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Quitter Bruxelles, « choisir » Alost

Enquête Bruxelles et ses loyers. Episode 2.

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Denderleeuw.

De plus en plus de Bruxellois(e)s d’origine subsaharienne déménagent en Flandre orientale. La vallée de la Dendre, moins chère que Bruxelles, leur permet d’acheter à crédit une maison à rénover, revendue par des propriétaires blancs et vieillissants. Elle leur permet aussi de sortir du marché locatif étouffant de la capitale. Super ? Oui, sauf qu’en parallèle, l’extrême droite (N-VA et Vlaams Belang) gagne du terrain à Alost et à Denderleeuw, en capitalisant sur la population autochtone, parfois mécontente de cette évolution rapide de la diversité. Aaaah, les loyers bruxellois et leurs conséquences.

En 2023, l’administration flamande a fait analyser le parcours résidentiel de l’ensemble de sa population, soit 6,5 millions de personnes. Qui vit où ? Qui vient d’où ?

Le constat général, tiré de cette immense étude démographique, tient en un mot : superdiversiteit. En trente ans, de 1990 à 2020, l’ensemble de la Flandre s’est diversifié, les villes en premier lieu, puis leurs périphéries. C’est un peu le même phénomène qu’en 1950/60/70, explique Dirk Geldof, sociologue à l’Université d’Anvers et membre du panel chargé d’analyser ces mouvements de population. Sauf qu’auparavant, dit-il, la périurbanisation (ou l’étalement urbain) était le fait de personnes blanches, autochtones. Désormais, elle émane de personnes d’origine non belge, racisées, appartenant à des minorités visibles.

« On constate, entre autres, la diversification de toute la région autour de Bruxelles », poursuit Dirk Geldof, puisque des Bruxellois(e)s quittent la ville et que la majorité de la population bruxelloise est d’origine non belge.

Ainsi, les déménagements bruxellois transforment le Brabant flamand, en reproduisant les fractures socio-économiques qui scindent déjà la capitale :

  • le sud-est de la Région, riche et composé de nationalités UE15 et OCDE, migre à Tervuren ;
  • le nord-est, précaire et d’origine plutôt maghrébine, déménage à Vilvorde ;
  • le sud-ouest, classe moyenne, communautés espagnoles et portugaises, sort de Bruxelles à l’ouest, côté Dilbeek.

En discutant de cela, nous mimons au même moment, Dirk Geldof et moi, le jet d’une fontaine qui déborde tant à gauche qu’à droite de son centre.

À Tervuren, Vilvorde et Dilbeek, le phénomène est ancien et reste très stable au fil des ans. Il continue de transformer le Brabant flamand.

Phénomène migratoire

Mais un « nouveau » phénomène migratoire se déroule par contre sur l’axe Bruxelles-Gand, et plus précisément à Alost et à Denderleeuw, soit en Flandre orientale, toujours à proximité de Bruxelles. On est à 20 km au nord-ouest de la capitale.

La vitesse de progression de la diversité est particulièrement marquante dans ces deux communes, soulignent les chercheuses et chercheurs mandatés par le gouvernement flamand. « C’est désormais la seule région de Belgique où la majorité des personnes d’origine non belge est d’origine africaine et subsaharienne », indique Brecht Vandekerckhove, coordinateur de l’étude, titulaire à l’atelier Romain, un bureau d’urbanisme basé à Gand.

À Denderleeuw, l’immense étude démographique flamande pointe un secteur statistique en particulier, celui d’Iddergem. De 2000 à 2020, ce petit quartier résidentiel de 2 285 habitant(e)s est passé de 6 % à 36 % d’habitant(e)s aux origines non belges, suite à une série de déménagements en provenance, surtout, du nord-ouest de Bruxelles.

Iddergem se situe sur la ligne S6 du RER bruxellois (Grammont-Hal-Schaerbeek). « Les processus d’urbanisation et de diversification se font petit à petit, à commencer par les quartiers autour des gares, par exemple où l’on trouve d’anciennes maisons pas chères à rénover », expliquent Dirk Geldof et Brecht Vandekerckhove.

Et de fait, fin décembre 2023, Iddergem affichait une série de biens immobiliers à vendre. Des petites habitations et d’autres, plus grandes, comme cette maison bel-étage, trois chambres et un bureau, dont la propriétaire (blanche, flamande, 60+) espérait obtenir 375 000 € pour déménager à son tour, mais dans un logement de plain-pied. Combien de visites ? Cinq en deux mois, dont quatre familles venant de Bruxelles.

