Quand la Belgique a tué Prince

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Cyril Elophe. CC BY-NC-ND.

Aux États-Unis, des milliers de personnes meurent suite à la prise d’opioïdes (Prince, repose en paix). Les pratiques des entreprises pharmaceutiques sont dénoncées et condamnées par la Justice. En Belgique tout serait sous contrôle. Vraiment ? Médor a comme un doute. Enquête cartographique et participative. Vous allez connaître votre douleur.

Année 1957, « docteur Paul » déménage ses pipettes et microscopes à Beerse (province d’Anvers). Sa nouvelle société pharmaceutique cartonne et elle est bien trop à l’étroit chez le paternel, le médecin et homme d’affaires Jan Constant Janssen. L’année suivante, Paul en profite pour engloutir l’entreprise de son père et crée « Janssen Pharmaceutica ».

Président et directeur de recherche, Paul Janssen, 32 ans, est un génie précoce de la molécule. Sa société compte déjà 70 collaborateurs et quelques succès dans la découverte de substances chimiques innovantes, notamment dans les analgésiques (qui suppriment la sensibilité à la douleur).

8 décembre 1960, Beerse. L’équipe de « docteur Paul » bidouille encore dans la structure des molécules opioïdes. À coups d’essais-erreurs itératifs, ils réussissent à synthétiser la molécule au nom de code « R4263 ». Le Fentanyl est né.

Cette molécule est au calmant ce que Mike Tyson fut à la boxe. Son potentiel analgésique est près de 80 fois plus puissant que celui de la morphine ! Commercialisé en 1963 sous forme d’intraveineuse, le Fentanyl soulage les douleurs des patients cancéreux et permet des opérations chirurgicales sans douleur. C’est une avancée considérable dans la gestion du mal.

Un corps dans l’ascenseur

56 ans plus tard, le 21 avril 2016, dans le petit bourg de Chanhassen (USA). Un employé vient de découvrir un corps dans un ascenseur au premier étage du building de Paisley Park. Paniqué, il sort son téléphone, pianote le 9-1-1. Les urgences.

« Oui, nous avons besoin d’une ambulance immédiatement. Mmmh, nous sommes à la maison de Prince. La personne est morte ici. » L’adresse ? L’employé ne la connaît pas.

« Tout le monde est désemparé ici.

Êtes-vous avec la personne qui est…

Oui, cest Prince. »

Ah bravo, docteur Paul ! Le chanteur de Purple Rain est mort d’une overdose de Fentanyl. Une semaine auparavant, l’artiste aurait été hospitalisé d’urgence, recevant un save shot pour contrecarrer une surdose médicamenteuse de Percocet, un anti-douleur à base d’oxycodone.

Oxycodone, Fentanyl. Le king de Minneapolis résume à lui seul le cocktail mortel des opioïdes qui frappent les USA. Car Prince n’était pas le seul à consommer ces anti-douleurs. C’est tout un pays qui se shoote aux calmants. Et par deux voies : la prescription (légale) pour des douleurs chroniques, encouragée par des stratégies agressives des entreprises pharmaceutiques, et le marché noir. Les labos clandestins se sont mis à fabriquer ces substances, moins chères que l’héroïne, et inondent chaque coin de rue des États-Unis.

Aux USA, en juillet 2016, la Drug Enforcement Administration (DEA), chargée de la lutte contre le trafic de drogue, a diffusé un avertissement évoquant « la menace sans précédent » que constitue « l’expansion du marché du Fentanyl », risquant de « provoquer de nombreuses dépendances à d’autres opioïdes et des morts par overdose ». D’après les autorités de l’Ohio, le Fentanyl tuait davantage en 2016 que les accidents de la route.

Toutes situations confondues, 72 000 personnes ont suivi la voie funèbre de Prince en 2017. En novembre 2018, le Time a consacré un numéro spécial à ce qui est devenu un problème de santé publique majeur.

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Couverture du Time sur la crise des opioïdes aux USA
James Nachtwey. Tous droits réservés

Plusieurs médias avancent le chiffre de deux millions d’Américains accros à ces surprescriptions. Pour les personnes à risque (il suffit d’être fumeur) et selon l’INAMI, trois semaines peuvent suffire à déclencher la dépendance.


Graphiques
Nombre de morts par overdoses d’opioïdes sur prescription, entre 1999 et 2017 aux USA.
Graphiques
Nombre de morts par overdoses d’opioïdes, entre 1999 et 2017 aux USA.

Aujourd’hui, les entreprises qui ont commercialisé l’oxycodone sont poursuivies par des États pour avoir caché la dépendance à la substance. La société américaine Purdue Pharma (productrice de l’OxyContin vendu par MundiPharma en dehors des USA) est poursuivie pour ses pratiques commerciales scandaleuses en cours depuis les années 1990. En mai 2007, Purdue a payé une amende de 600 millions de dollars.

Mais des milliers de plaintes restent ouvertes. Au point où ce géant pharmaceutique envisage de se mettre… en faillite pour mettre fin aux poursuites ! Purdue n’est pas la seule société dans l’œil du cyclone. Fin de cet été, le 26 août 2019, l’entreprise pharmaceutique américaine Johnson & Johnson a été condamnée à payer 572 millions de dollars à l’État de l’Oklahoma. Les entreprises Purdue et Teva avaient, elles, préféré sortir le portefeuille et trouver un accord à l’amiable (une amitié qui a un prix : 270 millions de dollars pour Purdue, 85 pour Teva).

Le tribunal civil a estimé que Johnson & Johnson (qui va en appel) a favorisé la dépendance à des médicaments antidouleur au moyen de campagnes de promotion trompeuses. Johnson & Johnson ? Ce mastodonte pharmaceutique américain a racheté la société de… docteur Paul en 1961 et assure près de 5 000 emplois en Belgique, notamment à Beerse.

De quoi nous ramener la crise sanitaire à domicile, sur ce bon Vieux Continent. Les systèmes de santé ne sont pas les mêmes. Ici, nous ne risquons rien. Oxycodone, Fentanyl et même le moins puissant mais très fréquent Tramadol (le Contramal, vous connaissez) seraient sous contrôle.

Vous en êtes sûr ? À voir le graphique ci-dessous de la consommation d’opioïdes en Belgique qui explose, Médor a quelques doutes. La consommation d’oxycodone a presque triplé en cinq ans, l’INAMI tire la sonnette d’alarme. Et les entreprises pharmaceutiques de la douleur continuent à infiltrer recherches et associations en Europe et en Belgique. Le petit Prince est mort. Docteur Paul, dessine-moi du mouron.

Graphiques

Prochain épisode : notre "cartographie du mal".

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  1. «  Prince’s final days included a party at Paisley Park after his brief hospitalization », Los Angeles Times, Rebecca Keegan, Matt Pearce, Richard Winton, 22 avril 2016.

  2. « Fentanyl : un dramatique boom d’overdoses mortelles », Courrier International, 12 août 2016.

  3. «  OxyContin maker preps to ’free-fall’into bankruptcy as settlement talks stall », Site CBC, Thomson Reuters, 4 septembre 2019.

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