L’Empire du mal (épisode 2)

Associations de patients : le cheval de Troie des pharmas ?

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Cyril Elophe. CC BY-NC-ND.

Dans l’épisode précédent : Pour débarquer en Europe et créer un marché des anti-douleurs opioïdes, quelques entreprises pharmaceutiques ont réussi à mettre l’enjeu de la douleur à l’agenda. Et ont créé une opinion publique. Mais sans organisations de citoyens, les pharmas sont démunies… Il leur faut une voix « associative ». La voilà. Ou plutôt les voilà.

Le 6 novembre 2019, dans la prestigieuse salle du Concert Noble, à Bruxelles, des associations européennes de citoyens remettent le « EU Civic Prize on Chronic Pain ». Le prix civique concernant la douleur chronique. Après le drink de bienvenue, trois partenaires ouvrent la soirée : Bart Morlion, président de l’European Pain Federation (EFIC), Liisa Jutila, vice présidente de Pain Alliance Europe (PAE) et Antonio Gaudioso, secrétaire général de l’Active Citizenship Network. Trois associations de patients et/ou d’experts travaillant sur la douleur chronique.

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Le 6 novembre 2019, Concert Noble, « EU Civic Prize on Chronic Pain »
Source : compte Twitter de Maria Giovanna Caruso (Novartis)

Une quatrième personne se tient à leurs côtés : l’Australien Mark Fladrich, « Chief Commercial Officer » et membre du Bureau exécutif de la société Grünenthal.

Nom d’un R2D2 ! Une entreprise pharmaceutique active dans le lobby de la douleur avec le mouvement européen citoyen, c’est normal ? Normal. Que la farce soit avec nous.

1- EFIC : le partenaire fidèle

La fédération européenne de la douleur (acronymisée sous EFIC) est un partenaire fidèle et efficace des entreprises pharmaceutiques. Créée en 1993, présidée par le Belge Bart Morlion, cette association a lancé en 2000 la semaine européenne contre la douleur. Elle représente 35 “sociétés de la douleur” nationales. Elle organise chaque année le Congrès de la douleur. Se revendiquant de près de 20 000 scientifiques, l’EFIC est largement soutenue par les entreprises pharmaceutiques. Ses généreux sponsors s’appellent Grünenthal, Pfizer, Lily, Shionogi ou Boston Scientific. EFIC est financièrement dépendante de ces entreprises pharmaceutiques.

Dans son rapport annuel 2018, la fédération le concède. Face à des rentrées en déclin, elle annonce des changements stratégiques pour améliorer les finances : entre autres diversifier ses sources, développer le congrès annuel, en augmenter le sponsoring, et engager un responsable des relations externes pour « développer des partenariats à long terme avec l’industrie ».

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Source : Rapport annuel 2018, EFIC

La fédération européenne pourra compter sur le soutien de Grünenthal, l’entreprise pharma au blockbuster Contramal (Tramadol), opioïde de niveau deux.

C’est cette même société qui verse chaque année environ 350 000 euros au fonctionnement de EFIC (379 300 euros en 2018), sans compter les participations aux symposiums, bourses ou congrès. Grünenthal était déjà partenaire en 2009 de « Change Pain », un programme de sensibilisation aux douleurs chroniques sévères destiné aux professionnels de santé.

Deux ans plus tard, en 2011, Grünenthal lance avec l’EFIC la « Societal Impact of Pain » (SIP), une plate-forme internationale qui publie entre autres des recommandations politiques. EFIC assure le cadre scientifique. Grünenthal le financement et le « support non financier ».

Les autres partenaires sont les deux associations Pain Alliance Europe et Active Citizenship Network.

2- Active Citizenship Network : des citoyens bien aidés

Active Citizenship Network entend rendre aux citoyens leur place dans le dédale des institutions européennes. Née sur le sol italien, présente sur le plan européen depuis 2001, installée à Bruxelles depuis 2015, elle oeuvre notamment pour que la douleur chronique soit prise en considération au niveau européen. L’association a rédigé en novembre 2002 (avec de nombreuses autres associations européennes) une charte européenne des droits des patients qui comprend le droit d’éviter la douleur et souffrance inutiles : « chaque individu a le droit d’éviter autant que possible la douleur et la souffrance, à chaque phase de sa maladie. »


Parmi les partenaires mentionnées par Active Citizenship Network sur son site, pas de trace d’entreprises pharmaceutiques. Une pure association de citoyens engagés ? Pourtant, le prix créé pour souligner les meilleures pratiques médicales en lien avec les douleurs chroniques a pour partenaire Pfizer et Grünenthal.

Active Citizenship Network recevrait-elle de l’argent (bourses, subventions annuelles, soutien à des projets spécifiques…) d’entreprises pharmaceutiques impliquées dans le lobby de la douleur (Mundipharma, Pfizer, Grünenthal,…) ? Oui. « Nous pouvons confirmer qu’afin de développer notre action politique pendant des années, nous avons reçu le soutien de structures privées, y compris des entreprises mentionnées dans votre question. » Et de renvoyer Médor à une page web qui présente de manière synthétique les comptes annuels, sans mention de partenaires pharma.

