Guides Pluralistes (SGP).

Son expérience ressemble à tant d’autres, partagées sur notre mur de témoignages  : «  on n’était qu’entre mecs, c’était une culture viriliste de la performance physique. Tout ce qui était faible était moqué. J’y ai appris à m’endurcir mais c’était au prix d’une répression de moi-même, pour m’intégrer. »

«  La première fois que j’ai été bourré à la vodka et que j’ai fumé un joint, c’était pendant ma première année (12-13 ans). Les chefs faisaient mine de nous l’interdire mais, en réalité, ils le permettaient. Quelques années plus tard, un scout a fait un coma éthylique. Mes parents m’en ont finalement retiré parce que la gestion des chefs était jugée trop… légère  », conclut Goupil, diplomate.

Scout + guide = skit

Coati et Okapi ont fait partie de la même unité que Goupil, plus au moins à la même période. Le premier est ensuite devenu chef scout. La seconde, cheffe guide puis, quelques années plus tard, cheffe d’unité. En 2015, une remise en question était indispensable.

La mauvaise gestion par les animateurs avait contribué à la vague de départs des animés. Elles n’étaient plus que vingt inscrites chez les guides, dix chez les scouts. La fusion des deux groupes est apparue comme une solution, tant pour résoudre le problème numérique que pour «  permettre à tous et toutes de se sentir plus à l’aise, qu’il y ait moins d’exclusion entre mecs et meufs, diversifier les activités etc. », explique Coati. Cette unité était par ailleurs l’une des dernières à avoir encore des sections non-mixtes dans la fédération SGP (aujourd’hui entièrement mixte).

Unifiée, la troupe a adopté l’appellation « skits », contraction moins genrée que « scouts » et « guides ». Cette décision, comme celle de la fusion, a été votée par tous les membres de l’unité, animé.es compris. Lorsqu’il a fallu la mettre en pratique, en 2016, elle a amené les animateurs à interroger toute une série de traditions, «  simplement parce qu’on n’avait pas les mêmes  ».

Totémisation consentie

Notamment, la totémisation — qui ne se place pourtant pas sur le podium des plus violentes à notre connaissance. « C’était un rituel de dépersonnalisation assez classique mais surtout un effort sportif et il y avait déjà une dimension collective de réussite des épreuves, en groupe » avance Coati. Le totem était choisi par les aînés et s’obtenait selon les performances de la soirée. Ce qui impliquait donc une hiérarchie entre les jeunes. Tirez-en vos conclusions si vous êtes affublé du totem « Loris », un paresseux des forêts tropicales d’Asie.

Au moment de repenser la totémisation, chefs et cheffes se mettent d’accord sur un point : «  en faire un événement bienveillant, centré sur le totémisé  » rappelle Okapi. « C’était également important pour nous d’intégrer le consentement. À chaque épreuve, il avait le droit de choisir entre un défi physique ou plus cérébral. Puis, surtout, il avait son mot à dire sur son totem : il pouvait proposer le type de totem qu’il voulait. Au moment de le lui donner, on lui demandait s’il était d’accord. Plusieurs ont répondu ‘non’. Ils voulaient comprendre notre choix. Ça m’a hyper fort émue. »

Convaincre les « mascus » et les « réacs »

Très vite, cette transformation amène de nettes améliorations. Une fois que la mise en compétition, certains jeux brutaux et les systèmes de hiérarchisation ont été évacués, une atmosphère plus saine a régné sur le camp. La mixité a également permis de calmer les masculinistes en herbe. Okapi : «  Quand on était séparés, les dynamiques étaient fort genrées. » En tant que cheffe guide, les animés scouts lui riaient au nez. «  On a vu une vraie différence par après, les filles ont pu accéder à un certain respect au sein de la troupe ».

Après deux années en tant qu’animatrice, Okapi décide d’endosser le rôle de responsable d’unité et de poursuivre le travail. «  C’est parce que j’adore mon unité que j’ai voulu la changer  ». Elle rejoint deux parents dans l’équipe dont le rôle est d’encadrer les animateurs, s’occuper des tâches administratives et faire le lien avec la fédération.