Iddergem héberge le cimetière de la commune, où le profil des défunts évolue. Les tombes les plus récentes affichent souvent des noms et des prénoms afrodescendants, des photos de personnes racisées.

Après avoir fait le tour de ce quartier résidentiel, très silencieux en semaine et en journée, on retourne dans les zones plus animées à Alost et à Denderleeuw.

Des loyers qui explosent

La communauté congolaise est composée d’ex-Bruxellois(e)s, dont les loyers plombaient carrément le budget familial. Exemples entendus : Molenbeek, place de la Duchesse de Brabant, un proprio qui fait des petits travaux et, boum, le loyer passe de 500 à 780 € – « on a décidé de partir ». Jette, avenue de la Constitution, deux chambres au 4e étage, 900 € + charges. Bockstael, 750 € + charges, deux chambres aussi. Berchem-Sainte-Agathe, 980 €, une indexation plein pot, imposée par un propriétaire qui répond : « Je peux faire ce que je veux. » Ganshoren, 650 €. Ixelles, près de l’ULB, 1 000 € – « si c’est cher ? Bien entendu que ça l’est ». Schaerbeek, près de la gare du Nord, 700 € + charges pour un 60 m², trois enfants et une maman solo, etc.

Toutes ces personnes ont quitté Bruxelles entre 2000 et 2020.

Dans leurs récits, on retrouve : l’envie de devenir propriétaires plutôt que locataires d’appartements bien trop chers au regard de leurs salaires, de la surface proposée et de la famille qui grandit. « Mettez-vous à notre place, explique Didier Luzeyemo, récent citoyen d’Alost. Avec l’indexation, le loyer est passé de 800 à 1 000 € en quatre ans, et nos proprios n’étaient pas très sympas, ce qui n’arrange rien. Donc oui, c’est principalement le loyer qui provoque le départ. On se dit : pourquoi je ne serais pas propriétaire, moi aussi ? »

On cherche, on entend parler d’Alost, on visite, on trouve, on obtient un crédit, on emménage, on retape un peu si nécessaire. Puis on retourne travailler à Bruxelles, la connexion est si facile, 15 min en train S6 ou 20 km d’autoroute E40 + E19. Avec aussi, depuis début 2024, une nouvelle option De Lijn : la ligne R15 qui relie désormais la gare de Denderleeuw à celle de Bruxelles-Nord – preuve de l’intensité croissante des navettes entre ces deux points.

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Arlette Ilunga

Arlette Ilunga vit à Alost depuis 2020 : « Mon ancien appartement était à côté du boulot, mais je préfère me réveiller plus tôt, prendre le train pour retourner travailler à Schaerbeek, et que les enfants aient de l’espace. On ne peut pas tout avoir. Je rembourse maintenant quelque chose qui va m’appartenir, plutôt que de payer pour les autres. J’ai trouvé une maison à 180 000 €. Il fallait amener 10 % de la somme en apport propre. J’ai fait ce qu’on appelle une "économie forcée”, donc se priver de petits luxes et, pour y arriver, on a fait des cagnottes collectives. Pour la même somme, je trouvais un appartement d’une seule chambre à Bruxelles, contre trois chambres à Alost. Il n’y a pas photo. »

Entre-temps, le prix de l’immobilier a probablement déjà grimpé à Alost et à Denderleeuw et il est moins certain de trouver une maison pour 180 000 € aujourd’hui.

Les témoins citent enfin : l’enseignement néerlandophone (plus rigoureux), l’environnement flamand (plus sécurisé), le besoin et l’envie d’air.

Pourquoi quitter Bruxelles ? « Il y a une quête d’ascension sociale (le rêve de la propriété privée) associée au fait d’être poussé hors de la ville (le propre de la gentrification), résume Dirk Geldof. C’est plus nuancé que “quitter Bruxelles parce qu’on veut une vie meilleure” ou “quitter Bruxelles parce que le marché locatif est trop cher”. »

Pourquoi choisir Alost ? « Car des logements y sont encore accessibles, sans être forcément en bon état, mais au moins il y a des chambres », poursuit le sociologue anversois.