Enrichie par la collaboration

Mais quelles entreprises ? Pour quels projets, quel montant ? Active Citizenship Network a promis (le 31 octobre 2019) de revenir vers Médor avec des réponses à ces questions… Médor attend toujours.

Pour autant, l’association européenne de citoyens dit n’avoir jamais pensé être « influencée mais plutôt enrichie par la collaboration », croyant du comme fer à la force du travail en réseau, aux efforts conjoints et à l’approche inclusive qui « ont toujours été notre stratégie gagnante à travers les ans ».

Active Citizenship Network se félicite du travail accompli ces cinq dernières années. « Les derniers Conseil, Parlement et Commission ont été les Institutions qui, dans l’histoire de l’Union européenne, ont montré par des faits le plus d’attention aux besoin des citoyens européens souffrant de douleurs chroniques. »

Ces victoires sont aussi le fruit de l’allié Pain Alliance Europe (PAE).

3- Pain Alliance Europe : la voix des patients…

PAE est une « association de patients ». Elle se présente comme étant « la voix des 100 millions de personnes avec une douleur chronique ». Ces voix sont d’autant plus audibles qu’elles sont supportées par de généreux sponsors : Grünenthal Group, Mundipharma, Pfizer, Boston Scientific, Novartis et Teva.

En 2018, Pain Alliance Europe a reçu près de 200 000 euros de Pfizer (42600) et Grunenthal (150 000). En 2017, en plus des 100 000 euros versés en Belgique, Pain Alliance Europe a touché 57 668 livres de Mundipharma International Limited pour financer des programmes d’éducation de l’European Pain Federation et de l’EFIC, une campagne de sensibilisation de Pain Alliance Europe sur les patients souffrant de douleur et une enquête sur les conséquences socio-economiques auprès de patients souffrant de douleur.


Le président de PAE, le Hollandais (et résident belge) Joop van Griensven, déclare auprès de l’Agence européenne des médicaments un « rôle de conseil stratégique » (rémunéré) auprès de Pfizer et Grünenthal en 2018.

Médor lui a posé le 19 novembre plusieurs questions sur les rapports entre PAE et les entreprises pharmaceutiques. Quel est le détail des contributions des entreprises pharmaceutiques dans PAE ? Qui sont les contributeurs les plus généreux ? Le président van Griensven a répondu que "nous serons très heureux de vous fournir toutes les informations dont vous avez besoin pour nous aider à atteindre notre mission". Médor attend toujours…

Limites de la transparence

L’étiquette « patients » de PAE est pratique pour entrer dans les cénacles politiques. Ainsi, « Pain Alliance Europe » multiplie les événements et contacts avec les députés européens. Avec des résultats probants. En 2017, la plate-forme européenne de l’Union européenne liée à la santé crée un groupe d’experts sur l’impact social de la douleur. C’est EFIC et Pain Alliance Europe, deux structures financées par les labos pharmaceutiques, qui coordonneront la réflexion au sein même d’un outil qui facilite la communication entre services de la Commission et les groupes d’intérêts sur le sujet !

Pain Alliance Europe est une des 35 organisations reconnues par l’Agence européenne du Médicament (EMA) pour représenter les patients. Ce réseau assure une représentativité des patients et consommateurs via un contact direct avec l’Agence. Sollicitée par Médor, l’Agence européenne n’y voit rien à redire. « Beaucoup d’organisations ne peuvent pas fonctionner sans des soutiens extérieurs et nous acceptons qu’ils puissent venir d’entreprises pharmaceutiques, aussi longtemps que ces aides soient réparties parmi le plus d’entreprises différentes, et que l’information soit rendue publique via le site des organisations, par soucis de transparence. » Celle-ci a visiblement des limites. Si une page web indique les « sponsors » de Pain Alliance Europe, les montants versés par les firmes ne sont pas disponibles.

Le lobby des associations européennes a permis de rentrer dans les cénacles européens, de mener des campagnes de sensibilisation à la douleur sur le territoire européen. Ces actions n’étaient évidemment pas tournées de façon ostensible vers la vente de médicaments, mais plutôt sur la prise en charge des douleurs chroniques et de la nécessité de la considérer.

Faut-il y voir un effet collatéral de ces campagnes ?

Une étude d’octobre 2018 constate qu’il existe de grandes différences de consommations entre les pays européens, et que certaines tendances nationales sont à présent à la baisse. Néanmoins, dans la plupart des pays européens, la consommation d’opioïdes a connu une grande progression entre 2004–2006 et 2014–2016. Une progression de… 38 %.

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Avec le soutien du Fonds pour le Journalisme de la Communauté Wallonie-Bruxelles
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