Il reste du boulot, d’autant plus qu’elle fait face à un «  élan réactionnaire  ». La nouvelle génération de chefs est la dernière à ne pas avoir connu les «  bienfaits de la mixité  » et remet en question les choix de leurs prédécesseurs : les skits, c’est n’importe quoi et les bizutages font partie de l’expérience. Étant la plus proche en âge des animés, parmi l’équipe d’unité, Okapi joue les intermédiaires, leur jure que c’est pour un mieux.

Cap formation

Okapi est aussi la seule membre de l’unité ayant achevé la formation d’animation que propose la Fédération SGP. «  J’ai essayé de réconcilier les staffs avec la formation. Notre unité s’était un peu construite en opposition avec la Fédération et en était fière…  » Parmi les jeunes « réacs », un seul chef décide de suivre la formation cette année-là. Mais l’idée fait son chemin auprès des staffs suivants, qui se forment en plus grand nombre. «  Je ne sais pas si c’est parce qu’on a insisté ou parce que c’était une génération plus soudée, qui l’a vue comme un défi collectif.  » Peut-être un peu des deux.

Médor a eu l’occasion d’entendre les fédérations sur leurs formations et de se pencher sur leurs contenus. Celles-ci sont complètes, bien ficelées et s’attellent à des enjeux ciblés (stratégie du changement, vie relationnelle affective et sexuelle, attitudes adaptées et stratégies d’intervention..) avec des outils concrets (objectifs opérationnels, balises pour l’animation scoute, supports ludiques et médiatiques…) adaptés pour les animateurs (trois niveaux : T1, T2 puis T3) ou les équipes d’unités.

Ces formations ont un effet tangible sur la vie et les coutumes des groupes, témoigne une ex-animatrice d’une autre unité bruxelloise. «  Un seul animateur avait fait le module « totémisation ». On rencontrait de gros soucis, qu’on n’arrivait pas à régler donc on a placé beaucoup d’espoirs en lui. Et en effet, ça a permis de rendre la totémisation un peu plus accueillante.  » Parallèlement, « on sent que la qualité de l’animation se dégrade quand les chefs ne sont pas brevetés », explique l’animateur d’une unité du Brabant Wallon, où 17 des 20 animateurs sont formés ou en cours de formation.

Ruissellement des valeurs scoutes

Faire remonter le taux d’animateurs formés est «  une priorité du mouvement des Scouts et Guides Pluralistes  », affirme Olivier Hustin, président fédéral. «  On est à 25-30 % de brevetés mais ils ne sont pas répartis proportionnellement ou comme on le voudrait. Principalement parce qu’on n’arrive pas à en organiser assez, on n’arrive pas à combler la demande.  » Même ratio chez Les Scouts, où la présidente Christelle Alexandre parle d’une personne sur trois formée par la Fédé. Côté Patro, Dornaz Beigi (chargée de communication) assure que l’objectif d’encadrement est atteint : 50 % des membres ont suivi la formation Accompagnateur de Formation, en 2023. « Nos formations sont quasi pleines tout le temps. Nous avons un des taux les plus élevés de fréquentation avec environ 1000 participants par an, pour 3500 jeunes animateurs. »

Sur le terrain, en l’absence de formations, ce sont les traditions locales des unités qui prévalent. Et dans certains cas (signalés sur notre mur), il s’agit davantage de violences instituées que de fautes d’inattention. Comme le rappelle Olivier Hustin (SGP) lui-même : «  les totémisations [violentes], ce n’est pas une erreur individuelle, c’est un événement planifié, prévu par des adultes. C’est complètement contraire à toutes les valeurs du scoutisme. Ce qui est sûr, c’est que ça n’a rien à foutre là. La tradition passe souvent sous le radar de la remise en question. »