Cette fin de réponse – « au moins, il y a des chambres » – en dit tant sur l’écrasant marché immobilier bruxellois, locatif comme acquisitif.

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Denderleeuw

«  L’élément clef est évidemment le marché immobilier, poursuit Brecht Vandekerckhove. Les Flamands moyens ne sont plus intéressés par les vieilles maisons de la région d’Alost, mais pour des Bruxellois, c’est intéressant puisque cela améliore leurs conditions de logement.  »

Ces « vieilles maisons » actuellement disponibles à Alost et Denderleeuw, mais aussi dans le reste de la vallée de la Dendre, région de Flandre au passé industriel (textile et allumettes), sont des petits logements ouvriers, deux façades, souvent mal isolés et donc pas trop chers.

«  Entendons nous bien, on parle d’amélioration et d’ascension sociale pour les nouveaux occupants au regard de leur situation précédente, à savoir le marché locatif bruxellois.  » Les nouvelles conditions de logement à Alost, Denderleeuw ou Iddergem ne sont pas forcément excellentes, insiste Brecht Vandekerckhove, qui parle de précarité énergétique («  même s’il y a moyen d’améliorer l’isolation de ces maisons  ») et de précarité financière. Le profil des ménages qui viennent de Bruxelles devrait en théorie bénéficier d’une attention particulière, souligne-t-il. «  Ils ne font pas partie de la classe moyenne, ou alors tout juste… S’il y avait suffisamment de logements sociaux à Bruxelles, ces personnes y auraient droit.  »

Les témoignages recensés pour cet article confirment les éléments apportés par les deux chercheurs dont la présence de petites maisons à rénover dont les ménages flamands ne veulent pas.

Alost et Denderleeuw sont présentés comme des « vrais choix » – à quoi Sarah De Laet, qui a étudié la périurbanisation des classes populaires bruxelloises vers Malines, répond qu’il s’agit davantage de «  choix contraints  ». Comme souvent sur le marché immobilier bruxellois, à moins de démarrer son parcours résidentiel dans le riche et privilégié quadrant sud-est (Uccle-Watermael-Auderghem-Woluwe-Saint-Pierre), un choix de logement n’en est jamais vraiment un.

De Bruxelles et ses loyers trop chers, la conversation avec les nouveaux habitant·es d’Alost et Denderleeuw, afro-descendant·es, débouche sur Alost, Denderleeuw et le racisme ressenti dans ces deux communes où l’extrême-droite réalise de très hauts scores.

«  Depuis Bruxelles, on a tout entendu, explique Arlette Ilunga. Qu’il y a du racisme en Flandre, que ce serait compliqué pour nous…. Mais je n’ai pas eu de problème. À l’école des enfants, ça va. »

Un autre témoin regarde également la situation avec une certaine distance : «  Mes voisins, c’est l’extrême droite, je le sais. Il y a du racisme latent autour de moi, de la part de l’administration communale notamment. Mais je ne suis pas frustré par cela, je pense que ça s’arrangera en discutant. Ces personnes ignorent nos réalités, voilà tout.  »

À Alost, aux dernières élections (2018 et 2019), la N-VA et le Vlaams Belang obtenaient chacun plus de 25 % des voix. À Denderleeuw, aux régionales de 2019, le Vlaams Belang atteignait carrément 34,68 %, tandis que la N-VA se plaçait à 18,07 %. À Ninove (8km au sud de Denderleeuw), aux communales de 2018, la liste d’extrême-droite Forza Ninove (40 % des voix) ratait d’un petit siège le mayorat. Ce parti espère rompre le cordon sanitaire en octobre 2024.

La diversité croissante de la Flandre se traduit, entre autres, par un vote d’opposition de la part des habitant·es historiques, mécontent·es. Dans la vallée de la Dendre, les votes – très à droite– sont notamment liés à l’expansion de Bruxelles, point de départ du phénomène de super diversiteit documenté par l’étude démographique flamande à Iddergem, Denderleeuw et Alost.

«  Les gens de Denderleeuw sont contre les étrangers, mais quand il s’agit de leur vendre leur maison, là ça va  », commente une habitante (blanche, 60+).

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Didier Luzeyemo

Pour Didier Luzeyemo, «  l’installation massive d’une population d’immigration  » est une chance pour Alost et Denderleeuw. «  Mes voisins, à gauche comme à droite, sont deux couples relativement âgés, plutôt réticents à l’envahissement (sic) du quartier par des personnes d’origine étrangère. Mais dans quelques années, à quoi ressemblera le quartier ?  » Un nouveau type de population fait vivre le coin et reprend les maisons, constate-t-il. «  De moins en moins de personnes s’en plaignent, d’ailleurs, et c’est tant mieux. »

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Achille Kisudi

«  On amène aussi beaucoup d’élèves  », poursuit Achille Kisudi, 59 ans, congolais de naissance et ex-locataire de Neder-Over-Heembeek. Il a emmenagé à Denderleeuw en 2010. «  Il y a dix ans, les écoles refusaient qu’on parle autre chose que le néerlandais, c’était “non, non, non”. Maintenant, ça parle toutes les langues, français, arabe… Ils ont compris qu’on vient compenser la population vieillissante. Si nos enfants n’étaient pas là, il se passerait quoi ?  »

De fait, «  les mouvements de population provenant de Bruxelles, de personnes d’origine plutôt subsaharienne, rendent les zones plus jeunes et avec plus d’enfants  », confirment Dirk Geldof et Brecht Vandekerckhove. La population autochtone, blanche et vieillissante décline, tandis que la population de moins de 20 ans gonfle grâce aux profils d’origine étrangère.

L’un dans l’autre, la diversité se renforce et «  il n’y a pas de raison que le phénomène diminue dans les années à venir  », annonce Dirk Geldof – vu le parc immobilier d’Alost, les décès et les départs des propriétaires, le manque d’intérêt pour leurs maisons de la part de la classe moyenne flamande, et toutes les raisons évoquées ci-dessus qui incitent des locataires Bruxellois·es à migrer en Flandre orientale.

La super diversification d’Alost et Denderleeuw est tout simplement «  inévitable  », explique Dirk Geldof. Les deux communes s’approchent gentiment du cas de Vilvorde, devenu un majority-minority neighborhood — soit une commune où la majorité de la population appartient à l’une ou l’autre minorité visible (en termes d’origine). Quatre villes ont atteint ce stade en Belgique, cite le sociologue anversois : Bruxelles, Anvers, Genk et Vilvorde.

«  Il s’agit maintenant d’accepter cette réalité  », conclut Brecht Vandekerckhove, non seulement le volume des départs/arrivées, mais aussi (et surtout) la vitesse du changement. «  C’est le plus difficile à intégrer pour les autochtones, qui voient le quartier changer rapidement et ça leur fait peur. »

Voter pour un parti politique qui promet d’arrêter ou d’inverser le processus est «  illusoire  », puisque la diversification est «  tout autant liée à la démographie et au marché du logement qu’à la politique migratoire  », souligne le rapport. Or, «  les collectivités locales n’ont pas d’emprise sur les décès et les déménagements  ».

«  Ce que les partis d’extrême-droite promettent à leur électorat est donc impossible  », conclut Dirk Geldof. À moins que ?

Je tente tout de même la question, face à ce vaste tableau qui mêle diversité, racisme, logement, loyers, ascension sociale, revenus, trajectoire personnelle, sens de la communauté, départs et arrivées.

«  À moins que le logement bruxellois ne devienne tellement attrayant qu’il parvienne à garder tout le monde ?  », propose Dirk Geldof, parmi d’autres réponses possibles.

Derrière mon écran, je commence à rire, lui aussi, je peine à m’arrêter. Désolée, c’est nerveux.

Avec le soutien du Fonds pour le journalisme en Fédération Wallonie-Bruxelles.

  1. L’étude mentionnée en début d’article a abouti sur un ouvrage Superdivers Vlaanderen, Geografie van een nieuwe realiteit (Dirk Geldof, Roxanne Vanhaeren, Willemien Van Damme, Brecht Vandekerckhove, Pascal De Decker), paru à l’automne 2023, et plusieurs rapports techniques commandés par le département « Environnement » de l’administration flamande.

  2. En 2022, 44 318 personnes ont quitté la Région bruxelloise pour s’installer ailleurs en Belgique (IBSA, janvier 2023).

  3. 75 % de la population bruxelloise a un héritage migratoire, 61 % d’entre elle est d’origine hors UE27 et 36,9 % ne dispose pas de la nationalité belge (IBSA, janvier 2023).

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