Selon l’anthropologue Olivier Servais (UCL), il faut conserver les dimensions rituelles, dont la totémisation, mais il y a une vraie nécessité de formation et de cadre négociés : « Si on forme et négocie le cadre, avec des aspects non-négociables évidemment, on peut être beaucoup plus efficace, on peut générer des portes de créativité, des pistes plus fructueuses, des pratiques inventives, où l’on forme avant tout aux valeurs sous-jacentes. Ce qui permet une distanciation avec la tradition, alors que les logiques d’interdiction bloquent de facto l’accès et le contrôle aux pratiques. » La question du secret est moins importante que celle du cadre. « Pour moi, typiquement, il n’y a pas de totémisation tant que les staffs ne sont pas formés. Et la question des rites de passage devrait être un impératif des formation prioritaire. Pour voir émerger un rituel qui soit porteur, innovant, créatif, bienveillant. »

Interventions des fédérations

Dès lors, pourquoi ne pas rendre la formation obligatoire et ainsi traiter le problème à la racine ? Toutes les fédérations répètent à l’envi être des structures de soutien et non de contrôle, elles ne veulent pas jouer au flic et n’ont d’ailleurs pas les ressources humaines pour le faire. Christelle Alexandre (les Scouts) explique que « c’est contre le projet pédagogique du scoutisme, qui est basé sur la confiance et l’autonomie des jeunes. C’est à la fois la force et la faiblesse du mouvement : on fait confiance à des jeunes de 18 ans. » Les fédés comptent donc sur les responsables d’unités, comme Okapi, qui vont convaincre les jeunes bénévoles de participer aux formations. Un pouvoir de persuasion limité, lorsque ces responsables sont eux-mêmes d’anciens scouts élevés dans la tradition ou des parents perçus comme emmerdeurs.

« Les changements de staff, c’est les moments où retaper sur le clou. Mais pour inscrire un changement chez nous, il faut 12 ans. C’est une génération de scouts », poursuit Christelle Alexandre. « On met en place un maximum de choses pour nourrir les animateurs, encadrer, s’assurer que ça ne déborde pas et, quand ça déborde, que ce soit géré ». Dans certaines circonstances, les fédérations ont le pouvoir d’imposer des changements aux unités : lorsqu’elles estiment qu’il en va de la sécurité des jeunes.

En 2022, la fédération des Scouts est intervenue quatre fois, suite à des signalements de totémisations à problèmes. Dans ces cas-là, elle a pu prendre des mesures contraignantes telles que d’imposer une refonte de la totémisation, avec l’aide de cadres fédéraux ou du pôle pédagogique. Lors d’une telle intervention, le staff « problématique » doit, dans un premier temps, définir le type de totémisation qu’il veut proposer et comment y arriver. Dans un second temps, c’est toute l’unité qui s’y colle, scouts et guides compris. « L’objectif n’est pas d’arriver et de dire : ‘les totémisations sont violentes et maltraitantes, voilà comment on va y remédier’, développe Christelle Alexandre. L’idée, c’est avant tout qu’ils puissent débattre. Et puis, si on sent que c’est clivant, alors on amène la position très claire de la fédération sur le sujet. »

Pour pouvoir repartir en camp et réorganiser une totémisation, l’unité doit la présenter aux parents et la faire valider par la fédération. Elle marque ainsi sa volonté de jouer la transparence, d’éduquer et de réintégrer, plutôt que d’exclure.

Ces fédérations font beaucoup, multiplient les outils. Mais elles arguent de ne pas être légitimes pour initier le changement de traditions dans les unités, au-delà de ces interventions ponctuelles. Qu’elles le soient ou non, des Okapis et des Coatis s’activent, convaincus que le changement ne peut plus attendre.

Cette enquête participative fait l’objet d’une rencontres le 19 juin à 19 à la Tricoterie (Bruxelles).

Les journalistes auteur·ices de l’enquête présenteront leurs conclusions ainsi que la méthode journalistique participative et répondront aux questions.

Inscrivez-vous sur lesyeuxouverts@medor.coop pour assister à cette rencontre et participer à la discussion.

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  1. Les mouvements de jeunesse n’utilisent plus ce terme mais il demeure dans le langage courant.

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